Quand l'intello-écolo surgit dans ma vie

Par C05i Selma

   Les jours passaient et contrairement à mon espérance, l’histoire du prénommé Félix n’avait pas circulé comme les ragots de d’habitude. J’étais donc vite passée à autre chose.

  J’avais dernièrement dû rattraper les quatre heures de colle que j’avais loupé pour diverses raisons (rendez-vous chez GT, après-midi Netflix avec Natasha, virée shopping et j’en passe…) J’étais donc venue un samedi matin, mes AirPods comme seule compagnie, annulant à contre coeur ma séance de sport.

  Je passais de plus en plus de temps dans le café péniche que tenait Max car il y faisait bien chaud et rien de mieux que de siroter un bon chocolat fumant avec une vue sur le port après la sortie des cours. La plupart du temps, je feignais être plongée dans mes devoirs mais j’écoutais surtout les conversations des clients. Ils n’étaient pas de la dernière génération. Je ne l’aurais jamais avoué, même à ma meilleure amie, mais je guettais le contraste entre les ragots des jeunes et ceux des vieux. Chez les jeunes on parlait plus amour et séries alors que chez les vieux c’était plutôt l’aquarelle, le club de randonnée, les apéros entre amis et les prochaines croisières. Cependant, certaines conversations discrètes m’interpellaient encore plus. C’était dans le coin des ados que couraient des chuchotements à propos de l’homosexualité mon père. Ils n’imaginaient sûrement pas que sa fille se trouvait juste à côté. Ces gens, c’étaient des fils à papa, qui allaient bien à la messe tous les dimanches et qui crachaient dans le dos des autres. Entre eux et nous, les gens de la street qui ne vivions pas dans le carré prédéfini par la société, on voyait la différence à tous les niveaux. Ça partait des chaussures jusqu’au bonnet, un Carhartt pour nous et un bandeau tricoté à paillettes pour eux.

 

_ Émily ! Pourquoi tu regardes le sol ? Le cours se passe au tableau. Justement, viens résoudre cette équation.

  Mon prof me sort de mes pensées qui étaient à des années lumières des mathématiques. Bien sûr, je n’avais rien écouté, j’essaie donc de me pencher discrétos sur le cahier de ma voisine, une reine des maths, intello. En vain, je n’arrive pas à déchiffrer sa formule.

_ Émily, ce n’est pas en regardant sur le cahier de ta voisine que tu dois trouver la réponse, c’est dans ta tête.

  Je m’avance donc à travers la classe où régnait un bruit de fond. Arrivée auprès du tableau vert, je regarde l’exercice : 2𝒙²+4𝒙 = 0. Après avoir passé un temps à analyser la chose et m’être rendue compte que je n’y arriverait pas, je décide d’adapter l’exercice avec un peu d’humour. J’attrape la craie pendant que le prof explique quelques notions oubliées à mes camarades. J’efface le 2𝒙²+4𝒙 et le remplace par le nom de deux de mes amis et métamorphose le zéro en un coeur. Je jette un coup d’oeil malicieux à la classe et déclare fièrement.

_ Ça y est monsieur.

Il se retourne et hausse les sourcils.

_ Jules plus Margaux égal coeur, eh bien, peux tu nous expliquer ton choix Émily ?

  Alors que les « ouh » et les bruits de bisous fusaient, je réplique avec un sourire mielleux :

_ Mon deuxième nom c’est cupidon monsieur.

Il esquisse un petit sourire puis répond sèchement :

_ Tu m’effaces ça tout de suite et tu recommences.

 

  Je pose mon pied dans le Centre de documentation du lycée, et c’était rare qu’il m’arrivait une chose pareille. Je ne venais ici que lorsqu’il s’agissait d’un DM de dernière minute, comme maintenant. La grande salle était silencieuse. Je me faufile entre les étagères à livres pour arriver au coin des ordinateurs. Comme par hasard, ils étaient tous pris. Les gens ne pouvaient-ils pas aller faire leurs vieilles recherches dans des manuels poussiéreux ? Je n’ai pas le temps de trop m’apitoyer sur mon sort, qu’un garçon se lève de sa chaise, l’air grave, et déguerpit, un livre sous le bras.

  Quand je me laisse tomber sur sa chaise, je remarque un message affiché au plein milieu de son écran. Déconnexion impossible à cause de la non fermeture d’un document, un truc dans le genre. Je clique sur la croix rouge et alors que je m’apprêtais à fermer la session, je remarque le nom de l’élève en haut à droite : Félix de L’aulne. L’image du garçon me revient, blond cheveux bouclés, comme l’avait décrit Natasha. Je me retourne avec une telle énergie que je faillis tomber de ma chaise. Il était parti, bien entendu. J’hésite pendant un instant d’aller courser cette personne mais je me sens bête l’instant d’après. Pourquoi une telle idée m’était elle venue en tête ? Il n’avait pas non plus fermé ses pages internet, super. Je décide de jeter un coup d’oeil à ses recherches. Rapport du Giec, résumé. C’était quoi ça encore ? Je recherche donc sur internet : Groupe d'Experts Intergouvernemental sur l'Evolution du Climat. J’esquisse un demi sourire. Sérieusement ? Il passait son temps libre à rechercher des infos sur le climat ? Il était bien pire que je ne le pensais. Au fur et à mesure, mes yeux se posent involontairement sur quelques bribes de phrases : augmentation de la mortalité, augmentation des maladies (malaria, dengue), famines… Mais quel était le rapport avec le « réchauffement climatique » ? On était plus au moyen âge. Les autres pages ouvertes étaient des trucs en rapport avec ça aussi, Greenpeace et tout ce qui va avec. Plus je continuais à survoler les documents avec ironie, plus une sensation de honte m’envahissait. J’éteins amèrement l’ordinateur sur un coup de tête et détale du centre de documentation. Eh merde, j’avais plus pensé à mon DM… Tant pis, je me taperai un zéro.

 

 

_ Hey Mily ! Je suis là !

  J’entends que quelqu’un crie, je tourne rapidement la tête pour voir arriver Natasha, une bombe de peinture à la main. Aujourd’hui aussi j’avais envie de donner une nouvelle touche d’originalité à cette usine, bien qu’elle était déjà repeinte sur les trois quarts des murs.

_ Salut, ça va ?

_ Ça va écoute, tranquille quoi, la routine par ici, répond-elle en souriant.

Je souris à mon tour et elle déclare.

_ Je tague là bas avec les autres, tu veux venir ?

  Je regarde les quelques personnes, regroupées autour d’une partie de l’usine. Ils avaient déposés leur affaires et s’étaient mis à l’aise, bien qu’emmitouflés dans leurs doudounes.

_ Ouais bien sur, let’s go !

  On contourne les canettes de bières et les bombes de peinture qui jonchaient le sol. Il y en avait décidément beaucoup, vraiment beaucoup.

_ Ey, Mily, content de te revoir, ça fait un bail ! S’exclame un des garçons du groupe.

  C’était Constant, le masque sur le nez.

_ Ehhh, rejettes pas la faute sur moi, c’est toi qu’on a pas vu depuis belle lurette.

_ Belle lurette, c’est quoi cette expression meuf ?

_ C’est vrai, ça fait un peu vieillot, j’avoue en rigolant.

  Je jette mon vieux sac Vans à même le sol, près d’une touffe de végétation qui avait poussée à cet endroit. J’en sors une, puis deux, puis trois bombes de peinture noire et mon carnet à croquis. J’avais décidé de commencer un nouveau tag, plein de couleurs. J’enfile mon masque à oxygène et commence sans réfléchir. Avec toute une année d’expérience, pendant laquelle j’avais tagué toutes les semaines, j’avais pris la confiance. Maintenant, je me lançais sans me prendre la tête contrairement à avant, quand je réfléchissais à chaque fois si telle ou telle chose convenait à la perfection.

  Deux bonnes heures plus tard, mon graffiti avait bien prit forme. Je m’affale sur l’herbe, bien qu’elle soit vraiment froide. J’avais besoin de soulager ma crampe à l’index qui n’avait fait qu’appuyer sur le diffuseur. J’avais les mains oranges, vertes et bleues parce que les gants en silicone qui remplissaient mes étagères étaient mille fois trop grands. Je sors la bouteille de soda que j’avais emmené et l’ouvre. Je bois une longue gorgée délicieuse mais froide et me remets au travail.

 

_ Je crève la dalle, on mange quoi ? Je demande, une fois qu’on était sur le chemin, Nat’ et moi.

_ Aucune idée, peut être des lasagnes, j’sais pas.

  On était assises dans le bus qu’on prenait toujours à onze heures et demie, le dimanche.

_ D’ailleurs, mais je ne t’ai pas dit !

_ Quoi ?

  Quand elle me voit sautiller dans tous les sens sur mon siège, elle a vraiment envie de savoir.

_ Mais dis moi au lieu de te tortiller comme ça.

  En repensant au coup vache qu’elle m’avait fait à la salle de sport, il y avait deux semaines, quand elle n’avait pas voulu me dire ce qui s’était passé chez GT, je dis avec un sourire :

_ Oh je sais pas, je crois que je préfère attendre qu’on soit chez toi et qu’on ai mangé.

_ Quoi ? Mais tu peux pas me faire ça, c’est injuste !

  Je décide après peu de temps de cracher le morceau.

_ J’étais au CDI, l’autre jour. J’étais censée finir, et commencer d’ailleurs, mon DM de physique. Devine qui j’ai vu !

_ Bah j’sais pas, un martien peut être ?

_ Mais non, réfléchis bien !

_  Nonn, tu l’as pas vu…

_ Si, si, si, j’te jure !

_ J’y crois pas.

_ C’est vraiment vrai !

_ Alors, il était comme tu me l’avais décrit ?

_ Bah non, c’est toi qui l’avais décrit.

  Elle porte la main à son coeur et s’exclame :

_ Quoi, tu as vu l’amour de ma vie ?!

  Mon sourire s’affaisse. Je m’écrie :

_ Quoi ! Mais tu m’avais pas dit ça, Nat’ !

_ Mais, on en a parlé hier, tu sais plus ?

_ On a plus parlé de Félix depuis des lustres !

_ QUOI ? Hurle-t-elle à travers le bus, hystérique.

  Une vielle dame, assise sur la banquette devant nous, se retourne, en dodelinant la tête.

_ Bah, molo molo les jeunes, c’est pas la boum ici.

_ Ah mais si justement, ça a fait boum là, dit mon amie en imitant une explosion avec ses mains.

  La vielle dame se lève et affiche un sourire de dentier avant de se diriger lentement vers les portes.

_ Vous aussi vous descendez au terminus ? Demande-t-elle avec un petit hochement de tête entendu.

  Avec Nat’, on se regarde, bouche bée. Puis on s’écrie d’une voix, paniquées et en battant des mains :

_  Oh merde, on a loupé l’arrêt !

  On saute des banquettes, je manque de me ramasser par terre mais je me rattrape à temps. On court hors du bus comme si il allait continuer son chemin si on ne descendait pas. Rendues sur le trottoir d’une rue que l’on ne connaissait pas, on se regarde puis on éclate de rire.

_ Je croyais que tu parlais de l’homme de notre vie qu’on a décrit hier, moi ! S’exclame Natasha.

_ À un moment j’ai cru que c’était lui l’homme de ta vie !

_ C’est ça, oui, comme si moi j’étais en crush sur un intello-écolo, c’est plutôt de toi que j’aurais pensé ça, vu comment t’étais excitée quand tu me racontais.

_ Tu rêves là.

_ Bon faudrait peut être arrêter de rêver et se mettre en route, on a quand même loupé trois arrêts.

  J’acquiesce et on commence à marcher, bras dessus, bras dessous.

 

  On arrive chez Nat’ une demie heure plus tard.

_ Allez allez vite les filles, les lasagnes vont être froides ! S’exclame la mère de Natascha de son petit accent Ukrainien alors qu’on enlevait nos manteaux.

_ C’est bon maman, keep cool, t’as pas vu qu’il y a Mily, il faut pas la brusquer.

  C’était le frère de ma meilleure amie qui venait de sortir de la cuisine. Il avait deux ans de plus que nous. Je savais depuis bien longtemps qu’il était en crush sur moi. Lui, il était naïf et croyait sa soeur bonne confidente. Et moi, depuis que je le savais, j’en profitais un peu pour lui donner faux espoir. Bon… C’est vrai que j’étais…Cruelle.

_ Ah tiens, coucou Dan, je croyais que t’avais cours aujourd’hui ?

  Il me regarde, interloqué.

_ Bah, le truc c’est qu’on est dimanche quoi…

_ Ah… Oui, c’est peut être vrai.

  Il éclate de rire. En vrai, de vrai, je l’aimais bien. Il était plutôt BG, sympa (en même temps comment ne pas l’être en étant le frangin de Natasha) et drôle. Mais c’était pas la meilleure option de choisir le frère de sa BFF.

_ Bon, faudrait arrêter de flirter un jour Émily, j’ai faim, nous interrompt Nat’.

_ Ah oui c’est vrai, je dis en posant une main sur l’épaule du garçon pour le contourner.

  Il nous suit dans la cuisine et me chuchote en se baissant pour arriver à mon oreille.

_  Elle fait des petites blagues ma soeur parfois, t’inquiète, sois pas gênée.

  Je le regarde, amusée et je m’écrie, avec la main sur le coeur :

_ Ah nan mais je le suis pas hein !

  J’essaye de paraître cool mais au fond de moi, j’ai un petit rire sadique. Pourtant je n’arrive pas à le contenir et il surgit sous une autre forme.

_ Bon aller, je veux ma viande, je fais en m’approchant un peu de son visage et il recule.

  Je le contourne encore une fois pour qu’il n’aperçoive pas le petit sourire qui se dessine sur mon visage.

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