Prologue - Partie 1

Par Miel

SORORA

Sorora couvait entre ses deux paumes une main frêle et pâle comme la neige.

Sorora tenait entre ses doigts la main de son père, Varnik le sculpteur de glace.
Une main malade.

Une main froide.

Une main mourante.

Le regard de la jeune fille contemplait le visage de son père, détaillant ses joues creuses, et ses yeux clos avant de s'attarder sur son torse. Celui-ci était nu, recouvert au côté gauche par une fine compresse en lin ensanglantée. De révolte, les dents de Sorora se plantèrent dans ses lèvres, déchirant leur fine enveloppe de chair pour laisser le sang perler. Varnik, inconscient, dormait d'un sommeil profond depuis plus de la moitié d'un solstice hivernal et son état ne cessait d'empirer.

Pourquoi les anges, émissaires de Oslile, avaient-ils permis qu'une telle catastrophe se produise ? songea Sorora en se remémorant des événements passés. C'était lors des premiers jours de froideur, dans les plaines où l'on trouvait des grottes aux parois gelées. Varnik, se faisant vieux, était accompagné de sa fille pour extraire la glace des murs rocheux. Tout semblait se passer pour le mieux. Varnik et Sorora se disputaient comme à leur habitude, ponctuant chaque phrase par un trait bien senti. De manière soudaine, un des stalactites qui peuplaient le plafond dentelé de givre se détacha et chuta, pour transpercer le poitrail du vieil homme. Sorora se souvint du cri de son père, un cri strident amplifié par l'écho d'une caverne, un cri de douleur qui terrassa le silence de la plaine. Dès lors, tout s'enchaîna. Aidée par des hommes et des filles du village, Sorora transporta son père chez le guérisseur. Veste et chemise ôtées, l'homme examina le sculpteur de glace avant de déclarer gravement :

« La glace s'est ancrée dans le cœur de ton père. Si j'enlève la stalactite, le corps et le cœur se videront de leur sang, et ton père mourra en quelques minutes. Si je laisse la stalactite, ton père survivra pour le solstice d'hiver avant de mourir à petit feu lors de la période des Floraisons : le gel deviendra eau à mesure que les températures augmenteront, et ton père aura des saignées de plus en plus abondantes avant s'éteindre brutalement. Tout ce que je peux faire, c'est lui administrer des graines de belladone pour prolonger son état d'inconscience et lui éviter de trop souffrir. «

Sorora se souvint là encore. Elle se souvint de ces mots qui heurtèrent son cœur, comme pour le broyer et le réduire en cendre écarlate, en pigment de rage et de douleur. Tout s'agitait, tout grouillait en elle. Elle sentait des vagues de mot, des phrases se presser autour de ses lèvres.

« Vous ne pouvez pas le laisser dans cet état agonisant sans rien faire, déclara-t-elle alors, laissant transparaître sa colère. Je refuse de le laisser dans cet état de semi-mort, Deturi. Vous ne pouvez pas l'abandonner à son sort, les bras croisés.

- Ce n'est pas une question d'abandon, Sorora. C'est une question de vie et de mort. Pour sauver une vie, il faut en risquer une autre. Aucun des habitants de ce village ne voudra risquer la sienne. Je ne peux pas risquer la mienne puisque c'est moi qui détiens le secret de chaque remède. Ta mère, quant à elle, n'est plus toute jeune et je doute sincèrement qu'elle accepte te voir risquer ta vie pour sauver celle de ton père. Si tu ne reviens pas, Glycine aura perdu son mari et sa fille. Est-ce vraiment cela que tu veux, Sorora ?

- Mon père est un homme buté au caractère rude mais au cœur d'or. Quand j'étais petite et que je tombais malade, il était toujours à mon chevet avec ma mère. Ma mère laissait en plan sa taverne. Lui, il abandonnait sa pioche et son bloc de glace, pour être là, près de moi. Ma mère me racontait les légendes de la région tout humidifiant mon front avec l'eau fraîche du puisatier. Lui m'observait silencieux, l'air inquiet. Il n'arrêtait pas de faire des allers-retours entre ma chambre et votre demeure. Vous ne l'avez jamais vu ses gros doigts glisser dans mes cheveux quand j'avais peur, vous ne l'avez jamais entendu me chanter des chansons à boire avec sa voix la plus grave pour me faire rire. Alors je crois que mon père mérite que je risque ma vie pour lui. Je dois le faire. Pour vous, c'est une folie. Pour moi, c'est une nécessité. Si je peux guérir mon père, je suis prête à en payer le prix de ma vie. Lui et ma mère auraient fait la même chose pour moi. »

Le regard du guérisseur plongea dans les yeux de Sorora et s'y ancra comme pour chercher une ombre de crainte et d'incertitude cachée derrière ses pupilles. Mais les yeux de Sorora restèrent durs.

Sorora se souvint de ce silence qui s'enracina dans la demeure de Deturi.
Les secondes s'éternisèrent.
Les corps se figèrent.
Le temps et l'espace étaient en suspension.

Le soupir du guérisseur résonna finalement dans la pièce et le monde reprit vie.
Ce soupir précédait les mots et les réponses.
Des mots qui allèrent s'inscrire dans son cœur à mesure qu'ils étaient prononcés.

« Pour sauver ton père, il faut remplacer son cœur avec un autre cœur, brûlant et vif protégé par Trois Murs mortels et accessible à la période des Floraisons. Il faut remplacer son cœur par le cœur de flamme. »

Dès lors, tout s'enchaîna très vite. Les souvenirs jaillissaient, étincelles éphémères dans son esprit. Les mains nervurées de Deturi, la carte parcheminée qu'il lui remit, et les joues de sa mère ruisselantes de larme à l'annonce de l'incident. Tout s'accélérait.

Le temps défilait dans l'esprit de Sorora et les cris de terreur de Glycine qui emplissaient la nuit semblaient se confondre avec les promesses du lendemain tirées dès l'aube. « Non je ne partirai pas, non je n'irai pas, je resterai ici ». Promesse qu'elle démentait au plus profond d'elle-même, chaque jour, en silence.

Chaque soir, dans la chambre, Sorora percevait un bruit, un pas, une lumière puis un soupir avant le retour de l'obscurité. Glycine allait et retournait, cheminait dans le couloir pour revenir dans sa chambre avant de rebrousser chemin en hâte en entendant un gémissement. Aux premières lueurs du jour, Sorora la découvrait, dormant sur le parquet du couloir, surprise par le sommeil.

Le temps défilait dans l'esprit de Sorora, et elle observait les traits de Glycine s'affaisser, se creuser et pâlir sans pouvoir les ranimer. Lasse, sa mère ne parlait presque plus si ce n'était pour manifester ses craintes lorsque Sorora visitait son père chez le guérisseur et s'enquérir de l'état de son mari lorsqu'elle en revenait.

La mort prenait ses quartiers dans le corps de Varnik et s'insinuait dans l'esprit de Glycine.

Tenant la main de son père endormi, Sorora se souvint de tout cela et raviva chaque blessure, chaque hurlement que sa mémoire tentait d'obscurcir.
La rage se nourrissait du passé, elle le léchait, le rongeait jusqu'à la sève.
Oublier signifiait pour Sorora étouffer la hargne qui brûlait en elle. Oublier, c'était mourir.
Alors elle se rappelait pour survivre. Pour survivre avant d'atteindre ce cœur de flamme.
 

Coupant court aux réminiscences de la jeune fille, une légère brise s'engouffra dans la pièce, à laquelle se mêla le chant innocent et mélodieux des oiseaux. La porte s'était ouverte pour laisser place à Deturi, revenu de sa cueillette. Des fleurs aux mille couleurs emplissaient sa sacoche et des feuilles se mêlaient à sa chevelure argentée.
Le guérisseur lança un regard lourd de sous-entendus à la jeune fille que cette dernière réceptionna par un signe de tête.


La Période des Floraisons s'était annoncée.
Il était temps.
 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
rbk-2002
Posté le 20/07/2024
J'ai commencé à lire cette histoire juste par curiosité.
Mais je ne regrette pas, j'aime beaucoup se mélange d'aventure, de sauver les hommes... Incroyable
Vous lisez