Chapitre I - Le 3ème trio, le plus mauvais des meilleurs

Notes de l’auteur : Bonjour, j'espère que vous allez bien.
Je profite de cette note de lecture pour vous annoncer que je publierai des extraits de la seconde partie du Pavement des Enfers, d'ici quelques semaines, après la publication du chapitre 2 de ce livre.

D'ailleurs, en parlant de chapitre, mes lecteurs ont peut-être remarqué qu'il n'y aura pas de découpage en scène dans la Mémoire des Vipères (hormis le chapitre 2 et un autre plus tard).
La semaine prochaine, je publierai la fin de ce premier chapitre d'introduction, puis je publierai les quatre scènes du chapitre 2 (entre 9 et 12p).
D'ici-là, portez-vous bien et à la semaine prochaine.
N'hésitez pas à commenter et à partager.

« Comment peut-on être aussi prometteur et finir aussi nul à chier ? C’est pour ça que je préfère les échecs ! Dans la vraie vie, les pièces changent en permanence, elles… s’abiment. »

Othon Frundsberg à Ulrich au sujet du 3ème quatuor du RFA, Mondlicht-Turm, novembre 1878.

 

Une semaine plus tard, aux premiers jours de décembre, quatre cavaliers en uniformes noirs cavalaient sur les sentiers enneigés du village de Drabsko, en direction des bois où un ours très agressif aurait causé plusieurs disparitions.

 

Enfin, le souhait de Nora s’était accompli, elle avait retrouvé l’air frais des grands espaces verdoyants, plus le plaisir de les contempler à dos de son premier cheval : Siostra, une jument au poil gris.

Toutefois, c’était bien le seul point positif de cette liberté, puisque sa première mission comme l’ambiance au sein du groupe était très loin d’une excursion champêtre entre amis. Leur rencontre n’avait pourtant pas si mal débuté, seulement leur premier entraînement collectif suffit à donner un aperçu des problèmes à surmonter : le 3ème trio semblait se détester. En vérité, ils ne s’appréciaient pas, chacun préférait agir de son côté même durant les combats ; ils ne luttaient pas ensemble, juste côte à côte lorsqu’ils y étaient forcés. Leur chef était un chasseur endurci, vif, plutôt intelligent, mais trop gentil selon Nora, il ne peut avoir aucune autorité sur les deux autres. Car le premier donnait l’air d’être une véritable tête brûlée, voir un simple crétin, là où le second n’hésitait pas à mépriser leurs avis, en croyant tout faire mieux que les autres. Heureusement, elle avait pu passer la majeure partie du voyage près d’Othon et Yazmina, les deux instructeurs chargés de superviser la chasse de ce quatuor de bras-cassés. Après une nouvelle mission entachée de faux pas, le 3ème était sous le coup d’une mise à l’épreuve, une sorte d’examen censé vérifier leurs compétences avant de reprendre du service. L’arrivée de Nora tombait donc à point nommé, c’était l’occasion parfaite pour découvrir la chasse auprès des nombreux rappels d’Othon, l’instructeur des Ours et des Aigles.

Âgé d’une bonne quarantaine d’années dont presque trente de conflits, Othon Frundsberg était un ancien capitaine saxon d’une compagnie mercenaire d’Europe centrale, recruté au sein du RFA après la guerre franco-prussienne — il y a sept ans de cela. Issu d’un milieu misérable, il avait gravi les échelons au fil des combats contre les Russes ou les Turcs, puis durant les guerres d’unification italienne ou allemande, jusqu’à pouvoir se vanter d’avoir combattu sous tous les climats du continent. Il avait d’ailleurs fait la rencontre du futur directeur du RFA, Emil Periandt von Ehrenberg, lors d’une expédition dans les tréfonds des Alpes en 1869, où il devint l’un des premiers chasseurs de mutant de l’Humanité — sans le moindre titre dans les journaux. Mais ce qui lui valait la sympathie de son équipe, c’était d’abord sa proximité avec eux, sa connaissance de leur vie périlleuse, de leurs manières ou de leur humour parfois très particulier. Entre le chasseur et l’aventurier, il n’y avait souvent qu’un uniforme, et des heurts avec la population auraient éclaté si Othon n’avait pas instauré des règles strictes à ce sujet. Sans être un parangon d’élégance, le vieil aventurier restait donc un modèle pour bien des jeunes chasseurs, y compris Nora, même si ses blagues volontairement très lourdes finissaient par l’épuiser.

Par chance, la Polonaise n’était pas la seule femme du petit groupe arrivé au village ce matin, ni même la seule étrangère au milieu de ces bons germains. Yazmina était un cas unique au sein du RFA, d’abord en raison de son âge très jeune pour être l’instructrice des Vipères, mais surtout parce qu’elle n’était pas chasseresse ni guerrière de formation. En fait, il s’agissait d’une obscure orpheline trouvée par le directeur du RFA, Emil, chez son guide indigène lors d’un voyage aux confins de l’Anatolie. Ses vieux parents adoptifs parvenaient à peine à nourrir cette adolescente, méprisée pour sa foi alévite et ses origines zazas par les villageois turcs sunnites, sans parler de l’avenir difficile qui l’attendrait après leurs décès. Touché par leurs suppliques, Emil proposa de lui enseigner les sciences nouvelles en Allemagne, loin de ces collines rocailleuses, là où elle pourrait s’épanouir et fonder une famille prospère. Très vite, Yazmina apprit l’Allemand puis les mathématiques, avant de découvrir la chimie et la physique en compagnie du directeur, à force de l’assister au gré de ses expériences. À l’image de Nora, elle disposait d’une certaine sensibilité au LM, alors elle fut naturellement choisie par son professeur pour expérimenter la thérapie Vipère, puis conseiller les prochaines.

Depuis sa libération du petit quartier de confinement, Nora put ainsi faire leur connaissance au gré des entraînements, au point de passer la soirée avec eux lorsqu’ils s’arrêtèrent camper dans une forêt bavaroise. Ce soir-là, les autres membres du 3ème quatuor s’étaient contentés de rester chacun dans leur coin la plupart du temps, et c’était encore pire ce matin. Pour entendre deux d’entre eux échanger la moindre réplique, Nora dut attendre la fin du premier témoignage de villageois, une bonne demi-heure après leur arrivée. Mais maintenant, Othon ou Yazmina n’étaient plus derrière eux, alors les quatre chasseurs se trouvaient obligés de collaborer pour mener à bien la première phase de leur mission : inspecter le lieu des attaques et interroger un dernier témoin. Nous allons vous attendre ici jusqu’à midi, avait annoncé Othon, sans se lever de la table où il goûtait une gnôle d’un habitant, mais je vous interdis d’engager la proie sans être revenu faire votre rapport.

Si j’entends un seul coup de feu, vous prenez une ligne sur mon bilan final et une claque dans la tronche, avait ajouté le vieux mercenaire en souriant, pourtant ça ne suffisait toujours pas à dissuader Konrad, le plus impulsif de tous les Aigles du RFA.

— Si on croise cette saloperie. Je la déglingue en deux-deux, puis on dira qu’elle nous a attaqués. Comme ça, le vieil Othon pourra rien nous reprocher, et l’affaire sera emballée, cette histoire de mise à l’épreuve commence à me les briser. Je devrais être en Norvège comme le 4ème, ils sont déjà en train de noircir leur carnet de chasse avec des bestioles qu’on risque pas de rencontrer ici, s’agaçait le 3ème Aigle en finissant d’attacher son cheval à la lisière du sous-bois, en trois fois moins de temps que Nora. Besoin d’aide, Mademoiselle ?

— Non, ça ira, expédia-t-elle quand l’Ours du groupe, et donc son chef, vint poser sa main sur l’épaule de Konrad.

— Si nous sommes là, c’est pour suivre les directives à la lettre, alors restez tous concentrés. Nous avons encore des choses à apprendre.

— Parlez pour vous, c’est moi qui n’ai rien à faire ici, soupira Jachym, le 3ème Renard, sans être entendu par ses compagnons sauf Nora, de plus en plus mal à l’aise : je suis vraiment censée passer des mois entiers avec eux ?

Qu’est-ce que ça va être lorsqu’un mutant va montrer son museau, se lamenta-t-elle en silence, avant de les suivre au travers des bois où la Bête rôdait en ce moment même.

Car d’après les villageois, cet ours chasserait de jour comme de nuit, souvent pour le plaisir de tuer vu l’état dans lequel il avait laissé les hommes lancés à sa traque. Tout cela semblait avoir démarré deux semaines auparavant, avec des bêtes retrouvées démembrées par un prédateur visiblement imposant, toujours à l’orée des bois au nord de Drabsko. Inquiets, les hommes du village s’étaient rassemblés pour former une petite équipe aguerrie, capable de pister cet ours venu d’on ne sait quelle colline alentour. Et leur chasse fut bien menée, ils trouvèrent les traces d’un jeune mâle très agressif, le traquèrent dans sa tanière puis l’y enfumèrent, jusqu’à l’obliger à sortir se coincer dans le piège installé à l’entrée. Le corps fut ensuite ramené au hameau où les enfants purent goûter cette viande si particulière, tandis que les artisans se partageaient sa peau ou ses os, sans se douter de leur naïveté. Avec un concurrent en moins, la Bête de Drabsko se déchaîna dans les bois dès les nuits suivantes, hurlant tel un gros loup entre ses courses sanglantes, massacrant toute proie sur son passage sans prendre le temps de jouer avec. Alors le village renvoya son équipe de vaillants chasseurs à ses trousses, mais cette fois, aucun d’entre eux ne revint, et plus personne n’osait se rendre dans la forêt depuis. Bien sûr, la nouvelle des attaques atteignit bientôt les bourgades où patrouillait le 3ème, jusqu’à la taverne où Siegfried interrogeait le tenancier sous la surveillance d’Othon. Intrigué par ce récit curieux, le groupe avait pris la route dans la foulée, afin de vérifier cette affaire avant que des rumeurs dérangeantes ne se propagent.

Pour l’instant, aucun villageois n’avait aperçu la bête hormis ses victimes, Siegfried n’était donc même pas certain d’être sur la piste d’un mutant, toutefois ses premières observations laissaient peu de place au doute.

— Ces traces ne sont pas celles d’un ours, tu dois le voir toi aussi, confia-t-il à Nora en lui désignant ces empreintes aux griffes trop petites, malgré leur taille correspondante. Le vieil Othon t’a donné des leçons de pistage ?

— L’instructeur des Renards, Felice, m’en a parlé un peu, à peine une heure. Il n’avait pas le temps de me faire un vrai cours, mais il m’a offert un carnet rempli de croquis d’empreintes ou de plantes utiles. Tu en as besoin ? proposa-t-elle de sa voix la plus cordiale, sans s’attendre à voir Siegfried accepter de comparer les traces de la Bête avec celle du livre — comme un professeur de bonne volonté.

— Néanmoins, notre métier est encore trop récent pour espérer trouver notre proie dans ce carnet, il faut souvent faire preuve de débrouillardise et de perspicacité. Lors de notre première chasse, nous avions observé des plumes brunes et noires dans un tout petit sillage, comme un sentier tracé dans la végétation des bois. Au début, Jachym était convaincu de simplement chasser un grand serpent capable d’attraper des hiboux et des corbeaux, mais je m’étonnais de voir autant de plumes brunes à un endroit, puis quelques noires par-ci par-là, au fil du sentier. Au final, ce grand serpent a failli tuer Konrad, puisqu’il a plongé depuis le ciel pendant que nous restions tête baissée. Cette bête avait des ailes noires assez puissantes pour le porter sur plusieurs dizaines de mètres, d’où la différence entre les plumes brunes du hibou qu’il avait ramassé et celles dispersées dans le sillage du monstre. Toutefois, nous aurions pu le supposer si nous avions prêté plus attention aux indices, et nous n’aurions pas approché la menace de la même façon. D’ailleurs, pour en revenir à mon propos, personne n’aurait encore recroisé de serpent volant pour l’instant, du moins pas au sein du RFA.

— Ces traces-là ressemblent quand même à celle d’un gros loup, non ? suggéra Nora en scrutant la forme des coussinets, bien gravés dans ce mélange de neige et de boue conservé par l’abri des arbres. Le seul détail bizarre, c’est l’écart entre les empreintes, sa démarche n’est pas normale pour un canidé. Les villageois n’ont peut-être pas tort sur l’origine de la Bête, ce serait un ours difforme ?

— C’est possible, mais n’oublie pas ce que je viens de dire : notre métier est encore très récent. Découvrir l’espèce de notre proie peut toujours être utile, seulement un chasseur aguerri cherchera d’abord d’autres informations sur le mutant, comme son poids ou sa taille, ses armes de prédateurs ou sa façon de rôder, tout ce qui nous permettra de l’avoir sans se faire avoir. Nous aurons tout le temps d’analyser le corps une fois la cible abattue, résumait le chef du 3ème d’une voix calme, avant d’être interpelé par les critiques désagréables de son aigle : prévenez quand vous aurez fini de patauger, on bosse par là-bas nous.

Konrad n’avait néanmoins pas tort sur le fond, car le lieu où furent découverts les cadavres des villageois se trouvait à quelques dizaines de mètres, dans une petite clairière formée par le relief des collines.

Même si les dépouilles avaient déjà été récupérées, plusieurs troncs restaient marqués par la violence de l’attaque, par les traînées de sang séché ou les chocs assez puissants pour arracher leurs écorces. Ils s’étaient pourtant bien préparés, s’inquiéta Nora devant le trou laissé par le piquet où fut attaché l’appât, tous déracinés d’un seul coup par la Bête qui s’était ensuite jetée sur les tireurs, un à un. La chasseresse n’avait peut-être aucune expérience, elle comprenait le danger d’une telle créature ; elle imaginait la puissance de sa mâchoire en voyant les morceaux de chairs pourries oubliées par les charognards, assez pour se sentir soudain mal à l’aise. Elle avait déjà tiré au pistolet dans sa jeunesse, même assisté à plusieurs chasses des Kochanowski en compagnie de son amie Maria, seulement ce monstre n’avait rien d’un sanglier ou d’un grand cerf. L’un des villageois était pourtant un vétéran de guerre devenu bûcheron, pensa-t-elle en jetant un œil à l’impact de balle sur le tronc près d’elle, puis à la grande traînée dessinée dans la boue par le virage du monstre, je ne tirerai pas mieux que lui, et je ne suis pas plus lourde. En vérité, si les estimations de la jeune chasseresse venaient à être exactes, la simple charge du monstre pourrait lui rompre les os, du bassin à la nuque, s’il ne l’envoyait pas valser d’un coup de mâchoire. À cette pensée, elle ne put s’empêcher de frissonner, apeurée au point de poser la main sur son pistolet en ceinture tout en cherchant le regard de ses compagnons, tous isolés, mais beaucoup plus sereins. Chacun près de son tronc tâché de sang, Siegfried et les autres s’affairaient à analyser les indices encore présents, en silence, leurs têtes baissées comme s’ils ne se connaissaient pas. Bien entendu, Nora voulut se mettre à les imiter pour ne pas se ridiculiser, quand les paroles d’Ulrich lui revinrent en mémoire.

Ce n’est pas comme ça qu’ils vont apprendre à travailler ensemble, s’agaça-t-elle en décidant de rejoindre son Ours, Siegfried, le seul à paraître un tant soit peu aimable et ouvert.

— Tu as trouvé des preuves intéressantes ? lança-t-elle à son chef accroupi devant les marques de sang sur une pierre, mais toujours de bonne humeur.

— La forme des traînées ne ressemble pas à des coups de griffes, ni celles-ci, ni les autres. C’est trop récurrent pour ne pas être déterminant, répondit-il sans qu’elle voie où il voulait en venir. Notre bête n’utilise pas ses griffes, les traces supposent plutôt un liquide giclant ou de grandes coulées, reprit-il sous les hochements de tête de la jeune chasseresse, prête à finir la démonstration : ce serait la pression des crocs ? Ça me paraît le plus plausible, c’est une bête qui charge. Les empreintes sont très confuses ici, puisqu’elle a piétiné une fois sur sa victime, elle a dû le traîner au sol ou l’agiter pour lui broyer le corps. Mais si tu prêtes attention aux traces très profondes, juste là-bas, tu remarqueras quelque chose. — Je les ai vues en passant. La Bête a bondi, avec beaucoup de puissance vu comment elle s’est enfoncée, ajouta-t-elle pour que Siegfried ironise : l’hiver est parfois bien commode ! Surtout quand la pluie ne peut pas venir effacer les traces.

— C’est vrai, et d’ailleurs, elle nous a donné un autre détail cette fois : ses foulées n’ont pas le même écart avant le bond. Cela signifie qu’elle sait optimiser ses charges… Enfin, je vais continuer à chercher quelque chose ici. Tu devrais discuter avec Jachym, c’est notre Renard et tu es notre Vipère après tout. Vous aurez sûrement des infos à tirer des échos laissés par la Bête, lui conseilla son chef de cet air toujours très poli, malgré la gêne aussitôt ressentie par Nora.

Elle n’était pas très à l’aise à l’idée d’aller déranger ce solitaire prétentieux en plein travail, certes, pourtant ce n’était pas le problème.

En réalité, Nora éprouvait encore des difficultés à manipuler ses curieuses capacités de Vipère, issues de sa thérapie censée favoriser sa fameuse sensibilité au LM, ou plutôt à une émanation de cette molécule : les échos. Issus de l’excitation des atomes de LM, cette force était un cas exceptionnel de la physique, capable d’alterner entre une apparence gazeuse ou une forme lumineuse ; de flotter comme de la brume ou de traverser certaines matières comme des rayons radioactifs. Pour la plupart des scientifiques, cette énergie était fascinante par ses opportunités innombrables, ses applications économiques ou scientifiques inestimables, mais le directeur et l’élite savante du RFA conservait le secret de son véritable pouvoir. Emil Periandt était l’un des quatre Pionniers, alors il savait pourquoi les échos avaient été ainsi nommés : ils étaient tels des fragments concentrés de pensées, de concepts, d’idées. Cela ne signifiait pas grand-chose aux yeux de Nora, et elle ne savait pas grand-chose de plus à ce sujet, toutefois c’était déjà suffisant à lui donner du travail — c’était le rôle d’une Vipère. Dès la création des trios, les Renards comme Jachym avaient endossé le rôle de spécialiste des échos, en plus de leurs autres devoirs d’ingénieurs et d’appui — soit beaucoup de travail. Grâce à leur thérapie concentrée en LM d’Orient, ces chasseurs parvenaient à sentir la trace des mutants comme un chien sentirait une piste, puis à la remonter avec autant de certitude. Mieux, les plus talentueux d’entre eux développaient la capacité de libérer cette énergie sous la forme de choc, des souffles de lumières pouvant projeter des mutants. Aux yeux des savants, les Renards étaient même la crème des chasseurs, un aperçu de l’homme nouveau conçu dans les laboratoires de la Mondlicht-Turm, jusqu’à l’arrivée des Vipères. Pour Nora, les échos étaient ce qu’ils étaient, soit des répercussions de pensées générées par le LM excité, attisé par les émotions de son hôte ou par les simples molécules amenées par l’air ambiant.

En bref, le sixième sens des Vipères offrait des capacités plus variées, mais rien ne garantissait que Nora trouve la bonne façon de s’en servir, ni même l’opportunité de le faire.

— Excuse-moi de te déranger, Jachym, lança-t-elle très poliment à son compagnon, occupé à installer un petit appareil près d’un coin ensanglanté de cette clairière. Siegfried m’a dit de venir te donner un coup de main pour examiner les échos de cette bête.

— C’est gentil, mais il devrait savoir que j’ai pas besoin d’aide pour ça, répliqua-t-il du tac au tac, avant de se ressaisir un peu. Enfin, tu pourras peut-être trouver quelque chose si tu sondes les environs, la piste ne devrait pas être difficile à suivre, même pour une débutante. — Très bien… Et si je trouve quelque chose, je t’en informe ou tu le sauras d’avance aussi ? s’agaça-t-elle en faisant de son mieux pour se retenir, comme Jachym le remarqua.

— … De toute façon, faudra revenir faire notre rapport complet au vieil Othon… Mais bon, scrute les échos si tu veux, je m’occupe de régler l’appareil pendant ce temps. Avec un peu de chance, ce truc va enfin réussir à nous dire si la Bête utilise des échos ou non, sans se planter comme d’habitude.

— Il sert à mesurer la fréquence d’excitation des échos, non ? proposa-t-elle afin d’engager un semblant de discussion cordiale avec lui — après tout, offrir aux gens d’étaler leur savoir était souvent le gage d’une bonne relation à venir.  

Évidemment, Nora avait reçu son interprète échoïde lors de la présentation de son équipement, et elle comprenait bien son utilité : déterminer si les échos émis par la bête sont des simples traces de son passage ou celles de ses pouvoirs mutants.

Une fois attisé au contact du vivant, le LM générait des échos en permanence, mais leur fréquence d’excitation pouvait varier selon l’usage fait par l’hôte. En analysant les plus hautes fréquences, Jachym pouvait ainsi estimer les aptitudes de la bête en la matière, puis conseiller son chef de groupe en conséquence. Seulement là encore, les Vipères étaient capables de faire beaucoup plus avec les échos, ou du moins, elles étaient censées le faire, comme Jachym finit par le rappeler avec une pointe d’agacement. Alors Nora plongea la main dans son long manteau de chasse, dans l’une des nombreuses poches d’où elle sortit un bandeau de tissu noir, épais, assez opaque pour se couvrir la vue. J’espère que ça va marcher aussi bien qu’à la Mondlicht-Turm, s’angoissait-elle en évitant de le laisser paraître devant son renard si agressif, déjà en train de lui jeter des regards furtifs, l’air d’attendre l’occasion de critiquer son échec. La concentration étant primordiale pour éveiller le sixième sens des Vipères, Nora préféra s’écarter de lui afin de prendre une grande inspiration, puis enfiler son bandeau, avant de fermer les yeux — comme si ce tissu ne lui servait à rien pour l’instant.

Sitôt plongée dans le noir, elle commença à se concentrer sur les innombrables sensations transmises par les échos de cette clairière, en cherchant à s’accrocher aux plus fortes odeurs pour accélérer sa transe. Et petit à petit, elle sentit des sortes de vibrations dans sa conscience, bientôt le sifflement d’un vent imperceptible, lorsqu’un sentiment de curiosité vint soudain la saisir. Alors Nora rouvrit les yeux sous son bandeau noir, derrière ce rideau où le monde lui apparut sombre et flou, telle une vision de ténèbres où seules des formes évanescentes ondulaient entre les brumes rouges et blanches des échos. Le sol et les parois s’étaient évanouis, transformant la roche ou la terre en une sorte d’eau translucide, à la fois immobile et crépitante à la manière d’une minuscule flammèche. Pourtant les silhouettes de ses compagnons étaient toujours là, dessinées par la lumière engendrée par les échos de leurs corps, entourées par une fine aura dont les arbres étaient dépourvus. Malgré les insectes scintillants venus grouiller des racines à leurs branches, l’éclat des arbres paraissait plus faible que celui des autres êtres vivants, à cause de leurs écorces semblables à du verre fumé. Dans cette vision déformée de la réalité, seuls les échos subsistaient, et seuls les échos pouvaient y voyager, comme la 3ème Vipère s’apprêtait à le faire. Grâce à son entraînement, la conscience de Nora pouvait en effet se projeter hors de son corps, puis se déplacer au sein de ce monde comme si elle se mettait à courir, ou plutôt à voler. Cet art de la chasse, la sonde, était d’ailleurs la raison d’être des Vipères tant il offrait de possibilités, mais il ne donnerait pas toutes les réponses à Nora pour autant.

En dépit du climat avantageux des derniers jours, le temps et l’humidité favorisaient la dispersion ou l’apaisement des échos, effaçant ainsi les preuves exploitables. Autour d’elle, la clairière était noyée dans un brouillard écarlate d’où rien ne semblait transparaître, hormis des particules plus vives ou un peu plus massives. Nous arrivons trop tard pour trouver un début de piste, constata Nora d’un air amer, inquiète à l’idée de passer pour incompétente aux yeux de Jachym, au point de partir au hasard. Désespérée, elle projeta sa conscience droit devant, au travers des arbres à la vitesse d’un oiseau, virevoltant dans tous les sens afin de balayer les environs d’un regard, sans succès. La chasseresse entrevit bien des proies ici ou là, des chevreuils ou d’autres animaux paisibles, croiser la Bête sur son chemin relevait du miracle, une performance beaucoup trop épuisante pour elle. Je n’arriverai pas à tenir beaucoup plus longtemps, soupirait-elle en s’acharnant, en s’enrageant contre elle-même de ne pas réussir à exploiter ses pouvoirs plus de quelques secondes, lorsqu’elle aperçut une silhouette humanoïde : une vieille femme au pied d’un vieux domaine. Ce doit être la veuve dont parlaient les villageois, s’étonna-t-elle en espionnant cette dame, occupée à nourrir sa basse-cour devant son potager sans voir le brouillard écarlate autour de sa maison, elle a l’air plutôt sereine.

Le mutant a pourtant dû lui enlever plusieurs de ses bêtes, réfléchissait-elle à force de scruter la démarche grave de la silhouette, accablée par la peine, lorsqu’elle entendit la voix désagréable de Konrad jaillir : pourquoi qu’elle est en sueur, l’autre ?

— Elle est en train de sonder mes bijoux de famille ? ricana-t-il sous les airs amusés de Jachym, tandis que Nora s’empressait de retirer son bandeau pour lui répondre aussitôt.

— J’ai vérifié par curiosité, mais j’y ai rien trouvé d’impressionnant. Par contre, j’ai repéré la maison de la veuve. Il y a beaucoup d’échos autour de chez elle, je crains que la bête lui ait déjà rendu visite, même si elle n’en a pas parlé aux autres. Elle n’a pas l’air de se soucier du danger, ça doit être à cause de son âge.

— Elle serait complètement timbrée d’après eux. Rien d’étonnant… conclut le 3ème Aigle d’une voix négligente, distante au point de pousser Nora à lui demander s’il avait trouvé la moindre information, lui. Bah non, je suis un Aigle. T’es vraiment nouvelle, dis donc ! Moi je cisaille des trucs, c’est tout, c’est mon boulot.

— Un boulot fascinant, donc notre interprète échoïdale a pu discerner des fréquences inquiétantes ? reprit-elle à destination de Jachym, sans prêter attention à la réaction de Konrad sur le nom de merde de cette machine.

— A priori, la Bête n’utiliserait pas les échos comme une arme, toutes les fréquences sont dans la norme, hormis deux ou trois pics plus concentrés. Mais cet appareil s’est déjà planté une ou deux fois, ils sont pas mieux que les anciens…

— Bah ! Si je lui tombe dessus vite et bien, il peut bien chier du feu que ça sauvera pas son cul ! ironisa l’Aigle avant d’interpeler son chef de groupe, pensif devant une trace de griffe dans le bois, presque une empreinte de patte gravée dans l’écorce.

Il serait temps de se mettre en chasse, ajouta-t-il malgré les airs réticents de Siegfried, déjà exaspéré d’avoir à tenir son Aigle si impatient — comme Othon lui avait fait comprendre.

Par chance, Jachym ne comptait pas se lancer aux trousses de la bête lui non plus, du moins pas sans avoir d’abord interrogé cette vieille veuve étrange, témoin auditif du massacre des villageois et sûrement d’autres attaques du mutant. Alors Konrad dut prendre son mal en patience, puis suivre ses compagnons en silence au travers des bois, tandis qu’ils partageaient leurs indices sur le monstre. Pour l’instant, le 3ème ne pouvait se faire une image certaine de leur proie, tout juste déterminer sa façon de tuer ou sa carrure, digne d’un grand ours. Il n’avait d’ailleurs aucune idée de son terrain de prédilection, puisque les chasseurs semblaient l’avoir attiré à l’aide d’un appât, et tous les autres villageois prétendaient entendre ses bruits dans toute cette forêt. Nous pourrions proposer à Othon d’attirer la bête nous aussi, mais il préférera une solution plus active, annonça Siegfried, sans le moindre commentaire des deux chasseurs sauf Nora, inquiète d’aller chercher la Bête même si elle évita de le dire trop clairement. Bien sûr, son Ours la rassura très vite, car le RFA recommandait l’usage de piège ou de la surprise pour chasser les mutants, toutefois planter un piège au hasard ne garantissait pas d’avoir une prise dès la première nuit.

Or la discrétion et la rapidité sont essentielles pour le Département, continuait-il d’expliquer lorsque Jachym désigna enfin une grande bâtisse à l’horizon, envahie par la végétation au point de paraître abandonnée — du moins, en premier plan.

— Cette importante maison reste bien entretenue pour celle d’une vieille veuve, hormis les ronces presque à hauteur de muret là-bas. Elle ne doit pas être si folle ou la mort de son mari est très récente, raisonna-t-il en balayant du regard ce que Siegfried supposait être l’ancienne résidence de campagne d’une famille très aisée.

— Espérons que ça n’est pas comme la dernière fois, ajouta-t-il à la surprise de Nora, curieuse à propos de cette dernière fois. Notre dernière chasse au mutant autour d’un domaine aristocratique nous a pris près d’une semaine, c’était plutôt… rocambolesque. Je te raconterai ça une prochaine fois si ça t’intéresse.

— Ouais, ça serait mieux si on pouvait régler le compte de cette bestiole et blablater après, accentua Konrad en approchant de la grande porte en bois de la propriété, avant de l’ouvrir sans s’annoncer, frapper, ni utiliser la clochette juste à sa droite.

— Euh — c’est très mal-vu d’entrer chez les autres comme dans un moulin, voulut donc lui rappeler Nora, de plus en plus exaspérée par le comportement de ce crétin, mais c’était déjà trop tard.

À la vue de ces intrus, la veuve accourut depuis son potager avec sa binette à la main, en vociférant dans un dialecte sitôt reconnu par Jachym — natif de Prague.

Alors Konrad réagit sans attendre, il dégaina son sabre en lançant son cri de guerre sous les yeux abasourdis de ses propres compagnons, avant de conclure d’une voix moins sérieuse : fini les coups de canne mamie, tu m’fais plus peur ! Surprise puis intriguée par les uniformes du RFA, la veuve préféra répondre à la rigolade, mais elle ne semblait toujours pas disposée à l’idée de les recevoir. Bien entendu, Siegfried s’empressa de présenter son groupe et les raisons de leur présence, toutefois elle ne voyait pas l’intérêt de témoigner sur ce prétendu monstre dont elle se fichait. Elle n’avait d’ailleurs aucune raison d’avoir peur, car la Bête n’avait jamais enlevé le moindre de ses animaux ni même piétiné son potager, contrairement aux suppositions de Nora. En vérité, la vieille dame en venait presque à soupçonner certains villageois influents d’avoir monté cette histoire, afin de mettre la main sur des parcelles agricoles ou forestières dévaluées — dont la sienne.

Bref, je n’ai rien à vous dire, mais beaucoup de choses à faire, conclut-elle avant de les prier de bien vouloir quitter son petit havre de paix.

— Des enquêteurs fringants comme vous trouveront des crimes plus à leur hauteur en Serbie ou en Pologne, leur conseilla-t-elle en s’en retournant vers son potager, le dos déjà tourné quand Siegfried insista.

— Nous aimerions pouvoir le faire, seulement nous ne pouvons partir sans avoir vérifié l’existence de cette bête. Notre supérieur nous surveille, il attend notre rapport au village.

— … Vous ne lui ramènerez aucun trophée, votre bête est un ours agacé de voir les villageois empiéter sur son territoire, dans le pire des cas. Les attaques de troupeaux ne sont pas plus fréquentes que d’habitude, elles ont simplement touché les gros paysans du hameau. Ils laissent leurs bêtes paître n’importe où…

— Nos premières observations indiquent une créature bien plus agile et rapide qu’un ours, les chasseurs du village semblaient l’avoir supposé eux aussi.

— Grand bien leur fasse… Enfin, si je dois vous donner son repaire pour avoir la paix, alors soit. Ces cris s’entendent le plus souvent du levant, quelque part dans les collines, comme tous les jeunes ours mâles. Ils viennent des montagnes de Roumanie, mais ne s’arrêtent jamais ici très longtemps, ils préfèrent les collines à l’ouest…

— Sûrement, mais pourriez-vous être plus précise sur son territoire ? dut s’acharner le chef du groupe afin d’obtenir des véritables indications sur la zone à inspecter.

Sitôt fait, le 3ème quatuor salua la veuve puis quitta sa propriété sans la déranger davantage, même si l’envie n’en manquait pas.

Cette histoire devient bizarre, lâcha Jachym une fois en chemin dans les bois, sous les approbations de Nora prête à renchérir, elle n’a rien de folle mais elle n’est pas normale non plus. Konrad ne put évidemment s’empêcher de rire devant tant de naïveté, en prétendant que cette vieille dame cachait quelque chose, qu’elle puisse protéger le mutant, au point de proposer l’idée de retourner l’interroger avec plus d’autorité, quitte à faire un peu de bruit. Nora voulut donc aussitôt la défendre, rappeler que la veuve n’avait pas plus d’intérêt à laisser cette bête même si elle donnait l’impression de ne pas s’en soucier, comme une personne âgée recluse. Jachym semblait néanmoins du côté de son Aigle, à l’image de Siegfried qui voulut raisonner sa camarade sur l’importance de leur mission, sur l’évolution interminable des mutants, mais aussi sur les raisons du cœur humain — parfois très complexes ou très floues…

Très tôt, les premiers trios du RFA se retrouvèrent face à des affaires où des hommes protégeaient des monstres, des prédateurs sanguinaires parfois responsables de plusieurs actes horribles — surtout s’il s’agissait d’anciens humains. Ces complices étaient souvent accablés par l’état de leur proche ou leur animal de compagnie, à la fois frappés par le spectacle repoussant de ces mauvaises mutations et désespérés au point de détourner le regard, tous incapables de se résigner à la solution fatale. Pour l’instant, le 3ème n’avait encore jamais été confronté à de cas trop sordides ni touchants, si ce n’est un ami coupable d’en protéger un autre, mais d’autres n’eurent pas cette chance. Dans le centre-ville de Maribor, le 2nd trio dut affronter les manigances d’un couple résolu à sauver son enfant, né d’une grossesse nouvelle ayant engendré des conséquences dangereuses à sa troisième année. Dans les environs de Leipzig, une jeune femme s’épuisa à couvrir les sordides pulsions sexuelles de son époux, rongé par un traitement nouveau mal-appliqué par le médecin itinérant très vite retrouvé par le 1er trio. Pour chacun de ses drames, les chasseurs durent se débrouiller avec leur propre morale, soit en se contentant d’abattre le mutant soit en cherchant à punir les sources du mal, lorsqu’il pouvait y avoir un responsable — car parfois, seul le Destin était à blâmer. Alors Emil et ses conseillers étudièrent la question dès l’année 1873, afin de fixer le protocole très simple du RFA en pareilles situations : sanctionner tout usage illégal du LM selon la nature de l’individu, puis laisser le reste aux autorités locales. En bref, les mutants étaient abattus à vue puis leurs corps brûlés, les criminels décapités à l’écart puis leurs têtes jetées plus loin, mais les simples complices étaient épargnés, réduits au silence sous peine d’être conduit devant la justice pour leur mauvais choix. Même si les soupçons de Jachym et Konrad devaient s’avérer exacts, Siegfried n’autoriserait donc jamais ses hommes à punir cette grand-mère d’aucune sorte, pourtant cela n’enleva rien aux craintes de Nora.

Car sa véritable peur n’était pas la vérité derrière cette affaire aux indices contradictoires, c’était la façon dont elle serait peut-être censée l’obtenir, si son chef l’ordonnait au nom du RFA. En effet, la sonde des Vipères ne servait pas simplement à explorer le monde sous une forme alternative, elle pouvait aussi scruter l’intérieur des mémoires ou des consciences, jusqu’à parvenir à les altérer. Par cette méthode imparable, les groupes de chasses venaient donc chercher l’information directement dans le crâne des complices, effaçant ainsi toute barrière du discernement ou du mensonge. Seulement toute pratique a ses risques, et ceux de la sonde pouvaient se révéler très lourds pour l’esprit humain, selon la Vipère ou la proie. Certains témoins devenaient par exemple amnésiques après un examen mal-réalisé de leur cerveau, d’autres dépressifs ou apathiques, si le choc ne venait pas réveiller des penchants beaucoup plus mauvais en eux. Nora s’était certes montrée brillante durant ces exercices à la Mondlicht-Turm, supervisés par Yazmina, mais elle avait tout de même causé le suicide d’un chimpanzé, rendu à se taper le crâne contre les murs de sa cellule. Bien sûr, la jeune chasseresse portait encore ce drame sur la conscience, elle y repensait souvent, alors essayer de sonder celle de cette vieille dame lui donnait des sueurs froides.

Cependant, avec un peu de chance, revenir interroger la veuve ne serait pas nécessaire, pas plus que revenir faire un rapport à Othon…

— Elle avait pas tort, en vérité. C’est pas les griffes ni les poils d’un ours normal ça, annonça Konrad, en s’accroupissant devant le tronc marqué par un jeune mâle mutant d’après Siegfried. Il a l’air sacrément atteint, ça pourrait être notre Bête ?

— Le LM peut transformer en bien des choses, commençait à lui concéder son chef lorsqu’un bruit attira son attention, comme un petit grondement. Elle n’est pas loin, allons voir, ordonna-t-il à ses compagnons avant d’entendre des craquements de branche se rapprocher.  

Elle nous a sentis, préparez-vous à la recevoir, lança-t-il à ses camarades déjà en train de réagir, y compris Nora partie se positionner derrière un tronc à l’arrière du groupe.

J’ai pas le droit à l’erreur, se répéta-t-elle en ressassant les conseils des instructeurs durant ses cours de tirs, je peux tirer seulement si je suis sûre de moi. Car le vrai danger n’était pas de gâcher ses munitions, ni d’enrayer son arme semi-automatique à force de s’y reprendre, ni même d’exciter la bête pour rien, c’était d’abord celui de blesser ses propres compagnons. Lors des charges de mutants, les chasseurs bougeaient dans tous les sens, pressaient l’animal à tour de rôle en passant du sabre au pistolet, enchaînant les pas de côtés pour échapper aux coups de griffes. Et plus la cohésion du groupe était mauvaise, plus le risque d’un tir ami grandissait, surtout si l’Aigle était une tête brûlée ou si le Renard jouait en solitaire. Alors Nora connaissait assez son groupe pour craindre blesser Konrad ou Jachym, chacun derrière un arbre avec leurs sabres au clair, prêts à tenailler la Bête qu’ils entendaient venir derrière les buissons d’une petite crête. Allez, on est quatre, s’encouragea la chasseresse en se voyant trembloter sous la pression, sous le poids de son grand fusil de Vipère, le Natrix et son double canon long, lorsqu’elle vit les buissons valser d’un seul coup…

Fort de presque deux tonnes concentrées sur trois mètres, cet ours aurait pu balayer un cheval comme il venait de dégager ce bosquet, grâce à ses puissantes cornes recourbées tel un bélier. Aucun prédateur ne pouvait percer son épaisse fourrure de mutant, et ce jeune mâle l’avait compris vu son impatience à charger dans la pente à la manière d’un rhinocéros, au point de faire vibrer le sol aux pieds de Nora. Choquée, la chasseresse ouvrit le feu d’instinct sur cette masse rugissante en pleine épaule, mais celle-ci vacilla tout juste sur le choc de la balle, engloutie par ses poils hirsutes. Alors elle voulut corriger sa visée dans la foulée, pourtant Siegfried lui ordonna de cesser le feu pour ne pas exciter le mutant davantage, à la grande surprise de sa camarade. Ils ne comptent tout de même pas l’attendre sans bouger, s’inquiéta Nora à la vue de ses compagnons immobiles, à la fois tendus et sereins, à l’image de Siegfried qui dégainait tout juste le grand espadon dans son dos — la Splittergramr des Ours. Cette arme mesurait un peu moins de deux mètres hors garde, avec une largeur de presque un demi-mètre et une épaisseur qui lui conférait sa quinzaine de kilos, rendant son usage très difficile même pour les autres chasseurs. En théorie, Siegfried pouvait donc trancher la gueule de la Bête au vol avant d’encaisser un coup, seulement Nora restait assez lucide pour craindre l’inverse. Même s’il parvenait à trouver le moment parfait pour s’élancer, son chef finirait forcément écrasé par ces deux tonnes jetées à toute allure.

Pourtant Siegfried fit juste un pas en arrière, puis cria le nom du RFA en pointant sa lame vers la Bête désormais à quinze mètres de lui, lorsqu’une lumière vint soudain la percuter sur le flanc. Surgi du regard encore scintillant de Jachym, canalisé d’un geste de sabre toujours fumant, ce souffle d’écho bouscula le monstre telle une vague de fumées, un nuage orangé d’où Nora vit bientôt une silhouette jaillir. Pendant que le mutant glissait au sol en cherchant ses appuis, Konrad réatterrit à hauteur de sa tête, avant de fuser sur sa gauche pour enfoncer sa lame dans la gorge de sa cible, dans le prolongement de sa course. Foudroyée, elle continua malgré tout de convulser tandis que son élan l’amenait aux pieds de Siegfried, dont la grande zweihänder s’abattit net, droit sur le cou de leur proie, vaincue. Durant un instant, Nora resta stupéfaite de la précision d’exécution de ses compagnons, regrettant plusieurs de ses critiques à leur égard, au point de se demander pourquoi le RFA doutait de leur efficacité. Jachym avait utilisé la technique emblématique des Renards, le choc cinétique, afin de déstabiliser le monstre occupé par l’Ours, offrant à l’Aigle une occasion en or pour fondre sur un point vital. En vérité, le 3ème venait presque de reproduire un exercice d’entraînement, un enchaînement académique parfait dans lequel une Vipère était complètement superflue.

Mais la jeune chasseresse se rappela très vite les raisons de sa présence, ou plutôt la mission confiée par son vice-directeur Ulrich, dès qu’elle vit la réaction de ses camarades à l’issue de cette victoire.

— C’est moi qui l’ai eu ! Sa tête est pour moi ! clama Konrad en se tournant vers Jachym, comme s’il connaissait déjà sa réponse : prends ce que tu veux, le coup décisif reste pour moi. Non, Siegfried aurait pas pu l’achever sans moi, et il se serait relevé si j’avais pas coupé sa charge d’une lame dans la nuque.

— T’as pas eu la nuque, mais la gorge, et des mutants qui survivent à ça, j’en vois trois par jours. On en parlera au vieil Othon si t’insistes, tu verras ce qu’il en dira, mais te fais pas de faux espoirs.

— Vous comptez vraiment vous disputer un trophée si ridicule ? Ce n’est même pas notre véritable proie, ouvrez les yeux. Ses pattes n’ont rien à voir avec les empreintes du lieu de l’attaque, voulut intervenir leur chef sans s’attendre à envenimer la situation, car cette victoire avait autant d’importance que les autres.

— C’est vrai que vous vous débrouillez sacrément bien tous les trois, je ne l’aurai pas cru possible. Vous ne pourriez pas accepter l’idée d’avoir chacun planté un clou dans le cercueil et vous répartir le mérite ? lança soudain Nora, avec l’espoir de pouvoir apaiser les tensions par quelques flatteries — comme si ce serait si facile…

Malheureusement, elle obtint tout juste un répit dans cette énième discorde, à peine le temps de disperser un peu d’essence sur le cadavre.

Sitôt une corne de la Bête prise en trophée, Konrad annonça être déterminé à mener la fin de cette chasse dès maintenant, tant il était encore ivre de l’adrénaline et du LM en lui. Après tout, ça ne servait à rien d’attendre ou de faire son rapport à Othon, surtout après une telle démonstration de force du 3ème quatuor — cet examen n’avait pas lieu d’être, alors le respecter n’avait aucun sens. Bien entendu, son chef s’acharna à le convaincre de suivre les directives sans broncher, juste pour cette fois, mais Siegfried était seul contre deux. Jachym n’avait pas encore bouclé son enquête, pas avant d’être revenu interroger cette veuve après ce mauvais coup, car c’est bien de cela dont on parle. Les cris de ce mutant étaient en effet bien plus graves que ceux d’un jeune mâle, et cette vieille dame devait forcément le savoir après tant d’années dans ces montagnes. En fait, le Renard en venait à l’accuser d’avoir piégé le groupe, en l’envoyant directement sur le terrain de ce monstre trop éloigné du village, au mépris de leurs vies.

Alors Nora voulut de nouveau prendre la défense de la veuve, quitte à agacer son camarade lorsqu’elle prétendit ses suppositions un peu trop hâtives, seulement ça ne changeait rien au véritable problème du 3ème quatuor.

— Bon, j’ai pas votre temps, les filles. Vous pouvez rester ici à discuter sur votre mamie. Moi, je vais aller botter le cul de cette saloperie parce qu’il va bientôt être midi avec toutes ces conneries, expédia Konrad en partant vers l’ouest, seul, malgré les menaces désespérées de Siegfried.

— Si tu pars seul, j’en informerai Othon.

— Ça marche, je vous croiserai au retour ! répliqua-t-il sans se soucier des craintes de Nora : il ne va pas aller chasser un mutant tout seul, si ?

— Je ne vais pas l’y suivre en tout cas. J’ai trop de neurones pour foncer sur ma proie tant que j’ai des doutes, intervint Jachym tandis qu’il finissait d’arracher l’autre corne du cadavre. Je ne sais pas ce que cache la vieille dame, mais je vais le découvrir. La véritable Bête est peut-être plus curieuse que prévu, conclut-il en repartant à son tour vers la demeure de la veuve, sous les airs abasourdis de la Vipère.

— Si vous croisez la Bête, vous êtes sûrs d’y rester ! essaya-t-elle de leur clamer, mais ni son Renard ni son Aigle ne lui répondirent. Siegfried, il faut faire quelque chose.

— … Othon m’a ordonné de suivre les ordres à la lettre, même si je devais les laisser assumer le poids de leurs choix. Je vais suivre mon devoir et retourner au village faire mon rapport. Tant pis pour eux… soupira-t-il en raccrochant son espadon dans son dos, avant de partir les yeux baissés malgré les insistances de sa Vipère.

— Ils risquent de mourir, Siegfried. Les ordres attendront, et ils auront tout le temps de payer leurs erreurs plus tard, finit-elle par lui lancer, comme s’il n’y avait jamais pensé : ce sera à moi de payer leurs erreurs devant les officiers, comme toujours. Ceux sont deux imbéciles, mais leurs morts sur ta conscience seront toujours plus lourdes qu’un blâme du vieil Othon, non ? fit-elle remarquer sans parvenir à l’arrêter, mais sans qu’il ne réplique non plus. Jachym court moins de danger à priori, suivons Konrad. Il nous reste du temps pour convaincre ce crétin, ensuite nous retournerons au manoir de la veuve. Même si nous devions avoir du retard devant Othon, nous dirons que je vous ai ralentis, que j’ai eu un souci avec mon Natrix ou que j’ai perdu conscience à force de sonder pour rien !

— … Tu es bien naïve envers eux, tu as trop bon cœur. J’ai déjà couvert leurs bêtises à plusieurs reprises, ils n’ont jamais appris, confia-t-il en faisant volte-face pour poser la main sur l’épaule de sa jeune recrue. Mais je vais te suivre quand même. Lorsque les Vipères furent annoncées aux Ours, Ulrich prétendit qu’elle nous aiderait à diriger nos groupes. Alors je vais t’écouter, pour cette dernière fois, toutefois ne compte pas sur moi pour éponger les erreurs de ces idiots, lui asséna-t-il d’un regard ferme, sérieux, à tel point que Nora sentit aussitôt le poids de la responsabilité s’abattre sur ses épaules.

Nous allons y arriver, lui promit-elle avant de se mettre à trottiner dans le sillage de Konrad, déjà rendu au sommet de la petite cuvette où brûlait désormais le corps d’un mutant.

Évidemment, les procédures du RFA imposaient aux chasseurs de veiller à la bonne incinération de leurs proies, puis une vérification d’éventuelles traces de contamination retirables ou d’ossements contaminés — afin d’évacuer un maximum de LM. Toutefois les membres du 3ème étaient trop pressés ce jour-là, surtout Jachym, dont les soupçons grandissaient au fur et à mesure de son retour vers la demeure de la veuve. Lorsqu’il atteignit enfin la porte de la demeure, il la trouva d’ailleurs fermée, barrée comme si elle avait anticipé leur retour, à moins qu’elle ne soit partie faire un tour au village. Loin de se décourager, le Renard fit le tour de cette propriété, jusqu’à trouver un endroit relativement facile d’accès pour un chasseur : un arbre assez proche du mur. Avec un peu de talent, je peux y arriver, s’encouragea-t-il à la recherche d’une bonne trajectoire, avant de s’élancer vers le tronc. Après une bonne foulée sur l’écorce, il put s’accrocher à cette branche qu’il avait repérée, puis reprendre assez d’appuis pour se jeter par-dessus le mur. Sitôt de l’autre côté, Jachym se trouva près d’un petit pavillon bordant le potager, exactement le genre d’endroits où la veuve et son mari passaient de longues soirées d’été. C’est étrange ça aussi, cette ancienne fortunée n’aurait pas même un domestique pour veiller sur elle, s’intrigua-t-il tandis qu’il venait inspecter la table ou les chaises usées de ce recoin toujours fleuri de la propriété, quand un détail attira soudain son attention : une empreinte de la Bête ?

Le sol était trop piétiné pour en être certain, mais il suffit de lever les yeux pour en trouver une autre plus loin, à l’arrière de la demeure, non loin de la basse-cour. Il aurait réussi à sauter le mur pour aller chercher deux ou trois poules, supposa-t-il non sans un peu de mal à l’imaginer, car les indices du lieu de l’attaque ne suggéraient pas un mutant agile ou très grand. La basse-cour semblait d’ailleurs intacte, aucun clapier ne gisait avec sa cage éventrée près des autres ni dans le débarras, à côté du poulailler où aucun dégât n’était à constater, à la grande surprise du chasseur. Quelles que soient leurs origines, les mutants préféraient rester à l’écart des Hommes, alors ceux qui trouvaient le courage d’y venir ne repartaient jamais sans avoir tenté leur chance, surtout s’il ne se sentait pas menacé par un concurrent plus imposant. La Bête pourrait défoncer tout ce poulailler avant que la vieille rameute le village, pensa Jachym en balayant du regard les environs, jusqu’à finir par apercevoir un petit bruissement dans les buissons : sûrement des rats… ou un truc du genre. Et à bien y regarder, il n’y avait pas la trace du moindre chat ni chien dans cette propriété rurale, personne pour libérer ce potager de la vermine ou tenir compagnie à cette veuve. Pourtant il découvrit bientôt une gamelle un peu usée, mais plutôt propre, près du pas de la porte menant à ce jardin, comme si la demeure avait eu des animaux domestiques il y a peu. Puisqu’il était sur le seuil, Jachym décida donc d’en profiter pour frapper à la porte, sans obtenir de réponse pendant qu’il jetait un coup d’œil derrière lui, dans une petite maison attenante à la grange où il entendait un cheval. Des domestiques devaient loger là-bas autrefois, toutes les fenêtres sont fermées, remarqua-t-il avant de lever la tête vers les volets ouverts de la bâtisse principale, puis se diriger vers cette annexe encore intacte elle aussi, le loquet n’a pas l’air usé. En vérité, il donnait l’impression d’avoir été nettoyé quelques mois auparavant, tout semblait indiqué une occupation récente des lieux. Ce dernier détail n’avait rien de choquant en soi, puisque les villageois accusaient déjà la vieille veuve d’avoir congédié ses domestiques durant un accès de folie, toutefois cela ne dissipait pas les soupçons du Renard : la vérité est ici, plus très loin, peut-être sous mes yeux…

Poussé par son intuition, Jachym tourna la tête en direction de l’étable, vers cette ouverture sans fenêtre d’où il aperçut le bout d’un canon, visiblement accroché au mur. Alors il s’y rendit sans attendre, releva la barre puis se dirigea vers le fond de cette grange, où un décorum solennel l’attendait près d’un vieux destrier de guerre. C’est un uniforme autrichien, sûrement un officier de la cavalerie légère, comprit-il à la vue de la selle ou des rubans conservés dans un petit placard de cet autel, dans cette chapelle où veillait la fidèle monture de ce soldat. Le Renard prit donc la peine de fouiller un peu, cherchant une date de mort ou le lien de cet homme avec la veuve, seulement le collier de fleurs fraiches et d’autres preuves d’attention suffirent à lui faire passer le message : il s’agissait de l’époux de la veuve. Il a dû mourir des suites de la guerre contre l’Allemagne, conclut-il en contemplant ce reliquat un instant, jusqu’à se sentir troublé par ces fleurs, par tout ce décorum si entretenu, comme si la vieille dame n’avait pas d’autre lieu pour se recueillir. Il n’y a pas de tombe aux alentours, pensa le Chasseur, certain d’avoir entendu dire que la veuve ne se rendait jamais au cimetière du village, perdu dans ses réflexions au point de faire les cent-pas, lorsqu’une preuve bien plus concrète lui sauta aux yeux : une autre empreinte de la Bête ?

Et lorsqu’il finit par s’en persuader, toutes les preuves s’assemblèrent dans la tête du 3ème Renard, si bien qu’il en sursauta.

— Merde ! Faut que j’aille prévenir les autres, la vieille risque d’y passer ! lâcha-t-il en filant vers le toit de la petite annexe d’où il put sauter dans les bois, puis filer à toute vitesse.

Pourtant le reste du quatuor ne semblait pas très inquiet, hormis Siegfried qui scrutait sa montre toutes les cinq minutes tant il craignait de faillir à sa mise à l’épreuve.

Pendant ce temps, Konrad palabrait sur ses innombrables exploits de chasseur, détaillait ses plus beaux enchaînements à Nora, au point de ne pas remarquer les soupirs désemparés de sa collègue. Mais la chasseresse l’avait bien cherché, elle avait poussé son Aigle à se vanter dans l’espoir de le mettre de bonne humeur, avant d’essayer de le ramener à la raison. Ce serait tellement dommage que le RFA soit obligé d’arrêter ta carrière, le flattait-elle d’une voix charmante, sans talent inné pour ça, mais non sans un certain succès, c’était si facile de berner Konrad. En revanche, il était bien plus ardu de le convaincre d’arrêter de faire sa tête de mule, de retourner faire son rapport au lieu de suivre les empreintes jusqu’au repaire de la Bête. Bien sûr, Nora voulut encore insister sur le danger de ce mutant dont il savait peu, toutefois le 3ème Aigle ne mentait pas sur son courage, ou plutôt son inconscience légendaire parmi ses collègues.

Lors d’une chasse au Danemark l’année dernière, le 3ème s’était par exemple retrouvé à patrouiller dans un fjord contaminé par l’épave d’un cargo de Solar Gleam — la grande firme anglo-saxonne gérant les autres bassins de LM en Suisse et en Asie.

— On trouvait que dalle à buter, il faisait froid même avec la nouvelle thérapie Aigle, on bouffait de la merde. Bref, j’avais la rage. Et là je baisse la tête, je vois du mouvement dans un buisson du marécage, quand un putain de rongeur géant me saute à la gueule !

— Nous étions sur sa piste depuis plusieurs heures, ajouta cependant Siegfried.

— Ouais, mais il était bien caché ce connard, et il aurait pu nous avoir si j’avais pas réagi au quart de tour. La pauvre bête a même pas réussi à se retourner que j’étais déjà en train de lui sauter dessus !

— Elle a quand même réussi à s’enfuir un peu, nous avons mis dix bonnes minutes à la coincer… —  Et quand je l’ai fini, je l’ai fini. Je l’ai transpercé avec mon sabre en pleine nuque, avant de lui coller un pruneau dans le museau juste pour lui dire d’arrêter de couiner !

— Ça, c’est vrai. Mais nous avions surtout fini par déclencher une surmutation, nous avons échappé au drame de justesse, conclut son chef, sous les airs soudains curieux de la jeune chasseresse : les surmutations ? Oui, tu te rappelles quand je t’ai dit d’arrêter de tirer contre l’Ours mutant, tout à l’heure ?

— Il aurait pu évoluer davantage en plein combat ? supposa-t-elle au grand plaisir de son chef : tu comprends vite ! Merci, les savants de la 01 m’en ont vaguement parlé, mais d’après eux chaque mutation serait plus… difficile à développer que la précédente.

— C’est le cas, du moins pour les animaux. Chez nous, c’est à la fois plus simple et plus compliqué, notre part de conscience est bien plus grande, cela fait entrer d’autres facteurs en jeu. Outre le stress et l’instinct de survie, les humanoïdes peuvent surévoluer au contact de simples souvenirs de leurs passés ou dans le but d’accomplir l’objectif de leur mutation initiale, commençait à lui expliquer son chef, prêt à poursuivre lorsque Konrad s’élança d’un seul coup.

A mort, cria-t-il en courant vers la grande silhouette canine au fond des bois, terrorisée par ce fou furieux au point de détaler sans attendre, sous les yeux stupéfaits de ses compagnons forcés de le suivre.

Toutefois, si Nora parvint à rattraper Siegfried, elle comprit très vite qu’ils n’auraient aucune chance de rattraper leur camarade obsédé par sa proie en train de filer. Car le 3ème Aigle filait à toute allure, sautait par-dessus les rochers ou se glissait sous les branches au point de tenir le rythme de la Bête. Bien entendu, celle-ci connaissait mieux le terrain que lui, elle menait la poursuite avec assez d’aisance pour espérer s’échapper sans combattre, mais la thérapie de Konrad commençait juste à s’emballer. À chaque nouvel effort, à chaque bouffée d’air enragée, le LM décuplait les forces du chasseur qui ne lâchait plus sa proie des yeux, porté par la transe de l’adrénaline sublimée, baigné par ses sensations de vie extrême. Et petit à petit, les foulées de Konrad s’allongèrent sur plusieurs mètres, ses appuis se mirent à effleurer le sol du bout des bottes, lorsqu’il n’engloutissait pas des pentes entières en un seul bond. Alors la Bête fit soudain volte-face contre son poursuivant forcené, dans un ultime geste de désespoir, ou dans un coup de génie bien préparé. À la fois surpris et poussé par son élan, Konrad réussit à dévier sa course afin d’échapper de justesse à la créature, mais il ne put conserver son équilibre tandis que le monstre reprenait déjà ses appuis. Sitôt au sol, le Chasseur dut bondir à nouveau pour ne pas être saisi par les crocs de ce cauchemar : un chien à sept yeux, grand comme un tigre de Sibérie.

Plus curieux encore, le pelage de la bête rutilait telles des pointes de métal, toutes bien léchées contre sa peau, jusqu’à donner l’impression d’un tapis d’écailles protégeant son corps des balles. Et pour couronner le tout, son échine culminait désormais sur une petite crête de la nuque à la queue, juste assez pour dresser certains de ses grands poils d’acier vers son postérieur, ou dissuader quiconque d’agripper son dos. En cas de duel face à une telle forteresse de 400 kg, les procédures du RFA recommandaient le repli immédiat, mais le 3ème Aigle ne pouvait fuir devant pareil trophée à ramener devant Othon. Alors il plongea une main dans sa veste, puis s’approcha soudain de la Bête en la menaçant de son sabre, quitte à crier pour la forcer à reculer d’un pas. Bien sûr, elle recula comme il l’espérait, mais elle se préparait déjà à bondir quand il sortit sa main de sa poche, afin de jeter sa grenade en douceur au museau de la créature. Konrad bondit ensuite sur ses arrières, priant d’entendre le cri de sa proie quand il trouva le temps de prendre une nouvelle foulée, avant que la détonation ne résonne dans la forêt.

Merde, il est intelligent, réalisa-t-il en voyant la Bête intacte, bien à l’écart de l’explosion comme si elle était familière de ce genre d’outil, prête à reprendre l’initiative sur lui. Et elle profita de son avantage sans attendre, forçant le Chasseur à se jeter sur le côté avec le fil de sa lame en opposition, seulement c’était trop tard même pour un Aigle. La fourrure métallique du monstre vint alors lacérer l’uniforme de Konrad sur tout son flanc gauche, arrachant des lambeaux de peaux jusqu’à son épaulière rembourrée, avant qu’il ne s’écrase contre les racines d’un grand arbre. Incapable de réchapper au prochain saut, il voulut donc se retourner pour brandir son pistolet en sa direction, mais sa balle glissa contre le pelage en décollant quelques monceaux de poils, à peine de quoi faire reculer le prédateur par instinct. Malheureusement il n’avait aucune idée pour s’en sortir, aucune arme ne pouvait le sauver à temps, sauf peut-être ce feu de détresse qu’il craqua dans la panique à ses pieds. Pendant que la Bête rugissait de frustration devant cette lumière aveuglante, Konrad s’empressa de se relever afin de remettre un peu de distance, et il s’apprêtait à se retourner quand il entendit une voix jaillir loin dans son dos.

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