C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. Couru d'avance, comme une évidence. Le simple fait d'être aussi stupide devrait être purement et simplement interdit par la loi.
Téléphoner au volant n'a jamais et ne pourra jamais être une bonne chose, on nous le répète à longueur de temps et pourtant, c'était notre habitude à tous les deux. Honte à nous, on l'avait bien cherché après tout.
Une habitude qui ne nous a pas quitté pendant trois ans.
Dès que l'un d'entre nous prenait la route, on se ruait sur notre téléphone. En mode Bluetooth bien évidemment, pour se raconter des choses sans importance.
La pluie et le beau temps, une idée de plat à préparer pour le prochain repas, un film qu'il fallait absolument regarder, les prochaines vacances à préparer. En ce début de journée, je m'étais lancée dans la préparation d'une tarte aux noix de pécans caramélisées lorsque Nathan est parti sur les routes. Cela ne faisait même pas cinq minutes qu'il était parti que nous avions déjà lancé notre appel. Ce n'était pas bien mais on ne pouvait pas y résister, l'envie était bien plus forte
que la raison. Une habitude qui nous a animé pendant trois bonnes années, pour ensuite nous anéantir à jamais.
Avec Nathan, notre relation a été sans égal. Beaucoup de silence entre nous, mais ce silence semblait symboliser tout notre amour. On se comprenait en un seul regard, on n'avait pas besoin de mot pour vivre heureux tous les deux. Nous étions habitués à s'écouter respirer alors, quand l'un de nous partait, ce bruit nous manquait. Il fallait combler ce manque de toute urgence. C'est ainsi que les premiers appels sur la route ont commencé à exister. Pour le meilleur et surtout pour le pire. Comment avons-nous fait pour être aussi stupide ?
C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. J'ai toujours vécu à Strasbourg, de ma naissance jusqu'à mes 27 ans. Une bonne partie de ma vie sur les terres alsaciennes, à entendre tous les jours plusieurs langues en même temps, manger des tartes flambées sur les terrasses des restaurants entre amis, boire de la bière et affirmer haut et fort que nous ne sommes ni français ni allemands, mais alsaciens et fiers de l'être. J'ai toujours entendu mon père parler avec l'accent typique de cette région, un accent qui l'oblige à parler fort et à allonger les syllabes. Ma mère, quant à elle, n'est pas née en Alsace. Avec les années, elle aurait pu parler comme tout autre, mais elle a réussi à garder son franc parler parisien. Il nous arrivait de ne pas les comprendre quand, pris par l'ivresse, ils se lançaient tous deux dans une discussion enflammée. Je me demande même s'ils arrivaient eux-mêmes à se comprendre.
L'amour a toujours été puissant entre mes parents. Et, très sincèrement, j'espérais un jour connaître ce même amour avec une personne. J'espérais que nos silences nous rapprocheraient autant que les différences d'accents de mon père et de ma mère les ont rapprochés. Peut-être étais-je déjà à l'époque bien trop naïve.
J'ai fait mes études à Metz car j'ai eu besoin de changer d'air. L'Alsace, c'est bien joli mais je voulais aller voir ailleurs si l'herbe était plus verte. Après plusieurs années à bouger dans toute la France, à faire des stages et formations aux quatre coins du pays et des voyages à l'étranger avec des amis de ma promotion, je suis revenue ici, à Strasbourg, là où tout a commencé. Avec mon diplôme en poche et mon poste de professeur de lettres, je souriais déjà de toutes mes dents face à ce bel avenir prometteur que je voyais devant moi. Avec mon appartement devant la cathédrale, je ne pouvais pas rêver mieux pour commencer ma toute
nouvelle relation amoureuse avec Nathan, cet homme rencontré un beau soir dans un bar.
Nous avons rapidement emménagé ensemble dans mon petit appartement. Commercial de profession, son travail l'obligeait à partir régulièrement en déplacements.
Ma vie s'est rapidement transformée en une vie d'attente. Attendre ses appels, attendre qu'il revienne, attendre le moindre signe de lui. C'était son passe-temps, sillonner les routes de France tout au long de l'année. Je ne pouvais pas lui en vouloir, moi c'était la littérature, lui c'était les affaires. De ce fait, il n'était jamais à la maison. Je vivais donc comme une célibataire, mais une célibataire qui manquait de sa liberté. Dans chacune de mes actions, je vivais seule. Mais, dans mon cœur et dans mon esprit, nous étions deux. Lors de mes cours, mon esprit
ne m'appartenait pas, j'avais toujours l'esprit ailleurs. Une partie de moi-même se demandait s'il allait bien, c'était comme si son visage m'empêchait de m'ancrer dans la réalité. Et pour cause, il était ma raison de vivre, mon essence. C'est très cliché cette vision de l'amour, mais cette image semblait se rapprocher de l'amour qui régnait entre mes parents. Et j'étais tellement fière de me dire que mon premier vrai amour était sûrement le bon. Dès le tout début, j'ai eu besoin de le sentir auprès de moi. Le fait de le savoir loin me rendait littéralement malade pendant plusieurs jours.
C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. Nathan me téléphonait
généralement tard le soir. Alors, sage et amoureuse comme je l'étais, j'attendais patiemment son appel quitte à me priver de sommeil. Cette action était entièrement volontaire de ma part, je préférais dormir moins, voire pas du tout plutôt que de louper son appel. Cette habitude me remplissait de bonheur lorsque le téléphone sonnait enfin, tout comme elle était le fruit de ma destruction. Le manque de sommeil est rapidement devenu un problème dans ma vie, mais je préférais le masquer en me gavant de caféine. Après tout, j'avais le temps de rattraper mon sommeil lorsque Nathan revenait à la maison.
On s'aimait mais on ne parlait jamais d'avenir. Ni de mariage, ni d'enfant, ni même de projets communs. Rien de tel, cela avait la fâcheuse tendance à l'énerver. Pour le peu de temps que je le voyais, je préférais aborder des sujets plus légers pour que nous puissions passer du bon temps. Ou alors, le silence s'en occupait à notre place et seul le bruit de nos respirations se faisait entendre dans mon petit appartement. Pour faire court, notre vie a toujours été banale, simple et sans complexe. Je prenais sur moi d'aller dormir sur le canapé lorsqu'il ronflait trop fort pendant la nuit et surtout, je n'en disais pas un mot le lendemain
matin. Rien ne servait de déclencher une dispute, nous nous voyions déjà si peu.
Nathan était un homme continuellement fatigué, le moindre bruit l'agaçait, cela en devenait maladif. Une porte qui se fermait un peu trop fort, une assiette qui se cassait, l'eau de pluie qui coulait sur les fenêtres mal insonorisées, moi qui me cognais l'orteil dans le buffet de la salle à manger. Tout l'agaçait et il fallait faire extrêmement attention à ne pas le déranger. Une vie rangée et sans folie, rêvée pour certains et moquée par tant d'autres. On était heureux de cette façon. Notre vie se résumait donc uniquement à quelques sorties au restaurant par-ci par-là,
quelques prises de tête sur le prochain film à aller voir au cinéma. Comme je finissais toujours par céder, cela arrangeait considérablement les choses. En revanche, je me refusais de céder sur les repas organisés par ma famille. Pour rien au monde je n'acceptais qu'il n'y assiste pas et, bien malgré lui, c'était lui qui finissait par céder. Nathan n'avait plus de famille et c'était bien malheureux. Personne à aller voir, personne à qui téléphoner. Aucun Noël ni fête d'anniversaire à assister de son côté. Je me suis donc toujours sentie obligée de l'inclure au maximum dans ma famille, et je le faisais de bon cœur. Mes parents l'adoraient, et je me disais que Nathan ne voulait pas d'enfants parce qu'il n'avait jamais connu la joie de vivre dans un foyer heureux.
C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. Au volant, on ne téléphone pas, on reste vigilant et on ne détourne pas les yeux de la route. La règle est simple, non ? Et pourtant, car il y a toujours un «et pourtant » à chaque histoire destinée à se finir dans les larmes et la douleur, Nathan s'est toujours obstiné à faire l'exact opposé aux choses rationnelles. Et moi, folle d'amour et de naïveté, je l'ai suivi sur cette dangereuse pente.
L'avantage de se parler par téléphone est que je ne pouvais pas voir son expression exaspérée quand je lui racontais quelque chose qui me touchais émotionnellement parlant. Autant vous dire que j'ai toujours été une grande rêveuse, un rien me fascine. Il peut s'agir d'un coucher de soleil particulièrement éblouissant ou d'un film d'amour sur fond de maladie. Le vent dans les carillons du balcon de la voisine qui renvoient ce doux tintement mélancolique, l'odeur si caractéristique de la pluie après une averse. Toutes ces petites choses simples de la vie qui ont fait que Nathan préférait ne pas répondre à mes excès émotionnels. Alors, à la place, je préférais en écrire des poésies. Des petits textes que je gardais tout au fond d'un tiroir et que je n'ai jamais montré à personne. Nathan ne l'a jamais su, tout comme il ne me parlait pas des contrats qu'il signait pendant ses déplacements.
Lors du dernier déplacement de sa carrière, et surtout de sa vie, il était à Toulouse. Un matin où je savais qu'il n'allait pas rentrer avant plusieurs jours, je me suis levée à six heures du matin avec une folle envie de faire quelque chose de mes mains. Alors, je me suis affairée en cuisine pour faire une tarte aux noix de pécans caramélisées. Lorsque mon téléphone a sonné, je venais de mettre la tarte dans le four. J'avais trente minutes devant moi avant que le minuteur en forme d’œuf ne sonne. C'était le 1er juillet 2018, le soleil commençait à se lever et la journée s'annonçait déjà chaude.
C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. Mon téléphone a sonné, j'ai
décroché et, toute contente, je lui ai dit que je venais de faire une tarte. Cela l'a fait rire, pourquoi faire une tarte à six heures du matin ? Je lui ai répondu que j'irais voir mes parents dans l'après-midi, je n'aurais qu'à apporter ma tarte en même temps. Il me prenait souvent pour une folle, et cette histoire de tarte n'en faisait pas exception.
Et c'est alors que je l'ai entendu, ce bruit qui allait me hanter jusqu'à la fin de ma vie. Ce bruit si fort et violent qui m'a bouché les tympans et fait saigner mes oreilles pendant plusieurs jours. Le choc de l'accident, un bruit de métal dû à l'impact entre la voiture de Nathan et un autre véhicule. Ensuite, les vitres se sont brisées en mille morceaux suivis du souffle coupé de Nathan qui n'avait pas eu le temps de voir les choses venir. Puis, plus rien.
Le néant.
Je me souviens avoir crié, l'appeler désespérément, sans obtenir la moindre réponse de sa part. Au loin, le bruit des sirènes qui s'approchaient trop lentement. Bien trop lentement.
Il était déjà trop tard.
C'était une idée stupide et on le savait tous les deux. En ce 1er juillet 2018, ces derniers mots complètement dénués de sens au vu de l'atrocité qui était sur le point de se produire n'allaient cesser de me hanter. Encore maintenant, je peux me souvenir de sa voix moqueuse qui me disait,
« Carina, tu devrais aller consulter un psy. Il n'y a rien de normal dans le fait d'avoir la phobie des libellules. "
Dans notre vie parfaite, un grain de sable venait de s'introduire dans l'engrenage.