Prologue | La chute d'Éole

“ There's no surrender
and there's no escape.
Are we the hunters ?
Or are we the prey ? ”

Ruelle, Game of Survival.

Une végétation dense t’entoure à mesure que tu avances à l’aveugle dans la jungle. À chacun de tes pas, tu sens tes bottes s’enfoncer dans l’humus moite et boueux. Ta traversée est accompagnée par le bruissement des feuilles, le bourdonnement d’insectes gros comme ton pouce et les cris lointains d’animaux sauvages. La chaleur humide et étouffante de la mi-automne fait suer chaque parcelle de ton corps, c’est désagréable, mais tu ne perds pas ton objectif de vue. À tes côtés, Gabe, ton bras droit, scrute les environs avec la même vigilance que toi. La jungle est oppressante. Ses arbres, immenses, forment un toit dense qui bloque la lumière du soleil et plonge votre route dans une pénombre constante. Des lianes s’entrelacent autour des troncs et des fougères géantes tapissent le sol. Le parfum terreux de la végétation en décomposition imprègne l’air. Chaque respiration est un rappel de la nature hostile qui vous entoure.

Vous parcourez la planète à la recherche d’artefacts magiques depuis des mois, avec une bande de fidèles amis. Aujourd’hui, vous suivez une piste prometteuse : Éris a caché sa Pomme de la Discorde en ces lieux inhospitaliers. Les aveux d’une sorcière et une boussole enchantée vous ont menés ici. Après des heures de marche, vous n’avez toujours pas déniché de pomme, mais l’espoir de posséder cette relique vous pousse à continuer malgré la fatigue. Le silence tendu qui s’est posé sur vos épaules depuis votre arrivée t’oppresse également, alors tu le brises.

— Bon… Si cette pomme de malheur se trouve vraiment dans le coin, il faut qu’on décide quoi en faire.

Gabe te lance un regard chargé d’intentions.

— C’est évident. Aucun de nous ne sait comment se servir d’un artefact et ça serait trop risqué de tester ses capacités… On l’apportera aux dieux. On pourra enfin marchander une place plus grande et plus honorable à l’Olympe.
— Tu sembles avoir bien réfléchi à la question…
— Le plan a toujours été de surplomber les dieux, non ? Nous avons suffisamment été leurs sbires. Cette relique est notre porte d’entrée.

Sans que tu l’aies anticipé, l’atmosphère devient électrique. Les prémisses de la frustration naissent en toi.

— Et qui de nous deux aura le privilège de leur proposer un marché ? tu demandes, cynique. Tu sais aussi bien que moi qu’ils n’accorderont leur grâce qu’à celui qui tiendra la pomme. Si nous sommes deux, ça ne fonctionnera pas.
— Justement, je me disais que je pourrais…

Un rire amer t’échappe et coupe Gabe dans son élan. Il s’arrête brusquement, t’obligeant à te retourner pour lui faire face. Tu hausses un sourcil, avant de reprendre la parole.

— Pourquoi penses-tu que tu devrais avoir cette chance ?
— Parce que j’ai toujours été là, à tes côtés. Parce que j’ai prouvé ma loyauté encore et encore. Tu me dois bien cette faveur.

Tu serres les poings, une certaine colère t’envahit.

— Et moi alors ? Tu crois que je n’ai rien prouvé ? Que je n’ai pas sacrifié autant que toi ?
— Ne me fais pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais on ne serait pas aussi près de notre but, si je n’avais pas déniché cette sorcière ou si je ne t’avais pas cédé ma boussole.
— Donc, selon toi, je devrais te regarder avoir tout le mérite sous prétexte que tu as, un peu, participé au bon déroulement de notre quête, c’est ça ?

Gabe passe une main dans ses cheveux en bataille, essuie la sueur de son front, puis soupire.

— Ce n’est pas juste une question de mérite.
— Ah oui ? tu reprends, acerbe. Qu’est-ce que c’est dans ce cas ? Une question d’amour ? Tu es vraiment persuadé que les dieux te donneront de l’importance parce que tu as une relation amoureuse avec Éole ?

La mention d’Éole fait grimacer Gabe, et tu sais que tu as touché un point sensible quand il préfère garder sa réplique pour lui au lieu de te répondre. Son comportement t’agace profondément.

— Ils vont nous utiliser comme ils l’ont toujours fait ! D’ailleurs, je suis sûr qu’Éole se joue de toi aussi ! Elle veut juste passer un peu de bon temps et donner un peu de saveur à son immortalité. Tu n’es qu’un objet. Quand elle n’aura plus besoin de toi, elle te jettera aux oubliettes, que tu aies trouvé une pomme ou non.

Le visage déformé par la colère, il s’avance vers toi.

— Elle m’aime. Elle m’aime comme jamais elle n’a aimé un homme. Elle m’aime comme jamais elle n’aimera un homme. Et si tu m’aimes aussi, si tu es vraiment mon meilleur ami, tu m’accorderas cette faveur. Tu me céderas la place à l’Olympe.

La fureur grimpe en flèche dans ton corps et t’électrise. Tu ne sais pas si c’est parce que la Pomme de la Discorde est tout près, si ses pouvoirs ont un effet néfaste sur toi, ou si ce que tu ressens en vrai, mais tu laisses l’explosion se produire dans ton esprit. Tu fais un pas vers Gabe, menaçant. Il ne recule pas et, très vite, sans que vous le vouliez vraiment, une bagarre éclate. Aucun de vous ne retient ses coups. Le sang bouillonne dans tes veines. Tu frappes, tu esquives, tu ripostes. Tes poings heurtent le corps de ton meilleur ami, de plus en plus fort. Ses os craquent sous tes phalanges. Tu es impitoyable, brutal et sauvage.

— Arrête… je t’en prie…

Tu ignores les supplications de Gabe. La colère te rend sourd, aveugle, absent. Et quand Gabe s’effondre, l’incrédulité, le désarroi et la déception mélangés dans ses yeux, tu saisis la gravité de la situation. Le choc de ce qui vient de se passer, de ce que tu viens de faire, t’ébranle. Ta nausée apparaît en même temps que tes regrets. Lorsque tu te penches pour vomir, une présence se fait soudainement sentir dans ton dos.

Elle est là.

Éole.

Tu n’as pas besoin de te retourner pour le savoir. Son aura divine envahit l’espace et elle t’oblige à la regarder. Elle est aussi magnifique que Gabe te l’a décrit. Ses cheveux argentés flottent autour d’elle comme des fils d’étoiles. Ses yeux métalliques sont glacés et étincellent d’une douleur sans fin. Ses ailes diaphanes battent furieusement dans l’air. Elle porte une robe d’un blanc immaculé, qu’elle n’hésite pas à souiller pour se mettre à genoux aux côtés de son amant.

— Non… Gabe. Reste avec moi. S’il te plait… murmure-t-elle, un torrent de larmes s’écoulant sur ses joues.

Elle pose ses mains sur les blessures de ton équipier, dans l’espoir de le sauver, mais elle sait autant que toi que c’est inutile. Ses pouvoirs ne sont pas ceux d’Asclépios ni ceux d’Apollon. Son amour pour Gabe transparaît dans chaque geste, chaque mot soupiré à son oreille… jusqu’à ce qu’il rende son dernier souffle.
La douleur et la rage prennent le dessus.

— Comment as-tu pu… ? Il était ton meilleur ami !

Sa voix résonne comme un coup de tonnerre dans la jungle. Elle se redresse et se tourne vers toi, ses traits transformés par le besoin de vengeance. Rapidement, les vents tourbillonnent autour de toi et balaient tout sur leur passage. Éole déchaîne une tempête contre toi. Tu luttes autant que tu peux, invoquant la magie de ton mentor. Tes éclairs ne font cependant pas le poids contre les pouvoirs de la déesse. Arme au poing, tu te jettes alors sur elle afin de l’immobiliser. Elle te repousse d’un revers de main et accentue la violence de ses bourrasques. Dans un ultime geste de défense, tu lèves ton épée, qui s’enfonce, à ta plus grande surprise, dans la chair d’Éole. Un hoquet lui échappe et ses yeux s’écarquillent, mais elle ne se résiste pas. Pire encore, elle se laisse coulisser jusqu’à la garde.

Le silence retombe, lourd et oppressant.

Éole s’écroule quand tu retires ta lame de sa poitrine. Ses ailes frémissent une dernière fois. Son corps repose sur le sol, ses orbes grands ouverts te fixant avec une colère éternelle. Tu restes là, figé, la respiration coupée. Les secondes s’étirent, interminables. Tu attends un signe de vie, un mouvement, un souffle… Mais rien ne vient. L’horreur te submerge finalement. Tu recules d’un pas, puis de deux. Tu refuses de croire à ce que tu vois. Une déesse, morte, par ta main. Ça te semble impossible. Les dieux ne peuvent pas périr et, pourtant, Éole gît là, à tes pieds. Son ichor, devenu aussi pourpre que ton propre sang, se mêle à la boue. La réalité qui te frappe est d’une violence inouïe. Tu comprends lentement que tu as commis l’impensable. Ces êtres célestes que tu as servis toute ta courte existence ne sont pas invulnérables. Ils peuvent être tués.

Un nouveau sentiment naît en toi. Bien plus sombre, bien plus dévastateur que tout ce que tu as ressenti auparavant. Une ambition démesurée. Une soif effroyable. Tu vois désormais clairement tout ce que tu pourras accomplir. Il ne s’agit plus simplement de marchander une place à l’Olympe. C’est beaucoup plus grand, beaucoup plus puissant. Tu sais, au plus profond de toi, que tu es destiné à bien plus que ce que les dieux avaient prévu pour toi. Et eux, en revanche, ne sont pas prêts pour le chaos que tu comptes engendrer…