Prologue - Partie 2

Par Miel

CHALIBE 

Granit contemplait la mer de roses transparentes, encore en boutons, qui s'étendait sur toute la clairière. Elle scintillait, imprégnée des rayons du soleil levant et renvoyait l'éclat de l'aube sur son visage de pierre. Au loin, le Géant entendait les gazouillements insouciants des Hélicées. Le chef, le buste, les jambes et les bras de ces petits hommes étaient sertis de plumes rougeoyantes et dorées tandis qu'aux extrémités de leurs omoplates se mouvaient de fines ailes irisées.

« Ne les trouves-tu pas adorables ? C'est comme cela que les Hommes devraient vivre... Hors de tout mal, de toute souffrance ».

Au son de cette voix cristalline, l'être de roche esquissa un sourire éphémère qui laissa place à la lassitude d'entendre ce propos qu'il considérait comme dénué de sens.

« Aurore... soupira-t-il sans se retourner, nous en avons déjà discuté... Notre rôle est de protéger la Création...

- ... Et non pas de lui retirer sa liberté d'action, ça fait deux décennies que tu es de l'avis des Anges qui m'ont reproché cette métamorphose... Mais tu aurais dû les voir, comme ils ployaient sous le poids des Brumes contenues dans les épines !! Leurs corps, leurs esprits étaient petit à petit souillés par le poison des Samidoriens, ils peinaient à atteindre l'antidote céleste que nous avions fabriqué !! La haine, le désespoir les hantaient, déchiquetant la moindre parcelle de leur être ! Ils ne trouvaient plus la lumière, il fallait que je la leur donne ! »

Granit leva les yeux au ciel en suppliant Oslile de lui conférer la patience nécessaire. Depuis vingt Floraisons, il s'évertuait à faire comprendre à Aurore qu'elle devait rendre aux Hommes métamorphosés leurs apparences et leurs souvenirs. Et la Nymphe refusait.

« Mais as-tu songé au prix de ton intervention ? En prenant leur vie, en emportant avec toi leurs souvenirs pour leur créer une nouvelle vie bien établie, bien rythmée où ils n'ont plus à se préoccuper de rien. Ils sont enchaînés, ils mènent une vie d'insecte.

- Tu n'as pas vu ces humains déchirer leurs peaux et pleurer de douleur, répliqua Aurore d'une voix sombre. Tu n'as jamais entendu leurs hurlements d'horreur. Je suis intervenue pour leur offrir ma protection. Je ne les ai forcés en rien, c'est eux qui ont pris la décision de devenir des Hélicées, Granit, et ...

- Bien évidemment, l'interrompit-il agacé, tu leur proposes une vie de miel et d'oubli au moment crucial, où ils souffrent mais où leurs forces peuvent se décupler. En leur facilitant la tâche, tu les restreins, tu ne les aides pas à mûrir. Ils perdent leur raison d'être, et leurs confrères, ex-humains, leur font savoir que tu les as béni, que tu es une sorte de divinité qui leur a donné la mission ultime de s'occuper de roses de verre et de métamorphoser en un des leurs les quêteurs du Cœur de Flamme.

Le Conseiller des Âmes se tourna alors pour faire face à la Gardienne de la Nature qui se tenait derrière lui. Son visage translucide faisait ressortir les éclats rosés incrustés dans ses iris. Miroitant la lumière solaire, ses cheveux d'or étaient ceinturés à sa taille par des fleurs tressées. Ils cascadaient sur ses épaules, ruisselaient sur son buste pour finalement se relever en une infinité de boucle à ses pieds. Et une fois encore, malgré son exaspération, le Géant ne put s'empêcher de trouver sa Sœur de Création sublime, à l'image de la Nature.

- Je ne suis pas devenue leur déesse, Granit, assura-t-elle. Je suis restée la même Nymphe, une Nymphe qui s'est manifestée lorsque leurs vies étaient en péril. Et si c'était à refaire pour Chalibe que tu mènes aux Trois Murs Mortels, je n'hésiterai pas à envoyer les Hélicées le sauver.

- Justement non. Ni toi ni les Hélicées n'interviendrez. Vous le laisserez lutter comme un homme pour obtenir le Cœur de Flamme. Qu'il trouve la Lueur que nous avons inséré dans les pétales ou qu'il devienne Perverti, il sera maître de ses choix durant sa vie jusqu'à son dernier souffle. C'est ainsi qu'Oslile a voulu les Hommes, les Nymphes, et les Géants. Il nous a voulus tous libres. Et il t'a laissée libre de les métamorphoser en te faisant savoir son désaccord par le biais de nos Pères. Alors satisfais sa volonté et laisse les hommes libres. Laisse mon protégé libre d'arbitrer sa vie comme il l'entend.

- Nul ne revient de la quête du Cœur, martela-t-elle en secouant la tête. Les rares qui ont la force nécessaire pour survivre au Premier et au Deuxième Mur Mortel, meurent dans d'atroces souffrances, épuisés, avant d'avoir pu toucher le don d'Oslile. Et l'enseignement des Géants prônent le mouvement de la Création et non le carnage de la Destruction ! Est-ce vraiment cela que tu souhaites pour Chalibe, pour l'enfant que toi et ton peuple avez élevé ?

- Notre enseignement prône la lutte pour la Vie quand elle est possible. Ici, c'est le cas. Et nous avons armé Chalibe. Il le désire, il en est capable et je l'amène aux Trois Murs Mortels par amour pour lui, parce que je respecte sa décision. Et il en est de même pour mon peuple, déclara l'être de roche en plongeant ses pupilles de marbre blanc dans les yeux d'Aurore

- Il est trop faible !! Pour l'avoir allaité quand les Anges me l'ont amené, je sais que son corps est fragile. Et vous osez l'envoyer dans la gueule de ceux qui ont dévasté sa famille et l'ont ensorcelé en se servant d'une Pervertie, s'indigna la Nymphe. Les Samidoriens, par pur sadisme, peuvent le fissurer, le déchiqueter, le détruire avant de dévorer son âme pour le laisser mourir, à bout de force, en Perverti dans un des Murs Mortels ! »

Granit observa longuement l'inquiétude qui assombrissait les yeux d'Aurore avant de saisir ses mains nébuleuses dans les siennes.

« Aurore... Connais le nom de ce bouclier que nous, Géants, fournissons aux hommes démunis pour lutter lorsque les Samidoriens s'en prennent à leur vie et détruisent tout ce qu'ils possèdent ?

- Non, mais je pense qu'ils ...

- Le rire. Nous leur donnons le rire. Et Chalibe n'en a pas été dépourvu.

- Tu crois vraiment qu'il aura encore la force de tourner en dérision son malheur ? Tu le crois vraiment, Granit ?

- Il est plus endurant que tu ne l'imagines...Aurore, Chalibe place tous ses espoirs dans cette quête. Je le connais, moi aussi, depuis qu'il se tient sur ses deux pieds. Il est capable de leur faire face. Il va nous revenir vivant et sauvé, affirma-t-il avec un ton qui se voulait assuré. »

Le Géant de Pierre jeta un regard sur le jeune homme endormi. Allongé sur l'herbe à quelques enjambées de lui, son corps de métal réfléchissait la teinte orangée du ciel qui laissait entrevoir une infime parcelle d'azur.

Bientôt il n'y aurait plus que du bleu, le bleu glacial du matin.
Un bleu qui grifferait les pupilles et brûlerait les rétines
Un bleu qui étirerait sournoisement les épines des roses pendant que le soleil ouvrirait d'une caresse leurs pétales.

Et il faudrait le réveiller pour le quitter. Revenir auprès des siens et espérer qu'il revienne en chair et en vie. Espérer qu'il ne meure pas.

A cette pensée, Granit sentit tout son corps de roche se comprimer. Il lâcha les mains de la Nymphe. Ses lourdes paupières s'abaissèrent, et les fragments de saphirs, de quartz, de diamant qu'elles retenaient jusque-là se révélèrent, dévalant ses joues pour toucher le sol dans un tintement.

Deux bras vaporeux enveloppèrent la moitié de son corps et des milliers de gouttes d'eau pure glissèrent sur ses épaules grisâtres ; appuyant son front éthéré contre le torse rêche du Géant, Aurore pleurait. Les bras de Granit s'enroulèrent alors délicatement autour du cou de la Nymphe pour se refermer sur sa nuque. Leurs corps imbriqués, l'un contre l'autre, ils partageaient cette douleur lancinante qui fissurait la roche et saccadait l'air.

Et unis dans leur peine, ils versaient leurs larmes sur le sort de l'homme qu'Aurore avait nourri, que Granit avait élevé. Ils versaient leurs larmes sur l'enfant qu'ils avaient aimé et qui était destiné à choisir entre mourir ou risquer la mort.

La souffrance les écartait du monde. Ils n'entendaient plus, ne voyaient plus, ne percevaient plus.

Ils étaient seuls, isolés dans leur silence.

« Je lui laisserai le choix, si c'est ce qu'il veut vraiment. Je retiendrai les Hélicées. Et je leur rendrais leur forme humaine et leurs souvenirs si Chalibe s'en sort, murmura enfin Aurore, dans un sanglot. »

Et en guise de réponse, comme une prière, la voix grave de Granit chuchota ces quatre mots :

« Il va s'en sortir. »

 

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