« Pas une misérable tombe vide pour Hubrecht et Michal… Pas d’obsèques pour Gebhard et Oswald… Pas une lettre à la famille de Hans et Yerri… pas même une inscription sur le fronton de notre foutue cour d’honneur pour Lars, Franz, Ewald, Lydéric… à peine un souvenir qui finira par se faner dans notre esprit, et j’en suis rendu à croire que le plus vite possible serait le mieux… Toi, tu pourrais m’en libérer, n’est-ce pas ? Tu l’as déjà fait ? »
Le 1er Ours s’adressant à la 1ère Vipère, citadelle de la Mondlicht-Turm, Alpes autrichiennes, janvier 1878.
Il y avait encore du brouillard sur les toits enneigés de Königsberg, en ce matin de février 1878, lorsque deux jeunes femmes descendirent de la diligence, enchaînées, traînées par le brigadier chargé de les confier aux gardiens de la prison.
La première était une arnaqueuse célèbre des deux côtés de la Baltique, là où la seconde était une immonde meurtrière. Plus précisément, celle-ci avait assassiné le second mari de sa mère dans son propre lit, en le frappant à l’aide d’une bouteille vide, avant de s’acharner sur lui au point de lui faire sortir les yeux des orbites. Les enquêteurs furent choqués d’un tel élan de barbarie, un soir où la mère était au foyer, occupée à débarrasser la vaisselle d’un repas entre voisins dont les invités venaient juste de repartir. Toutefois, l’instruction du dossier fut vite bouclée, car le profil de la coupable suffisait à comprendre le déroulé des faits, et les Prussiens n’avaient pas l’intention de s’attarder sur le cas de cette Polonaise. Nora Vanska avait grandi à Cracovie, au sein d’une famille d’employés œuvrant au service de la prestigieuse dynastie des Kochanowski, jusqu’à ce funeste soir de 1864.
Quelques semaines après son dixième anniversaire, son père périt aux côtés de son patron dans la révolte contre l’occupant autrichien, tandis qu’elle voyait la ville en feu depuis les fenêtres de la demeure où ses proches purent se réfugier. Six mois plus tard, elle dut abandonner ses amis pour suivre sa famille dans ce nord peuplé d’Allemands, chez une cousine mariée à l’un d’entre eux. Sa mère ne mit d’ailleurs pas longtemps à retrouver un mari, malgré les caprices de l’adolescente, incapable de tourner la page comme ses cadets ni de supporter un déracinement pareil. Nora finit par être exclue de son école où elle prit néanmoins le temps de se forger des fréquentations douteuses, assez pour se tailler une place parmi les bandes de réfugiés ou de délinquants. Bien sûr, son physique lui valut bientôt l’attention des proxénètes, mais son caractère farouche et son audace la préservèrent de ce vice, afin de mieux la plonger dans la boisson ou les drogues en tous genres, puis les vols ou les trafics. Durant près de dix ans, elle vécut ainsi de petit travail ou de délits, parfois chez des amis, parfois chez ces parents quand sa mère insistait pour l’héberger. Seulement pendant tout ce temps gâché, le monde avançait à une vitesse fulgurante autour de Nora, à l’image de son frère envoyé étudier à l’université nouvelle de Munich-B, comme son autre frère avant lui.
Là-bas, les deux jeunes hommes observèrent les merveilles d’une molécule récemment découverte au fond de certaines montagnes, un liquide aux effets aussi incroyables qu’infinis : le LM. Une fois mélangée à d’autres réactifs, celui-ci pouvait guérir des blessures terribles ou produire des engrais stupéfiants, réduire la faim ou la fatigue, améliorer les capacités physiques et sensorielles, immuniser aux gaz mortels ou aux maladies, accélérer les grossesses ou ralentir les premiers signes de la vieillesse pour ne citer que les premières découvertes de l’Humanité à son sujet. Évidemment, Nora la connaissait pour ses puissants effets psychotropes, puisqu’une simple microgoutte de LM transformait la vodka en une liqueur divine, une ambroisie aux effets d’amphétamines, sans gueule de bois ni séquelles désagréables sur le corps. Mais réussir à s’en procurer n’était pas facile, ce trésor liquide valait des milliers de marks au litre et le monde entier ne comptait que six grands gisements — trois dans les Alpes et trois autres répartis entre l’Himalaya et le Viêt-Nam. En Germanie, l’écrasante majorité du LM venait de la célèbre base militaire d’Innsbruck-01, située en Autriche, mais gérée par un département de recherche bilatérale entre les Empires allemand et autrichien, le Reichforschlung-Abteilung — surnommé le RFA. Étant donné l’importance et la puissance de cette molécule, cette institution impériale n’était pas uniquement chargée de l’extraire, elle était censée veiller à son étude, sa conception puis sa distribution, toujours sous les directives scientifiques et le protocole adéquat. En bref, cela n’avait rien à voir avec la situation dans d’autres pays d’Europe, là où la firme de Solar Gleam inondait ses propres cliniques de nouvelles pilules à promouvoir.
Toutefois, les militaires du RFA ne pouvaient empêcher les importations clandestines ou les fuites de stocks, en dépit de leurs entrepôts de plus en plus sécurisés ou des peines sans cesse plus sévères. Plusieurs connaissances de Nora avaient déjà risqué leur vie pour voler une petite bouteille de ce produit, certains avaient même disparu lors des attaques de convoi, désormais protégés par des soldats. Heureusement, elle n’avait pas besoin de recourir à de telles extrémités afin d’obtenir assez de LM pour distraire son existence insouciante, puisqu’il lui suffisait d’aller saluer son beau-père au travail. Monsieur Södder était en effet pharmacien à l’hôpital nouveau de Königsberg, et les enquêteurs comprirent rapidement que celui-ci manquait parfois de rigueur dans l’entretien des stocks, y compris de vigilance après une certaine heure de la journée — à force de vider sa gourde. Alors au travers des registres et des ordonnances, les policiers firent très vite le rapprochement entre les visites de cette jeune femme suspecte et les disparitions mystérieuses de fioles, puis avec le meurtre sordide de cette soirée. D’une façon ou d’une autre, la victime avait dû découvrir les vols de sa belle-fille toxicomane, avant d’essayer de la confronter sans imaginer qu’elle fomenterait sa vengeance le soir même. Ce fut en tout cas la conclusion du juge désigné pour traiter ce genre de profil sans cesse plus fréquent, trop pour tous les regrouper en asile, comme il l’aurait souhaité pour cette personne apathique, dépressive, peut-être suicidaire. Enfin, le destin fera ce qui lui semble bon, parut-il penser quand il préféra envoyer la coupable en prison pour les vingt prochaines années, à moins que l’Église ou le bagne ne la prenne en charge.
Mais personne ne vint, durant des mois, ni sa mère, ni ses frères, ni sa sœur, Nora resta seule dans la pénombre, dans sa petite cellule adaptée aux hystériques de sa trempe. Après tout, ces détenues étaient nouvelles, rien à voir avec les autres, comme l’un des gardiens le comprit très vite lorsqu’il essaya d’abuser sexuellement de la première de ses arrivantes spéciales. Le pauvre homme y laissa ses bijoux de famille, brisés d’un coup de pied net et surpuissant, appuyé par l’énergie générée par le LM en état d’excitation d’après le médecin pénitentiaire. Alors ce dernier fut bien obligé d’avertir ses supérieurs sur la dangerosité particulière de ces femmes, beaucoup trop capricieuses pour côtoyer les autres prisonnières bientôt terrorisées par ces monstres. Car en vérité, la légitime défense n’était pas toujours du côté de ces malheureuses toxicomanes, au contraire, beaucoup étaient les premières coupables des bagarres déclenchées avec tout ce qui pouvait l’être, parfois pour des raisons futiles. Comme l’avait dit Marco-Aurelio Alighieri, l’un des quatre Pionniers qui le découvrirent : le LM n’a aucun défaut, pas même celui de nous abandonner dans nos cauchemars les plus fous. Et c’était bien vrai, puisque le corps humain ne pouvait éliminer cette molécule, aucune puissance ne pouvait la détruire ni réparer ses actes, tout juste l’extirper de l’organisme grâce à un filtrage sanguin complet. Ainsi, les toxicomanes souffraient en permanence de ses effets, des montées d’adrénaline ou des introspections mélancoliques engendrées par le flot incessant de pensées attisées par le LM, jusqu’à les faire basculer dans la folie.
Confinée entre ses murs et noyée dans ses réflexions, Nora voyait à peine les heures s’écouler depuis la lucarne d’où s’élevaient les bruits du faubourg, le trot des sabots et les voix des travailleurs, souvent les cris des ivrognes quand le jour rougissait. Pourtant elle parvenait parfois à trouver une forme de repos, les nuits claires entre trois et quatre heures du matin, lorsque la Lune passait réconforter ses doutes d’un discret rayon projeté dans ses yeux. Comme tous les drogués de son acabit, Nora se mit donc à lui parler, à lui chuchoter depuis le sol sali de sa cellule, jusqu’à lui confier un vœu : sortir d’ici, sortir de toute cette vie. Qu’importe la richesse ou la célébrité, maudite soit la famille ou la patrie, la jeune femme en était réduite à simplement vouloir partir au fond des bois, là où elle pourrait se perdre dans le flot du LM, comme ces êtres déchus dont elle entendit les rugissements bestiaux cette nuit-là. D’après certaines rumeurs, le LM pouvait endormir la conscience de son hôte au point de le ramener à l’état primal, atténuant toutes les douleurs ressassées par l’esprit humain. Vu sa situation actuelle, Nora espérait une forme de libération, un idéal de vie sans regret, sans les crises de pleurs venues l’affliger presque chaque jour. Mais la Lune n’exauça pas son vœu cette nuit-là ni la suivante, et la jeune femme était déjà léthargique au moment où le directeur de la prison reçut une visite imprévue : Friedrich Mengel, le directeur des recherches stratégiques du RFA.
Accompagné par quelques assistants, ce trentenaire talentueux arrivait pour examiner certaines de ces patientes irrécupérables, afin de les intégrer à un programme d’étude confidentiel. Bien entendu, le directeur se fichait bien du sort de ces cobayes, surtout si un officier du Département Impérial venait les lui réclamer, alors il fit aménager une salle sans tarder, pendant qu’il dressait la liste des cas concernés à ses invités d’honneurs. Les consultations se tinrent donc dès l’heure suivante, dans une pièce lugubre où les savants se contentèrent de brancher quelques appareils curieux à une bouteille de gaz, sous la surveillance de quatre soldats aux uniformes noirs. Sur les onze dégénérées de la prison pour femmes, Nora fut la dixième à passer, et Friedrich lui-même commençait à se lasser de l’interroger quand l’un des assistants lui fit un simple geste. Intrigué, il chuchota quelque chose à son subordonné, puis continua de questionner la jeune fille sur ses cauchemars ou ses longs monologues nocturnes. Alors l’auxiliaire refit bientôt signe à son supérieur, désormais certain d’être face à une candidate digne de son temps : essayez de discerner les inscriptions confondues dans cette plaque noire. Malgré sa surprise devant un test si bizarre, Nora plongea son regard dans le vide de toutes ses forces, sans rien y percevoir durant d’interminables secondes, avant d’y entrevoir des formes. Je ne vois pas de lettres, il y a des silhouettes, des lieux… des formes d’animaux qui se tortillent, voulut-elle expliquer en rassemblant les mots pour exprimer ce phénomène étrange, assez saugrenu pour interloquer les scientifiques, puis faire sourire Friedrich. Bien sûr, celui-ci lui demanda si un animal semblait ressortir de cette masse grossière, même s’il attendait déjà la réponse donnée par sa patiente : un grand serpent, long et fin, dressé sur un tas de branches ou de cailloux — peut-être des ossements.
Après cinq ou six dernières questions, Friedrich lui proposa donc de servir le RFA en échange d’une amnistie pour ses crimes et d’une nouvelle identité à la fin de son devoir — si elle le désirait. À cet instant, Nora redoutait le pire, elle préférait pourrir ici que dans un laboratoire, mais si ce devait être la raison de cet examen, alors le Département Impérial ne s’ennuierait pas à requérir son consentement. Au contraire, nous ne pourrons faire de vous une chasseresse efficace si vous traînez des pieds, ironisa le savant sous les airs stupéfaits de la prisonnière, loin de comprendre ce dont il lui parlait. Car c’était un secret bien gardé, même les employés d’Innsbruck-01 l’ignoraient, hormis une poignée d’officiers-scientifiques tenus dans la confidence par Emil Periandt von Ehrenberg, le directeur du RFA, l’un des quatre hommes qui découvrirent le LM. En vérité, les rumeurs des toxicomanes n’étaient pas entièrement fausses, de plus en plus de patients ou d’animaux souffraient des conséquences du LM, des folies engendrées par son excitation ou des mutations induites par ses guérisons. Ils étaient nommés mutants par les plus polis, ou simplement monstres par les rares témoins sitôt corrompus, parfois abattus par les agents chargés de protéger l’image du LM. La plupart du temps, ces êtres malsains s’exilaient d’eux-mêmes vers les campagnes les plus reculées, toutefois le RFA ne pouvait se permettre le moindre écart sur un tel sujet — il aurait suffi d’un fait divers pour alimenter la presse du monde entier. Alors pour endiguer la prolifération de ces créatures trop méconnues, le Département formait en secret une catégorie de soldats uniques, eux-mêmes augmentés par le LM : les chasseurs. Répartis en trios, ces groupes arpentaient la Germanie à la recherche d’empreintes suspectes ou de rumeurs délirantes, quand ils ne conduisaient pas des descentes meurtrières dans les recoins du pays, d’abord chaque mois, puis chaque semaine. Plus les pompes extrayaient le LM, plus ces monstres se multipliaient, en dépit des efforts des chasseurs pour brûler les corps, récupérer cette molécule dans le sang de leurs proies, supprimer sa souillure dans l’écosystème par tous les moyens.
S’il voulait protéger son secret, le RFA devait ainsi recruter, mais aussi évoluer, d’où la présence de Friedrich ici, devant une candidate parfaite pour devenir l’une des premières chasseresses d’un genre nouveau : les Vipères. Dotée d’une affinité naturelle avec le LM, cette quatrième catégorie de chasseur devait renforcer les trios actuels, en leur offrant un expert en espionnage ou en reconnaissance. Car si la force des Ours pouvait rivaliser avec celles des grands mutants, si la vivacité des Aigles surpassait les réflexes des plus vifs d’entre eux, si le génie des Renards les prenait toujours au dépourvu, ils restaient des rustres aux yeux de leurs officiers. Certains groupes manquaient de discipline, d’autres éprouvaient des lacunes dans leur contact avec la population, beaucoup trop pour les ambitions du Département. Alors le rôle officiel des Vipères était simple : rétablir l’ordre en ramenant un lien entre tous ces gens, en conseillant les chefs d’équipe dans leurs décisions, en faisant office de médiateur y compris parmi leurs trois compagnons. Bien sûr, Nora devait également suivre une thérapie nouvelle et une formation martiale, un processus intense qui transformerait son corps de façon permanente, avec le risque d’erreur inhérent à tout traitement par le LM. Pourtant la Polonaise accepta sans hésiter, tant l’idée de retrouver la liberté des grands espaces la faisait rêver, même si elle devait y traquer des horreurs ambulantes sous la pluie, pour le compte de ces maudits Empereurs de Germanie…
Ce soir-là, Nora monta dans une diligence, puis dans un wagon spécial où elle resta enfermée jusqu’à son arrivée en Autriche, là où une autre voiture la conduisit au fond d’une vallée alpine. Tout au long du trajet, elle garda néanmoins espoir grâce aux promesses de Friedrich, à un avenir d’aventure qui lui permettrait d’oublier son existence passée, ratée. Mais dans l’immense site d’Innsbruck-01, les conditions de vie étaient à peine supérieures à celles d’une prison, et le traitement n’y était pas toujours meilleur. Confinée dans les innombrables galeries du Lisenser Spitze, elle ne voyait plus la lumière de la lune, tout juste quelques rayons de soleil trois ou quatre heures par jour, si les savants lui laissaient le temps. La thérapie Vipère était en effet très lourde, des perfusions devaient se réaliser par intervalles réguliers chaque jour, avant de filtrer l’organisme toutes les deux semaines, le tout durant des mois. Bien sûr, il fallait ajouter les séances d’entraînement physique et cognitif, une diète alimentaire particulière et bardée de médicaments, sans parler des heures d’examens du moindre de ses faits. Même ses nuits étaient étudiées, scrutées par deux scientifiques assis derrière une vitre, si proches qu’elle en fut parfois réduite à se cacher dans les toilettes pour pleurer. Seulement, il n’était pas question de se décourager, elle n’avait pas le choix de toute façon, alors Nora s’accrocha de toutes ses forces, jusqu’à ce jour d’automne où Friedrich revint.
Tu seras bientôt une Vipère, c’est une affaire de temps désormais, lui sourit-il avant de la conduire vers un tunnel isolé du site, surprotégé par les uniformes noirs du RFA, une petite gare souterraine avec une unique voie : tu vas enfin pouvoir rejoindre tes futurs compagnons de chasse au château de la Mondlicht-Turm. Cette fois, Nora n’était pas dupe, elle se méfiait de cette prétendue tour au clair de lune, de tous les éloges faits par Friedrich sur cette citadelle réservée à la branche secrète du RFA militaire. Pourtant elle eut tort là aussi, puisqu’un simple regard à la sortie de la galerie suffit à l’éblouir, surtout après des nuits à rêver de cet air pur. La Mondlicht-Turm était bien bâtie dans cette pierre immaculée, bordée par les plaines enneigées à ses pieds, dressée sur les pentes du Wildspitze, ses deux donjons si hauts qu’ils donnaient l’impression de porter le pic. Cela semblait presque féerique, cependant il y avait un petit souci, encore. Tu vas devoir rester en observation avant de recevoir ton assignation, avoua Friedrich, non sans tergiverser afin de lui révéler l’ultime étape de la thérapie Vipère, la dernière injection te plongera dans le sommeil pendant deux semaines.
Et Nora n’avait pas de mal à comprendre pourquoi cela serait si difficile : les cauchemars, quatorze jours ininterrompus de visions, de traumatismes plus exactement.
— D’après les premières Vipères, ce sommeil serait très éprouvant. Les souvenirs y revêtiraient un… aspect très concret, très saisissant, lui confia Friedrich une fois sur le seuil de la chambre de Nora. Tu risques de revivre les drames de Cracovie ou l’assassinat de ton beau-père, comme si tu les reproduisais sans pouvoir rien y faire. D’ailleurs, tu n’as pas à te sentir coupable de ce dernier… détail. Nos devoirs ici valent plus que la vie de n’importe quel civil inconnu alors n’y pense même plus. Nous nous fichons de ton passé, conclut-il, tandis qu’elle découvrait sa nouvelle cellule : un lit, une table de chevet et deux chariots à roulettes, déjà garnis de produits médicaux.
— … Dans combien de temps puis-je espérer partir en mission ? l’interrogea-t-elle d’une voix plate, résignée à ces heures de souffrances solitaires, comme Friedrich le voyait bien.
— Il te faudra un mois de rééducation après ces deux semaines, répondit-il en insistant sur cette nécessité, vous pourriez mettre la vie de vos compagnons en danger si vous n’êtes pas en pleine possession de vos capacités.
Là encore, Nora accepta sans broncher, avant d’être laissée au silence de cette chambre durant un petit instant, juste le temps de se préparer à la venue des savants chargés de la plonger dans cette nuit interminable.
Et Friedrich n’avait pas menti, pas un seul drame de sa mémoire ne fut oublié, mais les Vipères n’avaient pas entièrement raison pour autant, car parfois, l’éclaircie parvenait à percer la tempête. Oui, les maisons en feu de Cracovie réapparurent entre ses larmes de fillette terrorisée, poussée vers la demeure des Kochanowski par sa mère qui tenait ses frères et sœurs par la main. Toutefois, derrière ces portes, l’esprit de Nora retrouva le visage de ses meilleures amies, Maria-Séléna Kochanowska et Undine Dembowska, disparues de son existence depuis ce jour tragique. Seulement, ces instants de répit étaient vicieux, revécus avec le regard de maintenant, marqués par les regrets de Nora devant ces rêves d’enfance étouffés, cette époque insouciante révolue. Comme annoncé, cet enfer s’étendit sur deux semaines, plus de trois cents heures à ressusciter le passé, à revoir les visages perdus, à réentendre des promesses impossibles, à regoûter ces plaisirs désormais inaccessibles, presque oubliés. Pour les trois premières Vipères du RFA, cette expérience fut si douloureuse que l’une d’elles faillit mourir durant son sommeil, là où l’autre en resta silencieuse trois jours après son réveil. Mais Nora n’eut pas cette infortune, au contraire, elle finit par se réveiller sans la moindre séquelle apparente de ce calvaire, si ce n’est un mal de tête sitôt guéri par le LM et des yeux brûlants, rougis par ses larmes essuyées par les assistants.
Tu es une Vipère maintenant, un vipéreau plutôt, ironisa Friedrich devant sa nouvelle chasseresse, tout juste levée du lit, encore endormie même si l’éclat scintillant de ses yeux supposait l’inverse. Malheureusement, Friedrich ne perdit pas plus de temps pour l’amener en salle d’examen, afin de l’étudier jusqu’au milieu de la nuit. Puis dès le lendemain, Nora démarra un programme intensif d’entraînement sous la conduite des instructeurs de la Mondlicht-Turm, toujours sans quitter le petit étage à flanc de montagne. Une chambre, un gymnase et une salle de test, elle ne vit rien de plus du mois de novembre, hormis les monts enneigés derrière sa fenêtre grillagée.
Mais le bout du tunnel était en vue, c’était une question de jours avant cette libération, lorsque Friedrich revint dans le sillage d’un uniforme noir : Ulrich Löffler, le vice-directeur du RFA.
— Vos résultats aux tests sont prometteurs, vous rejoindrez le 3ème groupe, résuma-t-il d’une voix solennelle, sèche, tout l’inverse de Nora qui crut pouvoir sourire à cette nouvelle. Ne vous faites pas de fausses idées, le 3ème trio n’est pas le plus satisfaisant, au contraire, il nous déçoit beaucoup. Ils ont enchaîné les mauvais bilans récemment, au point d’être le dernier des quinze équipes à recevoir sa Vipère, malgré leurs performances individuelles excellentes. Votre tâche sera donc de le ramener dans le droit chemin, en plus d’accomplir vos devoirs au sein de votre quatuor. J’espère pouvoir bientôt annoncer à tous nos officiers que le 3ème est redevenu l’un de nos meilleurs éléments, acheva-t-il sous les regards nerveux de Nora, inquiète à l’idée de rester une semaine de plus dans cette énième prison.
— Je ferais de mon mieux. Quand les rencontrerai-je ?
— Tout de suite, le Professeur Mengel va vous présenter, répliqua le vice-directeur d’une voix impassible, à la surprise de la chasseresse dont le sourire revint aussitôt, peut-être un peu trop tôt… Vous partirez traquer les mutants dans les Petites Carpates après-demain. Des armes attitrées et votre cheval augmenté vous seront affectés ce soir, avec votre matricule et le reste de votre équipement. Bonne chasse, Nora Vans.
« Je voudrais bien essayer de tirer moi aussi, mais ça fait mal aux oreilles et ça sent fort. […] D’accord, j’essaierai un peu… mais seulement si tu me laisses monter sur le poney après ta leçon ! […] On prendra le roux, il est plus marrant ! »
Nora à sa meilleure amie d’enfance, Maria, un matin dans le jardin des Kochanoswki, 1863.