Quand le dragon rit

Par MarineD

Mon cher Tobi,

J'espère que tout se passe pour le mieux à Minami et que tes progrès se poursuivent. Au manoir, tout le monde est soulagé de savoir que tu peux à nouveau profiter de courtes marches en extérieur. Ignace affirme que l'automne est une saison magnifique, au Pays Rouge, car les feuilles des arbres rouges se parent des teintes les plus vives. Ton père, mais aussi les employés qui te connaissent bien, ont hâte de te revoir en forme. J'ai rendu visite à Miriane. Elle n'a pas pu reprendre le travail et passe beaucoup de temps chez elle. Je crois qu'entendre de tes nouvelles lui a remonté le moral.

Pour ne rien te cacher, à Ferris, je sens dans l'air comme une incertitude qui plane sur l'avenir. Le duché de Palésia a semble-t-il durci les contrôles de sa frontière avec le Pays des Lacs, à la demande de l'Empire. Certains de nos voisins sont fous de rage. Le duc d'Arassy a déjeuné en notre compagnie l'autre jour et s'est demandé avec colère dans combien de temps les douaniers impériaux contrôleraient eux-mêmes nos frontières avec l'alliance des Terres Libres. Ton père comprend la décision de Palésia, mais se demande où est le roi Claude dans l'affaire.

La duchesse de Roan n'arrange rien. Les opposants à son investiture sont plus féroces que jamais, et des tensions apparaissent entre les citoyens et les gardes royaux. Plutôt que de calmer le jeu, elle continue à nous provoquer et à se détourner de nos contrats commerciaux. Ton père a tenté de l'amadouer, mais sais-tu ce que cette enfant perfide a répondu ? Que Ferris n'est pas digne de confiance, car allié du Pays Rouge. Le duc n'y a-t-il pas envoyé son propre fils ? Cela m'a mise très en colère, mais mon amie, madame Ueno, m'a conseillé de ne pas prendre ses paroles trop à cœur. La rivalité entre le Pays Rouge et la Vallée de Ryû est aussi ancienne que la montagne qui les sépare, m'a-t-elle dit. C'est bel et bien une étrangère que le roi Claude a juchée à la tête de Roan, et non une Athosienne. Cette Janu Gaeru fait si peu d'efforts pour s'intégrer convenablement à notre société.

Mais je ne souhaite pas t'ennuyer davantage avec tout cela. Dans sa dernière lettre, la guérisseuse Bara nous a informés que tu étais encore trop faible pour voyager. Nous envisageons de te rendre visite. En convoi réduit, avec le fiacre électrique, le voyage serait rapide, et quelques jours de vacances feraient le plus grand bien à ton père. Nous pourrions enfin découvrir à quoi ressemblent Minami et ton quotidien. Laisse-moi savoir ce que tu en penses.

***

Tobias considéra l'idée avec une perplexité mêlée de panique. Qu'entendait-elle donc par « convoi réduit » ? Ses parents étaient certes capables de voyager léger, mais seulement lorsque leur destination s'annonçait aussi confortable et fournie en meubles que le manoir Ferris, par exemple sur l'invitation d'un duché voisin. Les voyages en « campagne », c'était une autre affaire, le pauvre Ignace eût été le mieux placé pour en parler.

Tobias balaya des yeux sa propre chambre, hétéroclite. L'harmonie akajine initiale avait été brisée dès son arrivée par le contenu des remorques athosiennes. S'il affectionnait toujours autant sa lampe de chevet, l'armoire était devenue tristement inutile depuis qu'il portait exclusivement des vêtements locaux. Impossible de ranger ceux-ci dans une armoire déjà pleine, Yoko lui avait donc prêté une penderie, simple barre en fer sur pieds, support d'une guirlande de cintres ; placée devant l'armoire, on eût dit qu'elle la verrouillait, interdisant l'accès aux anciennes tenues d'Athos, telle un gardien devant les portes du passé. Puis, lorsque Tobias avait commencé à se lever et à s'asseoir plus longuement, Bara avait fait ajouter à sa demande une table de travail. Elle lui avait dégoté une simple planche sur tréteaux qu'il soupçonnait venir du fameux atelier de peinture dont elle vantait les travaux.

Il sourit à part lui. Six mois plus tôt, jamais il n'eût accordé à ce dispositif le nom de « table » ni n'eût accepté de s'y installer pour écrire. Tobias avait d'abord cru que la simplicité de la maison découlait du pragmatisme de Bara. En vérité, la simplicité tenait d'un idéal culturel. À la fin de l'été, madame Ueno, la tante de Yoko, l'avait invité à participer à une véritable cérémonie du thé, pratiquée dans la petite maison traditionnelle accolée au salon. Regarder madame Ueno travailler avait été une forme de révélation. Chaque ustensile avait une fonction et une place. Chaque geste de la maîtresse de thé avait un but précis. On faisait ce qui devait être fait, avec tout et rien de plus que le nécessaire. Simplicité et efficacité s'accordaient harmonieusement et créaient le « beau ».

Il avait fallu à Tobias la moitié d'une année pour comprendre la beauté de Minami et de ses habitants. Des Athosiens de la haute noblesse ne la comprendraient pas. Pour l'Athosien, l'esthétique habillait le pratique, la qualité d'un objet tenait autant à ses fanfreluches qu'à l'efficacité fonctionnelle. Ses parents jugeraient le village au pire archaïque, au mieux exotique. Ils seraient certes capables d'apprécier l'art épuré des rouleaux de parchemin et des paravents, mais un simple voyage ne suffirait pas à lui donner sens. Sa mère, notamment, serait difficile à convaincre qu'il ne manquait de rien. Comment lui faire entendre qu'il se sentait mieux ici qu'à Ferris ?

Il n'avait pas envie de la voir. Il n'avait pas envie de les voir, aucun d'eux, pas ici. Cet endroit était devenu son monde à lui. Un monde simple, avec une vieille femme qui le rabrouait et lui faisait boire des infusions, un petit garçon indiscret et rêveur qui oubliait les ordres dès qu'il avait une idée en tête, et une cultivatrice de thé qui partageait son amour des livres, acceptait son pouvoir sans crainte, avec qui il pouvait converser des heures chaque jour sans jamais s'ennuyer. L'idée de voir ses parents débarquer ici, avec leur suite, leurs bagages, leurs jugements, leurs préoccupations, et toutes ces voix, les voix incessantes de la ville qui polluaient constamment son esprit, lui interdisaient la sérénité... comme un énorme tourbillon de couleurs informe qui viendrait s'éclater contre la toile d'un paysage délicat. Non, surtout pas. La pensée même de les voir ici le submergea d'angoisse.

***

— Vous réagissez comme un gamin qui ne veut pas que ses parents viennent le chercher chez ses amis à la fin d'une après-midi de jeu.

— Je ne vois pas bien le rapport, s'agaça Tobias.

Il s'enveloppa dans le manteau de laine que Yoko lui avait prêté lorsque les températures avaient commencé à chuter. Il appartenait au mari de madame Ueno, qui travaillait dans une autre ville.

— Je dis simplement que mes parents sont culturellement incompatibles avec ce village, et que leur venue serait source de tracas, et non d'animation et de revenus comme vous l'espérez.

— J'en connais un autre, culturellement incompatible avec ce village, railla Bara. Et maintenant, il passe ses journées à la maison des sœurs Ueno, à nous faire croire que c'est le thé vert qui l'intéresse.

L'écharpe que Tobias passa autour de son cou portait la même odeur tenace de camphre que le manteau, un peu plus forte, car elle avait quitté son fond de placard depuis moins longtemps.

— Que suis-je censé comprendre, exactement ?

Une fois habillé, il reprit un instant son souffle, appuyé à la fois sur sa béquille et contre l'étagère à chaussures du genkan.

— Si vous ne voulez pas qu'ils viennent, dites-leur de ne pas venir, dit Bara.

— Ils ne m'écouteront pas. Glissez simplement dans votre rapport que j'ai besoin de calme et ils oublieront cette idée saugrenue.

— Mais que vous êtes compliqué !

Il se redressa sur sa béquille et fit coulisser la porte d'entrée.

— Ittekimasu, lança-t-il en passant le seuil.

— Itterasshai !

Dès l'arrivée de l'automne, un vent froid s'était installé en maître dans la vallée. Tobias réajusta l'écharpe sur son nez malgré son odeur désagréable de vieille armoire. Ce n'était que la deuxième fois qu'il effectuait le trajet jusqu'à la maison de thé seul et sans sa chaise roulante. Il avait délaissé la chaise récemment, et Daisuke ou Yoko l'avaient accompagné les premières fois, pour s'assurer qu'il ne rencontrait pas de problème. La veille, tout s'était bien passé.

Les rues de Minami n'avaient pas à proprement parler de trottoirs. Un caniveau, simple pente entre deux lignes de pavés, dessinait la limite tacite entre la zone où allaient les pieds et celle où claquaient les sabots. Tobias marchait au plus près des murs, il ne souhaitait pas se retrouver assis au milieu du passage s'il devait être pris d'une fatigue soudaine.

Il ressentit le besoin de s'arrêter une vingtaine de pas avant le carrefour nord. Le long de l'échoppe d'un vendeur de légumes, un petit renfoncement devant la fenêtre lui permettrait de se reposer. Le commerçant n'aimait pas trop les étrangers, mais tant pis, il fallait espérer qu'il ne remarquât rien. Il dépassa les étales de salades d'automne et de betteraves et s'appuya contre le mur pour s'asseoir. De l'intérieur de la boutique émana l'hostilité du commerçant, qui l'avait vu passer devant sa porte. L'homme avait la ferme intention de vérifier que l'infirme passait son chemin. Tobias ne bougea pas, indécis et languissant.

— Partez ! Partez de là !

L'homme était plutôt petit, avec des joues creusées et une dentition douteuse. Une cordelette blanche nouée à son front traçait une étrange ligne de démarcation entre son crâne chauve et les longs cheveux grisonnants aux racines plus basses. Il ne devait pas se douter que Tobias possédait maintenant de bonnes notions de langue rousse, car il accompagnait ses exhortations de ces grands mouvements de bras habituellement destinés à chasser un animal audacieux de ses plates-bandes.

Tobias l'ignora, rassemblant ses forces. Des passants commençaient à loucher discrètement dans leur direction. Finalement, sans un regard pour le commerçant, il poussa sur ses bras et ses jambes pour se remettre en route. L'autre continua à vociférer sur ses talons et ne s'arrêta que lorsque l'étranger fut assez loin de la boutique à son goût.

À la croisée des rues principales, une rafale d'air froid transporta l'effluve caractéristique des écuries. Tobias tourna le dos au vent pour descendre la rue du côté opposé. Il fit une nouvelle halte, sur le petit muret de jardin d'une habitation, avant de parvenir sous l'enseigne au dragon fumant sortant d'un bol de thé.

Un petit carillon argenté, aux fils décorés de perles en forme d'oiseaux, l'annonça lorsqu'il tira la porte. Il frotta ses chaussures contre le paillasson, se débarrassa de son manteau et, avec un certain soulagement, de l'écharpe, qu'il chercha à étendre le plus possible sur les crochets, dans l'espoir que l'odeur s'estompe d'ici son départ.

Pendant ce temps, madame Ueno passa la tête dans l'ouverture qui menait aux cuisines et reconnut un habitué. La tête repartit, et madame Ueno apparut toute entière d'une démarche droite et digne. C'était une femme à l'air sévère, un peu plus haute que large, dont la silhouette évoquait une jarre en terre cuite, avec ses mains toujours croisées sous sa poitrine. Elles les dissimulaient ce jour-là dans les manches amples d'un long kimono jaune pâle qui recouvrait jusqu'à ses sandales. Les seuls bijoux qu'elle portait étaient deux grosses émeraudes serties de bronze aux oreilles qui contrastaient élégamment avec un chignon de cheveux noirs comme la soie, volumineux et sophistiqué. Contrairement à Yoko, madame Ueno aimait se maquiller. Un rouge à lèvre discret et un far à paupière rosé complétaient sa tenue.

— Monsieur Fènnel, le salua-t-elle. Yoko n'a pas terminé ses tâches, voulez-vous bien l'attendre un moment ? Votre table est prête. Dois-je vous apporter une tasse de thé ?

Madame Ueno avait le don de séparer ses phrases de manière à vous couper l'herbe sous le pied au moment exact où vous vous apprêtiez à répondre. Tobias voulut la saluer, puis assurer qu'attendre ne le dérangeait pas. Il modifia sa réponse en un simple « merci », auquel il ajouta au dernier instant :

— Oui, merci.

Madame Ueno s'en retourna vers les cuisines de sa démarche droite et optimale qui dégageait l'idée que chaque foulée, pas une de plus ni de moins, saurait la conduire à sa destination. Ses pensées évoquaient à Tobias celles de Bara ; aussi précises que ses pas, elles ne se perdaient jamais.

Tobias s'appuya un instant contre la première table du salon puis se dirigea vers sa place devenue habituelle, la toute dernière table basse, face à la cheminée. Chaque pas rendait l'orbe d'eau plus grand, plus net, et la proximité de la magie plus perceptible. Depuis le banc où il s'assit, il pouvait contempler la perfection de la surface azur, et les détails du dragon d'argent qui l'entourait, protégeant son trésor. Garder la cheminée à portée de regard lui était agréable, comme s'installer face à un beau paysage ou un tableau réussi. La magie de transformation de l'orbe, concentrée dans la moindre miette de roche, rayonnait et baignait le salon d'une atmosphère chaleureuse et sûre. Ici, rien ne pouvait arriver.

Madame Ueno apporta le thé brûlant et repartit aussitôt. Tobias était pour l'instant le seul client. À l'époque encore récente de son fauteuil roulant, jamais il ne fût parvenu à se déplacer sans aide jusqu'à la cheminée. Aujourd'hui, il marchait, certes avec quelque difficulté, mais rien ne l'empêchait d'aller admirer de plus près ces trésors familiaux. Il lui restait du temps avant l'arrivée de Yoko, et personne ne l'observait. Il n'avait pas l'intention de vider l'orbe de son énergie, non. Juste un contact pour transvaser un peu de thé supplémentaire de la théière à son bol. Juste un contact pour retrouver la sensation de maîtrise de l'eau.

Il sentit comme une pression dans ses jambes immobiles. Elles se tenaient prêtes à obéir, mais l'instruction ne venait pas. Avait-il le droit de faire cela ? Qu'en penserait madame Ueno ? Yoko ne serait sans doute pas fâchée, elle était pragmatique ; cet orbe n'était qu'un orbe. Elle ne comprenait d'ailleurs pas bien l'intérêt de Tobias pour cet objet. Malgré tout, devait-il demander sa permission plus clairement ? Il n'avait jamais demandé expressément à s'en servir. Réagirait-elle différemment de ce qu'il avait perçu jusque-là ? Elle pouvait aussi ne rien savoir, comme elle ignorait sa véritable fascination pour la magie ou sa capacité à percevoir les pensées au-delà des contacts. Ce ne serait qu'un secret de plus. Il en gardait déjà beaucoup.

Cette réflexion l'aida à se lever. Il s'empara de la béquille qu'il avait laissée le long du marche-pied et descendit dans l'allée du salon de thé. La cheminée se rapprocha comme en rêve, plus lentement qu'il n'avançait, tel qu'il fut surpris lorsqu'il l'eut atteinte. L'orbe était devant lui, à sa portée, le dragon le fixait de ses yeux d'argent, les crocs dépassant de sa gueule allongée. Il avait un air presque rieur, narquois, qui mettait Tobias au défi d'avancer davantage.

Tobias tendit la main, par-dessus les lignes d'écailles sculptées qui se reflétaient dans l'azur. N'était-ce que le reflet de la sculpture, où bien un dragon dormait-il vraiment dans la pierre ? Il hésita à reculer, mais sentit alors l'orbe sous ses doigts. Il n'était ni chaud, ni froid. Sa surface était dure, pourtant ce fut comme s'il plongeait la main dans de l'eau. La magie s'écoula autour de ses phalanges avec une force telle qu'il ressentait à peine le contact de la pierre, noyé dans le flux. Il assimila cette énergie comme s'il plongeait tout entier dans un cours d'eau, laissa un instant son corps s'accoutumer au retour de cette sensation. Puis il leva sa main libre vers la table où se trouvait toujours la théière en fonte. Il tira l'eau qu'elle contenait, l'enferma dans une bulle soumise à sa volonté, joua comme un enfant eût joué avec un morceau de pâte à modeler.

Mais très vite, la fatigue sapa son attention, sans qu'il y prenne garde. Il secoua la tête et s'aperçut qu'il maintenait la bulle de thé immobile depuis un moment. Le rêve fugace d'un dragon qui l'observait d'un air moqueur, roulé autour de lui comme un serpent prêt à l'avaler, vint et s'enfuit, puis il se sentit sombrer dans la magie.

***

« Et le magicien se dissout dans la magie. » fit une voix goguenarde.

La voix ne pouvait être décrite. Elle n'était ni grave, ni aiguë, ni forte, ni basse. Ce n'était pas une voix, mais une pensée, émanant d'un être unique. Le dragon. Ils étaient seuls. Tobias, le dragon, et le néant. Tobias n'était qu'une conscience, une conscience éprouvée par le souvenir de son corps, mais privée de toute sensation, et contrainte de continuer à exister malgré tout.

Soudain, quelque chose revint. La chaleur. Une énergie pure coula vers lui, en lui. Souvenirs et sensibilité revinrent. La vie glissait sur lui, comme un œuf qu'on lui eût écrasé sur la tête, comme le suc de la salamandre qui lui avait rendu sa magie. Tout son être fourmilla tandis qu'il reprenait forme.

La présence narquoise grogna une nouvelle pensée : « Le culot et la chance, voilà tout ce que tu as. Dès que la seconde tournera, au néant tu retourneras. » Puis le dragon s'en alla.

***

Tobias ressentait un malaise, bien que confortablement installé. En émergeant de l'inconscience, il comprit qu'il se trouvait sur un matelas moelleux, enveloppé d'une couette à l'épaisseur juste agréable pour la saison. Une odeur d'épice, légèrement sucrée, planait dans l'atmosphère. Un bourdonnement d'inquiétude indistinct troublait son repos.

Il eût préféré rester allongé un long moment encore, mais s'efforça d'ouvrir les yeux. Il vit une tapisserie aux nuances pastel de bleu et de gris, représentant des oies sauvages en plein vol. Où était-il ? La question chassa les brumes de son esprit. La tapisserie, la texture des draps, l'odeur de la pièce... tout lui était inconnu. Le bourdonnement qu'il percevait se fit plus net. Il reconnut Bara, dont l'inquiétude, la frustration et la fatigue tonnaient derrière ses barrières mentales.

Il fit rouler sa nuque pour regarder autour de lui et trouva la prêtresse à son chevet, fébrile.

— Comment vous sentez-vous ? demanda-t-elle, la voix haletante, incertaine d'entendre une réponse – Peut-être avait-il simplement remué dans son sommeil.

— Ça va aller.

Elle sursauta presque au son de sa voix. Malgré son soulagement, elle ne pouvait le laisser s'en tirer à si bon compte.

— Qu'avez-vous donc fabriqué ? Les Ueno disent que vous avez touché à l'orbe sur leur cheminée. Elles vous ont retrouvé étendu devant. Elles sont venues me chercher aussi vite que possible. Je ne savais pas si vous alliez vous réveiller. L'esprit qui vous a infligé votre mal aurait pu décider de vous reprendre. Pouvez-vous encore bouger ?

Tobias sentit une vague glacée lui parcourir l'échine. Il fit jouer ses doigts, remonta un peu ses jambes sous les couvertures. La fatigue familière était là, mais son état n'était en rien comparable à celui dans lequel il se trouvait au printemps dernier.

— Je pense que ça va aller, répéta-t-il.

Une fois n'était pas coutume, la tête de salamandre inexpressive était une interlocutrice bienvenue. Sa neutralité atténuait la colère qui émanait de la voix de Bara. Tobias voyait presque les yeux de la prêtresse lancer des éclairs à travers ses naseaux.

— Je vous l'ai pourtant déjà dit. Les humains ne doivent pas chercher à contrôler ce qu'ils ne peuvent percevoir. Vous qui êtes si prompt à le faire tout de même, vous devez bien savoir ce qu'est un orbe, non ?

Bara soufflait toujours. Sa bouche formait un rictus fatigué dans la gueule du masque. Elle s'était fermée de son mieux au lien qu'il projetait sur elle, mais Tobias parvint à détecter l'importance que revêtait cette barrière à cet instant. La prêtresse lui cachait quelque chose.

— Bara, pourquoi êtes-vous essoufflée ?

— Je vous l'ai dit, répondit-elle d'un ton brusque. Je suis venue aussi vite que j'ai pu.

— Venue faire quoi ?

Son dernier souvenir solide remontait à son entrée dans la maison de thé, tout le reste restait désespérément flou. Il savait ce qu'il avait fait sans pour autant en saisir le détail.

— Bara, comment m'avez-vous sauvé ?

Car c'était ce qu'elle avait fait, sans qu'il sût si cette certitude émanait de la vieille femme ou de lui.

— Aux grands froids les grandes soupes, déclara-t-elle. Après tous ces efforts pour vous remettre sur pied, je serais bien fâchée de vous perdre exactement comme vous vous êtes perdu vous-mêmes la première fois. Mais je vous préviens, si cela se reproduit, il en sera fini de vous. Je ne vous ramènerai plus.

Le verbe fit naître des picotements sous son crâne. De la brume qui embrouillait son esprit émergea la sensation de la vie s'écoulant en lui.

— Vous m'avez ramené par magie.

— Je vous ai ramené comme j'ai pu. Et je ne pourrai pas le refaire indéfiniment, si vous voulez tout savoir. Je n'ai plus cinquante ans à donner.

— Que voulez-vous dire ?

Il regretta d'avoir posé la question. Ce qu'elle voulait dire, il s'en doutait déjà. Une partie de son âme l'avait déjà compris.

— La magie de vie est une magie d'échange. Le flux de vie crée simplement le lien. On n'a rien sans rien.

— Je suis désolé.

— Pffeuh, fit-elle en se levant de son tabouret. Si c'est vraiment le cas, alors la prochaine fois que vous tenterez de vous suicider, pensez donc à toutes les personnes qui seraient prêtes à donner leur vie pour vous en empêcher. Au cas où vous ne l'auriez pas remarqué, il y en a plusieurs dans ce village.

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Vous lisez