Vendredi 24 janvier, 17h12. Le Diable arrive l’air furieux sans un regard pour Elizabeth qui l’attend, pour changer. Il s’assoit en croisant les bras et commence à parler sans ouvrir la bouche.
LE DIABLE
Je ne sais même pas pourquoi je suis là. Je ne sais pas du tout par où commencer.
Je suis assez énervé par votre faute. À cause de la semaine dernière. Oui, vous avez vu et vous vous êtes tue. Ne feignez pas l’innocence, vous n’êtes pas du tout convaincante. Avouez. Cela vaudra mieux.
Le morceau d’épinard. (Il devient rouge comme une tomate.) Celui entre mes dents. Vous auriez pu me le faire remarquer, quand même. Ce n’était pas la peine de le regarder pendant toute la séance. À moins que vous ne le trouvassiez élégant ?
Vous vous amusez pour ainsi dire à mes frais dans les deux sens du terme. Je ne paye pourtant pas pour que vous vous moquiez. Non, non, non, non, non, la véritable bienveillance, c’est autre chose. Vous ne m’écoutez pas et fixez le bout d’épinard à la place. Non, ça ne va pas. C’est impudent.
Que vous aurais-je dit si vous me l’eussiez indiqué ? Que vous êtes une impu… Que vous êtes impudemment honnête de me l’avoir signalé bien sûr. Et après ? Et après quoi ? J’aurais, hum, errr… Ben j’aurais enlevé le bout d’épinard. Pas sous vos yeux bien sûr. Non. Je serais allé dans un endroit sûr. Par exemple chez moi, en Enfer.
Bien. Le mieux eut été qu’il n’eût pas existé. Maudit morceau d’épinard. Nous aurions pu nous épargner cette discussion stérile. La prochaine fois, je commanderai les conchiglioniaglioeolio… OOOHHHH ! L’autre plat. Comme ça j’aurai l’haleine à l’ail. Ça vous apprendra.
Écœurant. Vraiment pas gentil. Faire ça à ses propres amis. OK, calmez votre joie, nous ne sommes pas amis. Je sais que notre relation est purement professionnelle, je vous épargne la peine de vous répéter. Pas sympa non plus de faire ça à son pire ennemi. Puisque c’est comme ça, je ne mangerai plus jamais rien. Voilà ! Vous êtes contente ?
Comment ça, accepter ce qui est ? Même avec un bout d’épinard entre les dents ? J’avoue que c’est un défi. Même pour quelqu’un de mon envergure. Ce n’est quand même pas un crime que de manger de bons légumes verts pour le déjeuner. Je ne peux quand même pas être puni pour un crime que je n’ai pas commis.
Voir le côté positif de la situation ? C’est difficile. N’importe quoi, bien sûr que je peux ! Il n’est rien que je ne puisse. Hum. C’est que vous non plus vous n’êtes pas parfaite. Et si vous ouvriez la bouche un peu plus souvent, je suis sûr que j’y apercevrais quelques résidus de thé aux herbes. Comment ça, sans projeter ? Vous n’êtes décidément jamais contente des réponses que je vous donne !
Et merde ? QUOI ? Je vous parle traumatisme et vous me dites « et merd… » ? Comment ça, merde est l’abréviation pour Eye Movement Desensitization and Reprocessing ? Hum, ça se saurait. Vous voulez dire EMDR ? Fallait le dire tout de suite ! Heureusement que je parle anglais couramment pour traduire votre jargon. Quoi c'est ça encore? Rouler des yeux pour coordonner les deux cerveaux ? Et ça marche ? Admettons. Je parie que vous rentrez d’un séminaire le week-end dernier et que vous voulez juste essayer vos nouveaux apprentissages sur moi. Pourquoi accepterais-je ? Soit, le monde manque de courageux cobayes, allons-y.
Oh, mais c'est que ça fait loucher ce truc là.
Eh, oh ! Pas trop vite avec votre mer... DR !
Oh ?! Ça marche ! Je sais ! Ça y est, j’ai trouvé. HOURRA !
Je vais lancer une nouvelle collection de bijoux. Des joyaux d’épinards entre les dents ou en tant que broches en forme de taches sur le poitrail en gage d’estime de soi. Ah ! Qu’en pensez-vous ? Pardon ? Comment moi je me sens sur une échelle de 1 à 10 ? Je suis 100 % content de moi et de ma merveilleuse idée ! Au revoir, je dois séance tenante perfectionner mon business plan !
Il est si content de sa nouvelle idée qu’il en oublie de lui laisser quelque chose en partant. Quand il passe devant le miroir en quittant la pièce, il trouve presque dommage de ne pas y apercevoir un morceau d’épinard.