PROTOTYPE D’UN ÉCHEC

Vendredi 31 janvier, 17h06. Le Diable entre en grande pompe, portant fièrement un coffret à bout de bras.

 

LE DIABLE

Ma chère Elizabeth. Bonjour. Oui, je vais bien. Merci. Après la dernière fois, je ne me suis non seulement senti mieux, mais plus imbattable que de coutume. Je vous ai apporté une petite récompense. Pas de souci, c’est seulement un petit quelque chose.

Je pense qu’il va vous plaire. Enfin, je sais qu’il plaira non seulement à vous, mais aussi à TOUTES et à TOUT le monde. Mais à vous l’honneur. De découvrir en avant-première le contenu de ce beau coffret de bois d´ébène. Attention les yeux… TADA ! (Il ouvre le coffret et de petits joyaux de toutes les couleurs étincellent sur un coussin de mousse noire.)

Oui, je sais. Je suis capable de mettre toutes mes idées rapidement à exécution. Regardez. Ma nouvelle collection inédite de joaillerie. Les piercings dentaires et linguals ‒ linguaux ? ‒ en épinard, tomate ou anchois. Aussi disponibles en broches-taches. Les broches existent aussi en version taches de vomi. Vous pouvez en porter plusieurs à la fois en signe de solidarité pour les jeunes mamans à bout. Après, nous avons les piercings nasals – nasaux ? – en points noirs, en boutons ou en croûtes. Ces derniers existent aussi en version boucles d’oreilles. 

Super, hein ? (Il sourit, laissant scintiller un morceau d’émeraude entre ses incisives.) Alors ? Combien en voulez-vous ? Les morceaux d’épinards sont d’émeraude, les tomates et boutons d’acné en rubis et les crottes de nez en ambre biologique. Je crois même pouvoir décrocher un label écologique pour ces derniers. Les plus précieux sont les piercings diamants en forme de larmes pour joues percées. Hyper douloureux et hyper chers, mais hyper classes.

Je sais que c’est un choix difficile. Ceci dit, si vous vous décidez pour un piercing, sachez que j’ai pris mon pistolet à trous avec moi. La petite tatoueuse m’a montré comment faire et après je le lui ai emprunté pendant qu’elle avait le dos tourné et… Quoi encore ? Arrêtez de vous inquiéter, je ne le rendrai pas plus tard. Occupez-vous plutôt de choisir un joyau. Quoi non? 

OK. Je comprends très bien que vous puissiez avoir peur des trous. « Troulophobie » qu’on dit dans le jargon psycho-médical. Quoi « Trypophobie» ? Oui, c’est bien ce que je viens de dire. Dans ce cas, vous pouvez aussi choisir une broche, ça ne fait pas mal du tout sauf si vous vous la piquez par inadvertance dans la poitrine. Je peux même vous en faire confectionner une de votre plat préféré. Que diriez-vous d’une saucisse au tofu ? Non ? Je croyais que vous étiez végétarienne ? Vous n’aimez pas la saucisse peut-être ? Ou vous avez quelque chose contre ma collection ?

Comment ça, les bijoux ont l’air plus vrais que nature ? Mais bien sûr ! Encore heureux ! Vous me prenez pour un faussaire ou quoi ? Comment ça, pourquoi acheter quelque chose de si ressemblant ? (Il roule les yeux au ciel.) C’est bien la ruse ! Grâce à mes broches, plus besoin de changer de blouse ou de se curer les dents après chaque repas ! La tâche ne fait plus tache ! (DING TILITILILITTTTT DONG… Porte et portable sonnent en même temps.) Oh, téléphone téléphone, je dois y aller ! Comment ça, effectivement je dois y aller ? Non, je voulais dire, je dois aller prendre en premier !

Allô ? C’est qui ? (…) AH, ça tombe bien ! (…) Comment ça, plutôt mal ? (…) Non, ce n’est absolument pas possible ! (…) Anna-Lise ? C’est qui cette abrutie ? Ah, ok… des imbéciles ! Et vous aussi. (…) Je raccroche ! Bande d’incapables ! (Il jette son iPhone Quantum X sur le tapis.)

Je crains que le prochain abruti ne dusse patienter quelques minutes, je dois hyperventiler. (Ce qu’il fait.) Vous venez d’envoyer vos mauvaises ondes et votre énergie négative à travers l’univers. L’analyse de marché a mal tourné. Elle montre que les gens ont tous aussi peu de flair que vous. Personne n’est prêt à payer le prix. Alors même que le produit est impayable.

Je suis en avance sur mon temps, c’est comme ça. (Il souffle encore un peu.) Ce qui ne m’empêche pas de ne pas être un imbécile qui ne change jamais d’avis. C’est pour cela que ce merveilleux coffret en restera là, au stade du prototype. (Il lui présente le coffret et reste les bras tendus en attendant qu’elle l’accepte.)

Ce n’est pas un cadeau, je vous signale. Je vous rends juste votre stupide idée. Elle m’a déjà coûté bien assez de temps et d’argent. (Il soupire tristement.) Enfin, l’important dans la vie n’est pas de ne pas tomber, mais de se relever. Sur ces mots, laissez-moi prendre congé de vous et de cet échec en toute dignité.

 

Le Diable se lève, pose le pied sur un craquement d’iPhone et part en glapissant. 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez