Le magicien

Par MarineD

— J'ai l'impression que chaque geste ajoute une nouvelle entaille. Là où je lisse le bois, je crée une arête ailleurs.

— N'allez pas tant dans le détail sur les longueurs. Une fois que la sculpture vous conviendra, vous la lisserez avec un papier de verre.

Tobias considéra l'alignement de formes ovoïdes supposé ressembler à un coquillage. La magnifique conque hérissée d'une collerette de nacre d'abord imaginée avait été bien vite revue en un bigorneau légèrement plus allongé que la moyenne. La silhouette eût pu tout aussi bien être celle d'un bonhomme de neige coiffé d'un chapeau pointu.

— Bon, fit Bara. Je ne peux pas vous conseiller plus longtemps, je suis à court de gentiane, il faut que j'aille en récolter.

— Je peux y aller pour vous, proposa Tobias.

— Je ne fais pas commerce des vies, répliqua Bara. Votre sollicitude est bien inutile.

— Je le sais. Quand bien même, j'aimerais vous rendre ce service.

Lassé de son expérience, il reposa le bloc de bois et le ciseau en « V » avec lequel il traçait laborieusement l'enroulement de la coquille.

Plusieurs jours d'un rythme régulier, fait de marche, d'écriture et de nuits réparatrices l'avaient débarrassé de l'épuisement dans lequel la manipulation de l'orbe d'eau l'avait laissé. Bara se remettait plus difficilement de l'échange d'énergie qu'elle avait opéré. Tobias le sentait, et s'en voulait.

Il la vit hocher la tête. Elle resserra son foulard pour se protéger du courant d'air qui traversa ce qu'elle appelait son atelier de sculpture. Daisuke, appuyé contre les planches du cabanon, avait observé d'un air amusé leur travail du bois. Il s'interrogeait sur leur conversation en langue commune qui, à son avis, traitait d'un tout autre sujet. Tobias la lui traduisit en quelques mots.

— M'accompagnes-tu ?

Le garçon acquiesça vivement, et Tobias tira de son enthousiasme un peu de sérénité. Malgré sa détermination à soulager la prêtresse de certaines tâches, l'idée de se trouver seul en montagne si son corps lui faisait défaut ne le rassurait pas.

Quand Bara partit chercher une hotte et une fourche, il glissa à l'oreille de son aide :

— Voudrais-tu demander à Yoko de nous rejoindre ? Si elle ne veut pas, dis-lui bien que j'aimerais lui parler.

Daisuke appréciait la compagnie de Yoko, il fila donc sans hésiter.

Tobias n'avait plus revu la jeune femme depuis ce sombre après-midi où il avait repris conscience dans ce qui s'était avéré son lit. Le lendemain, madame Ueno en personne avait quitté son salon pour lui porter un sachet de thé vert et l'informer que ses cours de langue rousse étaient suspendus. Quelques questions bien aiguillées, et l'esprit de la maîtresse de thé avait révélé que Yoko ne souhaitait pas lui parler pour l'instant.

Madame Ueno elle-même s'interrogeait. Yoko tenait-elle donc suffisamment au patrimoine maternel pour en vouloir à ce gringalet pâle d'avoir touché l'orbe ? Voilà qui l'étonnait, mais une part d'elle-même s'en trouvait ravie. Que son entêtée de nièce prît ainsi position pour la famille lui rendait presque le pauvre Athosien sympathique.

Tobias n'en pouvait plus de ne pas savoir. Il priait que Daisuke parvînt à convaincre la jeune femme de se joindre à eux.

Il était déjà prêt à partir, hotte sur le dos et fourche à la main, quand le garçon revint. Yoko était à son bras, vêtue de son pantalon de cultivatrice sous un épais manteau de laine couleur crème. Le cœur de Tobias accéléra sensiblement, l'appréhension le disputa à la joie de la voir enfin.

Quand Daisuke s'arrêta, les yeux aveugles de Yoko restèrent égarés sur la route. Elle savait que Tobias devait être là, à quelques pas, mais n'avait pas la foi de le chercher.

— Yoko, dit-il.

Elle tressaillit à part elle. Elle n'avait pas bougé un muscle, mais Tobias perçut l'effet de sa propre voix. Cela le toucha, et lui apporta une bouffée de soulagement. Sa voix lui avait manqué ces derniers jours. Terriblement. Elle avait redouté de l'affronter à nouveau, mais bouillait de lui dire ce qu'elle avait sur le cœur.

— Daisuke, passe devant, dit-elle au garçon.

L'intéressé délesta Tobias de la fourche et ouvrit la route, tel un soldat partant en éclaireur. Yoko tendit son bras. Tobias lui offrit le sien pour la guider. Ils passèrent devant les salamandres gardiennes du sanctuaire et suivirent Daisuke dans la rue plus étroite qui menait vers le grand torii de pierre.

— Êtes-vous en colère après moi ?

— Non. Je ne sais pas, rectifia-t-elle. Je ne crois pas. Vous m'avez fait très peur. Bara aussi, m'a fait très peur, lorsqu'elle a annoncé ignorer si vous alliez vous réveiller. C'est pour elle que nous allons sur les hauteurs ?

La cueillette de la gentiane n'intéressait pas tant Yoko, mais elle voulait converser le plus longtemps possible, garder déclarations et reproches pour plus tard, tant qu'elle le pouvait encore. Ses pensées vibraient autour d'elle, Tobias sut où elles voulaient l'emmener. Lui non plus n'était pas pressé. Ils étaient comme reliés par une corde. Bientôt, Yoko tenterait de le rejoindre, et s'il échouait à faire le même effort, si la corde se brisait, l'avenir les éloignerait l'un de l'autre.

En franchissant le torii de pierre, il se demanda s'il passait à nouveau dans cet entre-les-mondes auquel Bara croyait.

— Je suis désolé de vous avoir inquiétée. Cet incident m'a donné l'impression d'un retour en arrière. Dès ma guérison suffisamment avancée, je me suis empressé de me jeter à nouveau dans la mort.

Les pensées de Yoko tremblèrent à ces mots. Que voulait-il dire par là ?

— Pourquoi avez-vous touché à cet orbe ? Qu'essayiez-vous de faire, exactement ?

— Je suis désolé. Je n'aurais pas dû toucher à un trésor familial sans vous le demander.

Elle secoua la tête pour le faire taire. La colère qu'elle avait refoulée remonta d'un coup. Les muscles de son bras se tendirent soudain, et le rythme auquel sa poitrine se soulevait à chaque inspiration ne fut plus l'œuvre du seul relief.

— Je me fiche de ce caillou ridicule ! Je vous demande pourquoi vous l'avez fait. Vous m'avez posé un tas de questions sur l'orbe. Qu'est-ce qui vous intéresse tellement, au point de risquer votre vie ?

Alors qu'elle s'apprêtait à lui faire part de ses sentiments, allait-il se dérober à nouveau ? refuser de se livrer à elle quand bien même elle avait promis de ne rien lui cacher ? Tobias la distingua nettement, d'une manière presque physique ; la patience de Yoko. Il se sentit pris au piège, comme réfugié dans sa chambre de Ferris, la jeune femme tambourinant à sa porte. Il avait peur de la faire entrer. Mais s'il la laissait repartir, elle ne reviendrait pas.

Cette fois, il ne pouvait pas s'esquiver, pas plus que le jour où il lui avait avoué son pouvoir. Pour mener cette discussion à son terme, il devrait d'abord mettre des mots sur la passion qui l'animait, et risquer que Yoko ne la comprenne pas.

— Il y a un endroit que je voudrais vous montrer.

La route était longue jusqu'à la clairière de l'arbre rouge. Avec chacun sa béquille et sa canne de marche, Tobias et Yoko avançaient lentement. La faune des branches, qui les surveillait de haut, devait les prendre pour un couple de vieux spécimens. Lui éloignait sa compagne des creux de boue et des cailloux, elle marchait moins vite qu'elle n'en était capable afin de le ménager.

Daisuke allait et venait, partant à l'aventure loin devant, puis revenant vers eux pour s'assurer qu'ils suivaient toujours. À mi-chemin, il eut la bonté de réclamer la hotte vide, en plus de la fourche. Elle paraissait bien grande pour son corps d'enfant, mais Tobias fut reconnaissant. Peu habitué à ce genre de fardeau, il avait l'impression d'avoir les épaules à vif. Plus léger, il poursuivit l'ascension.

— Je crois que nous y sommes, dit-il plus tard, le souffle court, en reconnaissant le sentier.

Il en était même certain. Autour d'eux, le cœur de la forêt pulsait de plus en plus fort. En levant les yeux, il aperçut le dôme écarlate que formaient les plus hautes branches de l'arbre gardien. Quand le tronc gigantesque apparut au détour du chemin, il eut l'impression de retrouver un ami. Le flux de vie battait sans discontinuer, baignant la clairière d'une lumière invisible.

Malgré la fatigue de cette longue marche, Tobias se hâta de guider Yoko entre les grandes racines entremêlées. La jeune femme se demandait où elle mettait les pieds, mais garda confiance. Finalement, Tobias saisit la manche de son pull, sous les pans amples du manteau de laine, et posa sa main sur l'écorce.

— Nous sommes auprès de l'arbre gardien, n'est-ce pas ? Je crois que je suis déjà venue ici.

Elle avait parlé en langue commune, pour inciter Daisuke à s'éloigner. Le garçon, qui bondissait entre les racines en jouant avec la fourche, se désintéressa des adultes et se dirigea vers le sentier qui montait vers les montagnes, là où poussaient les plantes que Bara recherchait.

— Est-ce que vous le sentez ? demanda Tobias. Le flux de vie. L'énergie qu'il dégage ?

— Cet arbre a quelque chose de particulier, concéda Yoko. Comme une aura qui donne de la force.

— Cette aura, c'est le flux de vie. Ici, il est si puissant que vous le percevez alors même que vos sens ne le permettent pas habituellement. Pour moi, c'est comme si l'âme de l'arbre s'étendait au-dessus de nous, une gigantesque présence qui protège tout ce qui nous entoure. Je suis magicien, Yoko.

Elle eut un vague haussement d'épaules.

— Je ne comprends pas le rapport entre l'arbre gardien et l'orbe de ma tante.

— Le rapport, c'est leur magie. C'est comme si elle m'avait appelé. Ce n'est pas aussi primordial que l'oxygène que nous respirons, c'est plutôt un sens que j'ai retrouvé. Lorsque j'étais alité à Ferris, j'étais complètement coupé des flux magiques, je ne les sentais plus. Et puis, cette nuit où Bara m'a emmené auprès du grand arbre rouge, quelque chose s'est produit. Une créature m'a reconnecté aux flux. Je ne sais pas ce que c'était, mais, je pense que c'était ce que Bara appelle un esprit. C'était réel. Depuis, je sens à nouveau la magie autour de moi.

Elle ne comprenait pas. Ou plutôt, elle comprenait mal l'importance que cela revêtait.

— N'avez-vous jamais rêvé de voir, Yoko ?

— Ano... je ne sais pas, répondit-elle, décontenancée. J'ai toujours vécu de cette manière.

— Imaginez, imaginez qu'on vous offre la vue, mais qu'un bandeau épais devant vos yeux vous empêche de l'expérimenter. Pourriez-vous vous empêcher de le soulever ?

— J'imagine... que je ne pourrais pas m'en empêcher, admit Yoko.

— Je voulais juste manipuler un peu de magie, à nouveau. Transvaser de l'eau d'une théière à une tasse, juste assez pour retrouver cette sensation pendant un instant. Mais on dirait que mon corps n'était pas prêt, je suis désolé.

Yoko ne répondit pas. Elle s'était apaisée, mais une forme de résignation se lisait désormais sur son visage. Il recommencerait. Avait-il seulement idée de ce qu'elle avait ressenti quand sa tante, éperdue, lui avait crié qu'il avait perdu connaissance ? Comment cela se passerait-il la prochaine fois ? Sa main tremblait lorsqu'elle la retira de l'écorce, elle s'agaça de constater qu'elle allait se mettre à pleurer.

Tobias lut en elle ce qu'elle ne pouvait exprimer. Elle se sentait impuissante ; et sans importance. Ces longues conversations sur le thé, le travail de la nacre, les festivals du Pays Rouge, les moyens de transport athosiens... n'étaient-ce finalement que des cours de langue rousse ? Elle les croyait proches, elle était certaine d'être la seule à Minami à connaître le secret qui le poussait à se séparer des autres. Pourtant, il avait refusé de lui faire part de ses tourments, elle était restée ignorante de ce que représentait l'orbe pour lui. Si Bara n'avait pu le sauver, jamais elle n'eût su la raison de sa mort. Elle n'avait gagné ni son cœur, ni même sa confiance. Comment, alors, pourrait-elle empêcher la magie de le tuer ?

Exposé à de telles pensées, Tobias vit le désespoir s'emparer de lui. Il devait absolument lui faire comprendre qu'elle se trompait. Il avait déverrouillé la porte, tiré sur la corde, mais Yoko était toujours sur le point de partir. Alors, sans réfléchir, il fit le geste le plus démonstratif dont il était capable. Il lui prit la main.

Yoko sursauta. Elle avait la main toute fine, tiède et légère comme du papier, avec de longs doigts de pianiste. Le contact, tel une étincelle, embrasa son âme, brûla instantanément ses idées noires dans un incendie de panique pure. Elle connaissait la force du geste, savait ce qu'il leur coûtait à tous les deux, et ses possibles conclusions la terrifiaient. Elle inspira une bouffée d'air pour se calmer. Ses sentiments ainsi dévoilés, il faudrait les assumer.

— Je pensais que ce serait plus simple, souffla-t-elle. De ne rien cacher. Je savais que je vous aimais beaucoup. Mais après avoir failli vous perdre l'autre jour, j'ai compris que c'était plus que cela. Quand je me suis aperçue que j'avais peur de vous affronter, j'ai eu l'impression de rompre une promesse, et j'ai fui encore davantage.

Le contact mettait l'esprit de Tobias à rude épreuve. Les sentiments de la jeune femme vinrent se calquer sur les siens, comme une marée d'eau et d'huile cherchant à se mélanger à tout ce qui leur ressemble plus ou moins. Il s'efforça de ne pas lui lâcher la main et d'assimiler, d'accepter. Il devait rester en lui-même, séparer ses émotions propres de celles de Yoko. Il se mordit la langue, afin de créer une douleur qui le raccrocherait à son propre corps. Il se concentra sur son dos, encore irrité par les lanières de la hotte.

Jamais il n'avait maintenu de contact si long avec qui que ce soit. À sa grande surprise, il s'y accoutumait. Les premières secondes étaient éprouvantes, comparables à la morsure de l'eau glacée lorsqu'on entre dans l'océan. Mais une fois qu'on a plongé, le froid s'en va, les muscles se détendent. Yoko savait que, désormais, elle ne cachait plus rien. Tobias retrouva en lui-même les sentiments qui lui appartenaient. Sa peur était toujours là, ancrée en lui depuis trop longtemps. Il n'irait pas plus loin ce jour-là, il en était tout bonnement incapable.

— On dirait que je viens d'apprendre à vous tenir la main. Vous n'avez pas idée de l'exploit que cela représente pour moi.

Yoko pouffa en essuyant une larme de ses doigts libres.

— J'imagine que c'est déjà beaucoup.

Il vit que cela lui allait. Pour l'heure, il préféra rompre leur contact quand il l'aida à s'éloigner des racines de l'arbre gardien. Ils longèrent le sentier qu'avait emprunté Daisuke avant eux et montèrent vers les prairies où le garçon les attendait, déjà un bouquet de feuilles fanées et de grosses racines jaunes à la main. Il courut vers eux et les lança dans la hotte qu'il avait laissée au bord du chemin.

Tobias le félicita de cette cueillette bien entamée, et se dit qu'il aurait assez de force pour lui apporter son aide. Un sentiment d'accomplissement le rendait plus léger que les graines de pissenlit qui survolaient le plateau. Quelque chose en lui venait de se dénouer. Pour la première fois, son talent ne lui apparaissait plus comme une malédiction insurmontable. Il avait le droit d'aimer et d'être aimé. Yoko lui laisserait le temps dont il avait besoin, il le savait.

— Yoko, dit-il, oubliant Daisuke qui repartait à l'assaut des plantes. Je voudrais redevenir un magicien. Maintenant que je marche à nouveau, je voudrais réapprendre à manier la magie – Il la sentit se tendre à nouveau. – Mais je veux le faire correctement cette fois, s'empressa-t-il d'ajouter. La prochaine fois que je toucherai un orbe, j'aimerais que vous soyez avec moi.

La proposition la rasséréna.

— Je comprends. Je vous soutiendrai de mon mieux.

— Depuis que je vis ici, j'ai remarqué l'absence de magie, ou plutôt l'absence de magicien. Bara est ce qui s'en rapproche le plus, et même elle semble très sceptique quant à la magie telle que nous la pratiquons à Athos.

— Dans notre culture, la magie relève du domaine des esprits. Elle doit être manipulée avec beaucoup de parcimonie et de précision.

— Bara m'a expliqué que seuls les moines y sont autorisés. Pourtant, lorsque ma vie était en danger, elle n'a pas hésité à en faire usage, et cela lui a coûté cher. J'aimerais pouvoir lui rendre ce qu'elle m'a donné.

Yoko soupira dans l'air froid des hauteurs. Le sentiment qu'il décrivait lui était familier. Elle pensa à son père, à un regret enfoui qu'il n'identifia pas clairement.

— Chacun est libre de ses propres sacrifices. La vie de Bara est entièrement tournée vers les autres.

— J'ai le sentiment de me tromper sur son compte, de confondre ses croyances et ses convictions, de mélanger les rituels et les guérisons qu'elle opère.

Yoko sourit.

— Je crois que pour elle, c'est un tout. C'est la raison pour laquelle elle a tant de mal à vous transmettre ses convictions et ses connaissances. Elle ne parvient pas à les dissocier du sens qu'elle leur donne.

— C'est à moi de faire la part des choses, approuva Tobias.

Il eût préféré continuer sa marche aux côtés de Yoko, maintenant qu'une forme de confort spirituel s'était installé entre eux, mais Daisuke, qui revenait avec de quoi alourdir la hotte, cria qu'il ne manquerait pas de faire part à Bara de leur fainéantise.

Une fois la fourche en main, Tobias réalisa qu'il n'aurait sans doute pas la force d'aider le garçon à déterrer les longues racines dont Bara avait besoin pour ses préparations. Cependant, le lendemain, peut-être pourrait-il apprendre ce qu'elle comptait préparer exactement.

 

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