Prologue
Le chêne m’appelait.
La magie avait bercé mon enfance. Elle m’avait encouragée à explorer et chercher une limite dont je ne soupçonnai pas encore l’existence. Et c’était cette magie vibrant dans l’air qui m’avait poussée à courir dans la forêt que ma mère m’avait interdite d’entrer.
— Prudence ! Prudence, reviens ! interpella-t-elle en courant après moi.
J’étais déjà trop loin et je continuai, déterminée à suivre cette voix qui chantait pour moi et moi seule.
— Prudence !
L’appel de ma mère se fit plus lointain, plus paniqué, et j’hésitai. Je ralentis ma course et trébuchai entre les racines d’arbres mille fois plus vieux que le village où on habitait. Face à moi, des petites fleurs bleues tremblotèrent sous la brise. La voix portée par le vent résonna plus fort et fit danser les bourgeons en forme d’étoile.
J’allais en attraper quelques-uns quand ma mère arriva, sa respiration haletée.
— Prudence ! Ne pars pas comme ça ! Tu sais que tu n’as pas le droit d’aller trop loin dans la forêt !
Elle m’approcha pour m’aider à me relever. J’ignorai ses paroles pour pointer le lit de fleurs fascinantes :
— Qu’est-ce que c’est ?
— Des myosotis, répondit-elle en reconnaissant la plante.
Je voulais en ramasser quelques-uns, pour l’auberge, quand on entendit au loin des chevaux et son expression s’assombrit. En un instant, elle me prit dans ses bras et se releva pour partir au plus vite. Avant qu’elle n’ait pu faire quelques pas, des cavaliers arrivèrent et nous entourèrent pour nous bloquer. Leurs armures vertes et bleues se fondaient dans le paysage. Ils commencèrent à tournoyer autour de nous, tel un carrousel menaçant.
— Taŵth da’kashä faneirkes ! s’écria le premier elfe dans sa langue.
— Kalä’keh, ir…bafouilla-t-elle, cherchant le peu de vocabulaire qu’elle possédait en elfique. Je n’avais aucune intention de commettre le moindre mal ! Veuillez m’excuser ! Je suis Catherine Bunker, je gère l’auberge à l’entrée du village de Lamania ! continua-t-elle.
Le silence résonna, étouffant même le son lointain que j’étais la seule à entendre. On ne pouvait pas distinguer l’expression de l’elfe derrière son casque. Sa voix resta dure, même lorsqu’il s’exprima dans la langue commune :
— Que faites-vous ici ? Vous êtes au-delà des frontières du Royaume de Belo. L’accès à Lómáwen est interdit aux étrangers.
— Je ne voulais pas faire le moindre mal ! C’est… c’est l’anniversaire de ma fille et elle… elle est partie vers la forêt.
L’elfe porta son attention sur moi. Il leva la main et immédiatement, la demi-douzaine de cavaliers s’arrêta. Le vent souffla dans les arbres.
— An ek silmalari othi lelöri, maïke ŵth af bogirkes, ordonna-t-il à deux de ses hommes. Mes compagnons vont vous accompagner jusqu’à la frontière. Ne venez plus ici. Les temps sont dangereux.
Ma mère s’empressa de suivre les deux gardes elfes sur leurs montures. Ils nous accompagnèrent au-delà du pont qui traversait le fleuve Calnaïa marquant la frontière entre le Royaume de Belo et les terres elfiques de Lómáwen. Notre village se trouvait au croisement de quatre grands contrées et les routes étaient toujours prisées par les marchands… mais pour la première fois, une file noire, sans fin, de nains, s’étendait. Leurs expressions étaient sombres et misérables, leurs visages étaient recouverts de poussière et striés de larmes encore humides. Ce n’étaient pas des marchands, mais des familles entières, des soldats, des blessés transportés dans des chariots qui étaient remplis avec autant d’effets personnels que possible…
Ma mère me serra plus fort contre elle. Plus que l’effroi de cette vision d’exode, je me souvenais clairement de l’expression de son visage, remplie d’une détresse absolue.
— Que… que se passe-t-il ? demanda-t-elle dans un souffle.
L’un des elfes qui nous avaient accompagnées se tourna vers nous d’un air désemparé.
— L’Empire de Sombor a décidé de passer à l’attaque. Le royaume des nains de Dharndum est tombé. Ce sont les survivants, ils cherchent sans doute à trouver asile auprès des nains de Mulrim. Dorénavant, ne pénétrez plus sur le territoire de Lómáwen sans autorisation… nous ne serons pas aussi cléments la prochaine fois.
Ma mère courut jusqu’à la petite colline au sommet de laquelle se trouvait l’auberge bondée. Quelques nains étaient là, racontant les batailles et la fuite, les terrifiants orcs et la détresse d’avoir perdu leurs proches. Les quelques marchands qui avaient traversé la frontière du Royaume de Belo, et presque tout le village de Lamania, étaient rassemblés pour écouter les récits atroces. Ma mère, et les autres employés de l’auberge, étaient débordés et elle m’envoya dans ma chambre, pour ne pas entendre toutes ces histoires. Au lieu de m’y rendre, je continuai de grimper jusqu’au grenier pour ouvrir la fenêtre tournée vers le nord. La file sans fin du peuple déchu s’étendait jusqu’à l’horizon où de la fumée noire s’élevait encore, loin, loin au-delà des étendues de collines que je ne pouvais pas encore assimiler.
Je n’avais que cinq ans lorsque j’assistais à cet évènement. Bien que cela appartenait à l’Histoire de Dareia, une sombre et triste ligne pour les nains abattus, j’étais trop jeune pour saisir l’horreur de ce que je voyais. La vision de cette procession de nains anéantis par la perte de leur royaume continuait de me hanter.