Prologue: Éliana

  « Entends ma voix, Ô cruel spectre de la mort !

Toi qui as emporté les espoirs de la vie,

De cette âme pure et belle, tu t’es ravie.

De toute existence, tu ne laisses qu’un corps.

 

Et nos larmes mortelles ne font que déplore

l’être éphémère qui depuis lors est parti.

Il s’en est donc allé loin d’ici, sans un cri.

Il n’avait ni peines, ni rancœurs, ni remords.

 

Ses ailes ne se déploieront plus dans le ciel,

Libéré de ses entraves matérielles

Son corps frêle et gracile était resté sur Terre.

 

Ô voile de la mort qui sépare les êtres,

Es-tu vraiment pour notre monde salutaire ?

Peut-être un jour, petit oiseau, vas-tu renaître… »

 

  Le vent emportait ce chant par-delà les hauts murs du manoir, tandis que le corps inerte d’un rossignol reposait entre ses mains froides. Ses yeux d’ébène posaient un regard sans émotion sur les restes de cette vie consumée, alors que le spectre de la mort rodait dans la brise du matin. Rien de ce qu’elle dirait ou ressentirait ne changerait les lois immuables de l’existence mortelle. Pourquoi continuer inlassablement à s’accrocher à cette vie vaine ? Pourquoi fallait-il que la fatalité nous emporte loin de ceux qu’on aime ? Et surtout, pourquoi était-elle irrémédiablement liée à l’au-delà ? Elle sentait, en elle, l’appel d’une force qui la dépassait, qui la terrifiait.

  Elle entendit une voix narquoise la héler au loin, comme le sombre avertissement de sa chute vers la réalité. Son corps tremblait alors qu’elle se levait difficilement de l’herbe, où perlait  encore la rosée du matin. Le vent caressait son visage d’albâtre, tandis que le souffle du monde faisait onduler sa chevelure de jais. Ses foulées devenaient plus amples et sa respiration haletante, à mesure qu’elle accélérait. Elle fuyait. Elle fuyait la vie. Elle fuyait son existence. Elle fuyait ses bourreaux, symboles de son rejet par la société. La voix s’éloignait, mais ne la quittait pas. Ses yeux s’embuaient de larmes, troublant sa vision et se fondant dans l’image de l’immense lac céruléen qui s’étendait devant elle. Elle était prise au piège face à son destin. La vaste étendue d’eau, reflet immuable des changements du temps, l’empêchait d’avancer. L’onde calme de l’étang tranchait avec le désarroi de son cœur.

— Tu ne peux plus nous fuir, Ciara.

  Elle tremblait. Elle tremblait de peur, d’effroi et d’appréhension. Elle tremblait de rage, de révolte et d’indignation. Elle n’avait rien fait, alors pourquoi fallait-il tant la détester ? Pourquoi ne devait-elle lire que du mépris dans le regard de son frère et de ses amis ? Les liens du sang ne semblaient être qu’une affabulation, tel un doux conte de fée auquel elle ne croyait plus depuis longtemps.    

  Le jeune garçon s’approcha doucement d’elle, avant de lui arracher brutalement l’oiseau des mains. La carcasse frêle semblait prête à se briser sous la poigne de Reagan.

— Arrête !  hurla-t-elle impuissante.

  Son frère lui jeta un regard rempli de dégoût et de haine. Dans ses yeux azur, Ciara ne voyait que la laideur de la société. Un société qui l’abhorrait pour son altérité. Une société qui rejetait son apparence. Un société qui rejetait la notion même de son existence. Était-elle fautive d’être née ainsi ? Était-ce un crime que ses cheveux et ses iris se teignent d’encre?  Était-ce un crime d’arborer ce corps, rappelant les Unseelies ?  Les adultes murmuraient sur la fillette aux allures du peuple ennemi. Les enfants l’ostracisaient en réponse aux rumeurs qui courraient au sein de la haute société.

  Ses pensées et ses émotions s’entremêlaient dans un tourbillon informe qui engloutissait toute raison. Elle voulait se jeter sur celui qui n’avait de frère que le nom. Elle voulait sauver les restes de ce petit être. Elle voulait se sauver. Elle voulait tant de choses qu’elle n’aura jamais. Elle le savait.

  Reagan resserra son étreinte sur le rossignol avant d’envoyer le cadavre se noyer dans les abysses de l’étang. Seul l’impact de la dépouille sur l’onde calme rompait le silence du monde. Ciara se sentait comme vidée de toute force. Elle n’avait plus le courage de lutter, de hurler. Elle n’était qu’une spectatrice impuissante de l’avilie des Hommes. Ils se disaient Seelies. Ils se disaient bons et miséricordieux. Ils se disaient descendants du peuple de lumière. Elle ne voyait qu’un peuple abandonné par la Nature, dépouillé de sa magie, et corrompu par les préjugés. Si leurs ancêtres étaient décrits comme des Faes aux dons prodigieux, il ne restait maintenant plus qu’une société dépourvue de toute magie, de toute âme.

  Ses pas la conduisaient instinctivement sur la rive du lac, cherchant des yeux le pauvre rossignol. Une main agrippa alors sa tête. Ses oreilles bourdonnaient, tandis que l’eau s’engouffrait dans ses poumons et enserrait sa poitrine. Ses paupières closes ne lui renvoyaient que l’abîme sombre de son existence. Son souffle la quittait à mesure que ses lèvres laissaient s’échapper un cri étouffé. Accompagnée de la seule ombre de son malheur, la lumière semblait avoir disparu pour la laisser s’enfoncer dans le bourbier de ses sentiments. Un bourbier dont elle ne pouvait s’extraire, et dont la laideur était à son image. L’image d’une fillette apeurée. L’image d’une fillette détestée. L’image d’un monstre que la société avait créé.

  Sa vision se brouillait, tandis que ses derniers fragments de conscience semblaient la quitter. Il n’y avait plus rien, si ce n’est le doux baiser de l’au-delà prêt à l’emporter. Ceux qui affirmaient que la mort était hideuse et monstrueuse ne l’avait jamais côtoyée, sinon ils sauraient. Ils sauraient ce qu’elle savait. Ils sauraient qu’elle est belle et maternelle. Sa caresse était plus tendre que celle des vivants. Son étreinte l’enveloppait d’une chaleur qu’elle n’avait jamais connue. Et son murmure bienveillant la plongeait dans l’oubli même de ce qu’elle était.

  Une douleur lancinante se fit alors sentir. Sa tête fut projetée violemment en arrière, et ses poumons commencèrent à la brûler. Elle respirait à nouveau, mais à quel prix ? Le prix d’une destinée qu’on lui imposait. Elle devait vivre. Pourtant, une partie d’elle aurait préféré que tout s’arrête. Elle toussait et criait son malheur. Cependant, rien n’y faisait. Elle continuait d’avoir mal.

  Une silhouette familière se découpait dans le paysage. Même si elle avait du  mal à l’admettre, la flamme d’un espoir vain s’était allumée en elle. Ciara rampa difficilement vers cette femme à la chevelure mordorée et aux iris émeraudes.

— Mer… Merci… mère, bégaya-t-elle le souffle encore coupé par l’eau.

  La dame posa son regard sur cette enfant couverte de boue, avant de se tourner vers le petit garçon caché dans ses jupons.

— Ne t’approche pas d’elle. Et toi ne m’appelle pas comme ça, lança-t-elle à  la jeune fille.

  Sur ces mots et sans se retourner, sa mère s’en alla, accompagnée de son fils et des enfants des amis de la famille, venus présenter leur respect au duc et à la duchesse de Mulryan. Au loin, le bruit des conversations joyeuses résonnait tristement à ses oreilles. Elle n’avait plus la force de pleurer. Elle était résignée.

— Dé… Désolée, murmura Ciara, bien que plus personne ne puisse l’entendre.

  Elle s’effondra dans l’herbe humide ; et ferma, le temps d’un instant, ses yeux obsidiennes. Les rires des convives, le gazouillement des oiseaux, le chant du vent vibraient en elle. Elle ressentit alors un souffle effleurer sa nuque. Lorsqu’elle reprit connaissance, elle tomba nez-à-nez avec une jeune fille aux longs cheveux rappelant le soleil à son zénith, et aux yeux plus clairs que le ciel lui-même. Elle rit, avant de lui tendre timidement une main pour l’aider à se relever.

— Tu t’appelles comment ?

  Ciara n’en revenait pas. Pourquoi lui adressait-elle la parole ? Voulait-elle se moquer d’elle ? Elle ne ressentait aucune animosité, juste une curiosité malicieuse. Cet être, sortit des légendes des temps jadis, était tout ce qu’elle n’était pas et tout ce qu’elle voulait être. Elle était l’incarnation même des descendants Seelies.

— Ciara… Et toi ? demanda l’enfant encore secouée par la brutalité du monde.

— Moi, c’est Éliana.  

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Saphir
Posté le 01/02/2025
Hey Amber !

Je trouve que ce prologue est une incroyable mise en bouche ! On ressent parfaitement bien la détresse et le désespoir de Ciara, à laquelle on s'attache immédiatement.

Ton style d'écriture est très poétique, fluide et super agréable à lire, ça donne vraiment envie de se plonger dans ton univers. Je lirai la suite avec grand plaisir !

À bientôt !
Amber Frosth
Posté le 01/02/2025
Merci beaucoup. Ça me fait très plaisir. J'espère que tu apprécieras la suite.
À bientôt.
Amber Frosth
Posté le 01/02/2025
*fais
Edouard PArle
Posté le 03/11/2024
Coucou Amber !
J'ai trouvé ton prologue très réussi. Ta plume est poétique, tragique dans ce prologue avec les noires pensées de ta narratrice désespérée. Son univers et tous ses proches sont d'une terrible cruauté. Et pourtant, la fin du chapitre est plus lumineuse, promet une amitié et des espoirs. Elle résonne parfaitement avec le titre du prologue. Ca donne envie de découvrir la suite !
L'idée du poème du début est plutôt cool, ça résonne bien avec ce qui suit.
Mes remarques :
"inlassablement à s’accrocher à cette vie veine ?" -> vaine
"Elle fuyait ses bourreaux, symbole" -> symboles
"Elle voulait tant de choses qu’elle n’aura jamais." très belle phrase
"Ils se disaient descendant" -> descendants
"dépouillé de leur magie," -> de sa magie
"sinon il saurait." -> ils sauraient
"Il saurait qu’elle est belle et maternelle. Sa caresse était plus tendre que celle des vivants." très jolie tournure !
Un plaisir de découvrir ta plume,
A bientôt !
Amber Frosth
Posté le 06/11/2024
Merci beaucoup. Je m'occupe de corriger cela dès que possible. En tout cas, je suis contente que le prologue t'ai plu, et j'espère que ce sera aussi le cas pour la suite. Et désolée pour les fautes.
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