Le ciel avait pris une étrange et inhabituelle teinte orangée, de gros éclairs le déchiraient spasmodiquement, suivi d’éclats de tonnerres assourdissants, lesquels généraient des explosions de lumière aveuglante. La terre était régulièrement percutée par de fantastiques coups de boutoir qui l’écorchaient et creusaient de larges sillons avec la facilité d’un enfant glissant ses doigts dans le sable. Un vent d’une rare violence balayait la végétation, pourtant séculaire, en déracinant les gros arbres comme on arracherait une mauvaise herbe, et les envoyait voltiger jusqu’aux confins de leur univers, à travers les insondables brumes elles mêmes. On assistait à la fin d’un monde. Son monde…
Emï’s’Eln contemplait cette apocalypse avec sidération et incompréhension. Ses longs cheveux violets battaient au vent, dans l’anarchie la plus totale. Ses longues nattes, qu’elle entretenait habituellement avec tant de soin et de fierté, s’étaient transformées en un véritable enchevêtrement filasseux. Sa peau arborait à présent une teinte violacée, couleur très inhabituelle quand on connaissait les conditions de vie très fastes de son peuple. Un bruit proche la tira de sa torpeur.
— Emï’s’Eln ! Tu es là ! s’écria la femme avec soulagement. Emï’s’Eln eut à peine le temps de se retourner que sa mère la prenait dans les bras et la serrait farouchement contre elle.
— Mais où étais-tu passée ? Nous t’avons cherchée partout… peu importe.
Elle prit le temps d’observer sa mère ; après tout, quand en aurait-elle de nouveau l’occasion ? Ses pommettes avaient délaissé leur bleu pâle traditionnel pour adopter un teint rosé. Elle la fixait avec son habituel regard bienveillant. Sa coiffure était irréprochable, ne cédant pas un pouce aux éléments déchaînés. Elle portait une magnifique robe dans les tons vert-jaune, qui s’accordaient parfaitement avec sa peau claire. A son cou pendait un médaillon, orné de trois cercles entrelacés. Aussi loin qu’elle se souvienne, sa mère avait toujours affiché ce bijou. Elle était impeccable, comme toujours ; comme l’exigeait son statut de créatrice. Après tout, elle n’était pas n’importe qui.
— Nous… nous avons des choses à t’expliquer… et peu de temps pour cela, reprit-elle le regard soudain fuyant.
— Tout va bien, ça va aller. Ne t’inquiète pas ma fille.
Emï’s’Eln se tourna doucement vers l’origine de la voix. Son père, d’habitude si fringant, si invulnérable, paraissait aujourd’hui crouler sous le poids des années ; si tant est que la notion d’âge signifie quelque chose dans un monde comme le leur. Son front était livide. Non, tout ne va pas bien père, songea Emï’s’Eln. La couleur ne ment pas.
Les Daënides étaient un peuple intègre, par la force des choses. Leur peau délicate, d’un bleu pastel, ne mentait jamais. Le moindre changement d’humeur entrainait immanquablement une variation de leur pigmentation. Vous étiez heureux ? Vous deveniez jaune lumineux. Triste ? Votre bleu s’accentuait singulièrement. Blanc pour inquiet, rouge pour la colère, violet pour la peur. L’intégralité du cercle chromatique y passait, et pour peu que vos émotions soient confuses ou contradictoires, vous pouviez parfois afficher de curieuses nuances. La pire couleur étant le vert pâle, le teint du mensonge… vivement condamné par leur communauté. Comment régir une société lorsque la moindre de vos pensées est lisible sur votre visage ? Par l’honnêteté. Le conseil des anciens était donc juste, œuvrant dans l’intérêt de tous. Personne n’avait jamais de doute sur l’impartialité des décisions prises par leurs dirigeants, et les désaccords étaient rares. Incroyable comme une pigmentation un peu capricieuse pouvait rendre un monde idéal ! Ça, et la magie bien sûr…
Qu’auraient-ils été sans elle ? Pour commencer, leur monde lui-même était baigné de magie. Bordé de brumes quasiment impénétrables, leur univers se situait hors de l’espace et du temps lui-même. Vous pouviez marcher des lunes durant sans jamais arriver à ses limites ; alors que paradoxalement, quelques pas vous permettaient de contempler les mondes primitifs à travers les brumes. Ce qui était bien pratique quand on considérait le fait que la population était en constante expansion : l’idée d’habiter un monde extensible était plutôt séduisante. La magie circulait également à travers chacun. Elle se déclinait en sept arcanes majeurs qui leur permettaient de plier les éléments à leur guise. Modifier leur apparence corporelle, réguler le climat ou encore animer des objets neutres par la pensée n’étaient que quelques exemples de leurs capacités.
— Ta mère et moi, nous allons devoir partir quelques temps.
Les paroles de son père rappelèrent Emï’s’Eln à la réalité avec violence. Elle le regarda frotter distraitement son médaillon entre deux doigts. Celui-ci représentait pour sa part un symbole infini, non fermé. Ce qui était plutôt drôle dans un monde où on vivait éternellement.
— Partir ? Mais où ça ? Où pourrions-nous bien aller pour échapper à… ça.
D’un geste, elle désigna les immenses crevasses qui écartelaient la lande d’ordinaire si paisible.
— Dans les brumes ma fille. Nous allons traverser les brumes. Mais malheureusement… Tu ne pourras pas nous accompagner.
— Je ne comprends pas… les brumes ? répéta Emï’s’Eln soudain paniquée. Mais pourquoi ? Et comment d’abord, c’est impossible ; il est déjà difficile d’y plonger le regard, alors les franchir ? Et… sans moi ?!
Sa peau avait carrément viré au violet foncé.
— L’Intemporel approche Emï’s’Eln, il a déjà réduit bon nombre de nos compagnons au gris… Il a vicié leur cœur et leur esprit par ses paroles sournoises et enjôleuses.
Les traits de son père s’étaient brusquement durcis, d’une couleur à la fois rouge et vert foncé. Colère et mépris.
— Mais pourquoi partir ? Pourquoi les brumes ? Vous m’avez vous-même expliqué que chaque fois qu’on observait les mondes primitifs, un peu de magie se déversait sur eux ! Que chaque fois que nous nous penchions sur eux, nous altérions leur évolution. Que se passera-t-il si vous y trouvez refuge ?
Et surtout, pourquoi sans moi ?
— C’est… compliqué.
Le visage de sa mère était devenu imperceptiblement orange. De la honte ?
— Regarde notre monde ! s’écria son père. Notre terre saigne, elle se meurt ! Il n’y a plus rien pour nous ici. Tu sais que nous sommes les créateurs ma fille, et à ce titre, nous ne pouvons en aucun cas nous permettre de prendre le moindre risque, il en va de la survie de nos semblables. De tous les Daënides.
Il avait retrouvé sa fermeté habituelle, d’un être qui ne souffrait pas la contradiction, assuré que sa légitimité lui donnait forcément raison.
— Mon bleuet, soupira sa mère. Seule la survie des créateurs peut assurer la sauvegarde de notre monde. Et puis qui sait ? Les anciens parviendront peut-être à endiguer la menace que représente l’Intemporel.
Les créateurs étaient les premiers Daënides à être apparus. Quand ? Comment ? Même eux étaient incapables de répondre à cette question. Du moins le laissaient-ils entendre. Toujours est-il qu’ils étaient à l’origine de leur civilisation. Ils avaient d’abord donné vie aux anciens, qui avaient à leur tour contribué à la croissance de leur peuple. En ce qui la concernait, c’était différent. Elle était la concrétisation de leur amour, engendrée par un acte charnel et assumé, calqué sur l’étrange rituel auquel s’adonnaient les créatures des mondes primitifs pour se reproduire. En un certain sens, elle était unique ; chaque Daënide était l’enfant des créateurs, mais elle… elle était davantage. Et ces créateurs, les personnes les plus sages de l’univers, et accessoirement ses parents, lui annonçaient maintenant qu’ils allaient lâchement l’abandonner.
Emï’s’Eln se sentit soudain submergée par une colère sourde, un picotement sauvage remonta le long de sa colonne tandis que son épiderme virait au pourpre.
— Et vous vous avouez vaincus !? Sans même chercher à combattre !? Vous décidez égoïstement de délaisser votre peuple, votre héritage, sans…
— Il suffit ! la coupa sèchement son père. Pauvre ignorante… que penses-tu savoir de notre monde ? Quelle leçon crois-tu pouvoir nous dispenser avec ta ridicule expérience de la vie !? Tu n’existes que depuis peu et déjà tu estimes pouvoir nous faire la morale !
— Je sais que même les peuples primitifs ont davantage de noblesse que vous ! siffla-t-elle avec rage.
— Tu vas trop loin Emï’s’Eln, gronda sourdement son père. Il est maintenant temps pour toi d’apprendre à…
Une phénoménale déflagration retentit non loin, projetant la famille au sol. Hébétée, la créatrice se releva.
— Nous n’avons plus le temps Jaël’s’Nir, il faut se dépêcher maintenant. Mais comment a-t-il pu nous retrouver ? rajouta-t-elle affolée. Nous avons été si discret, nous avons fait si attention…
Emï’s’Eln se remit péniblement debout, et se sentit tout à coup agrippée par les deux mains. Son père et sa mère lui maintenaient fermement chacun un bras.
— Que faites-vous ? Que se passe…
Les mots s’étranglèrent dans sa gorge, son corps se raidit et fut parcouru de tremblements sporadiques. Une intense…douleur ?... la traversa, alors que sa peau adoptait une couleur inconnue jusqu’à présent ; une horrible sensation dont elle ignorait l’existence venait de l’assaillir. Du coin de l’œil, elle pouvait voir son père, l’air fermé, psalmodiait des mots indistincts.
Il incantait.
Mais quelle était donc là cette magie ? Il ne s’agissait pas de l’un des sept arcanes, c’était quelque chose d’autre, quelque chose qu’elle ne connaissait pas, mais qui la fit frissonner d’effroi. Un effort surhumain lui permit de tourner la tête et d’apercevoir sa mère qui sanglotait.
— Lâche moi… Maman… s’il te plait… supplia-t-elle le regard implorant.
Mais loin de céder à sa supplique, sa mère resserra son étreinte sur son frêle poignet. Soudain, dans un ultime soubresaut, ils la relâchèrent et elle s’effondra lourdement sur le sol. Elle se sentait vidée, et une douleur lancinante lui martelait le crâne. Toute colère l’avait désertée. Ne subsistait qu’un sentiment de trahison et de… souillure….
— Entends-nous à présent, ton comportement puéril aurait pu être responsable de l’extinction de notre lignée. Donc écoute bien et tais-toi.
Comme si j’avais encore la force de répondre, songea-t-elle avec amertume.
— Nous t’avons protégée. Du moins, en partie. Dans la limite de nos pouvoirs. Même si les anciens réussissent à contenir l’Intemporel, je doute qu’ils ne puissent grand-chose contre sa malédiction. Mais toi, tu en seras préservée… partiellement.
— Mon bleuet… ce que nous allons te demander, nul parent ne devrait avoir le faire et… aucun enfant à le supporter…
Eljä’s’An éclata en sanglots. Elle continua néanmoins.
— Nous sommes conscients du sacrifice que nous t’imposons, mais sache que c’est l’unique solution. Toute autre voie nous reconduirait inexorablement vers le Néant. Nous avons exploré chaque méandre du futur… et nous avons peu d’espoir.
Jaël’s’Nir vint à l’aide de son épouse.
— Ton rôle sera de guider notre peuple jusqu’à nous. Contrairement à ce que tu penses, nous ne vous abandonnons pas, mais il nous faut nous éloigner afin d’être en capacité de préserver notre héritage. Tel sera ton fardeau.
Eljä’s’An se baissa et vint déposer un baiser sur la joue de sa fille, et lui glissa à l’oreille :
— Retrouve nous… n’oublie pas.
Ne vous inquiétez pas Mère, chacune de vos paroles restera gravées au fer rouge au plus profond de mon âme… Vous y avez veillé.
Elle releva péniblement la tête, le temps d’apercevoir ses parents se diriger vers les brumes. Etait-ce la douleur qui troublait sa vision, mais les créateurs lui parurent soudain vieux, et fragiles. Elle sombra dans les ténèbres tandis que lui parvenaient au loin des hurlements de terreur.
C'est vrai qu'on entre vite dans le sujet, mais tu verras que la suite est assez différente. Le décors sera davantage posé par la suite.
A bientôt^^
Et merci.
Ne t'en fais pas, les prénoms compliqués ne sont que sur ce chapitre, les prochains seront bien plus simple^^
A très vite j'espère!
Je suis tombée par hasard sur ton histoire qui était sur la page d'accueil et je ne sais pas pourquoi, mais le hasard a voulu que je lise le premier chapitre. J'ai trouvé ce chapitre super, tu as une belle plume et l'histoire a l'air superbe !
Merci beaucoup pour ta visite et ton petit mot, ca fait plaisir!
A bientôt j'espère!
Un premier chapitre très intéressant !
J'ai une petite réserve sur le passage ou le père insulte sa fille. Il devait se douter qu'elle réagirait comme ça, pourquoi une telle colère ?
Pour le reste, j'ai beaucoup aimé ce prologue qui entre dans l'action sans attendre.
L'idée de la pigmentation des peaux est géniale, ça ouvre des tonnes de possibilités au niveau du scénario. J'ai hâte de voir ce que tu vas en faire !
Je ne sais pas si on va garder la même protagoniste dans les premiers chapitres ... ou pas. Enfin je verrais bien^^
Une petite remarque :
"reprit-elle le regard soudain fuyant." virgule après elle
Bien à toi !
Et merci de ta visite!
Je ne suis pas encore totalement satisfait de ce prologue, j'ai encore quelques modifications à y apporter. Content que tu apprécies le concept en tout cas!
A bientôt!
On entre directement dans le vif du sujet, j'adore ça!
Le concept des sentiments influant sur la pigmentation de la peau est très original. J'entrevois des foules d'intrigues à partir de cette idée.
Je ne vois pas grand chose à améliorer dans ce prologue. Peut-être, éventuellement, rajouter après le deuxième paragraphe et avant les premiers dialogues quelques lignes sur les réflexions de Emï’s’Eln. Cela pourrait créer plus instantanément encore de l’empathie pour l’héroïne.
Les dialogues sont fluides et je pense que je vais m'inspirer de l'idée de mettre en italique les pensées non exprimées.
Et merci pour ton commentaire!
Je suis content que le concept te plaise, même si pour la suite, l'histoire va prendre une autre direction. Du moins pour le moment.
En ce qui concerne les mots en italiques, je n'ai pas inventé grand chose. C'est un procédé que je reprends à des auteurs que j'apprécie. Ca marque bien la différence il me semble.