Keya tourna la tête, en évitant soigneusement de se couper sur la lame pressée contre son cou, afin de distinguer qui en voulait (encore) à sa vie. Aussi fut-elle déstabilisée de découvrir une jolie jeune fille, accroupie sur une branche. Elle se tenait ainsi à hauteur de son visage. Sa peau était aussi claire que sa chevelure lisse était sombre. Bien que la tête à l’envers, Keya nota avec étonnement que le bout de ses mèches était blanc, ce qui contrastait avec ses cheveux noirs comme le charbon. Valériane lui avait pourtant affirmé qu’il n’était pas coutume de se teindre les cheveux à Bienheureux. Perplexe, elle fronça les sourcils, se demandant s’il s’agissait d’une coloration ou non.
- Qu’est-ce que tu regardes morveuse ? Je t’ai posé une question ! gronda l’inconnue d’une intonation bien plus intimidante que sa taille.
- Doucement soeurette.
Keya pivota une seconde fois son visage pour identifier cette nouvelle voix, priant pour ne pas s’égorger toute seule, et aperçut qu’un jeune homme l’observait au pied de l’arbre. Il était entièrement vêtu d’un tissu sombre qui semblait fait d’un savant mélange de feuilles mortes. Keya nota que sa tenue était identique à celle de la jeune fille qui la menaçait, et qu’il possédait comme elle, une étrange chevelure noire qui se terminait par des pointes blanches. Ses mèches épaisses et désordonnées se dégradaient du noir vers le blanc en pointant vers le haut. Elles firent immédiatement penser à Keya à des volutes de fumée s’élevant de la cendre. Perdue dans sa contemplation, elle sursauta quand celui-ci se mit à pouffer et fut tout sauf préparée à la phrase qui sortit de sa bouche :
- Jolie culotte, elle est assortie à tes cheveux.
Keya plia spontanément son cou pour vérifier qu’on voyait bel et bien ses sous-vêtements et échappa à sa propre mise à mort seulement parce que son assaillante eut la vivacité d’esprit de retirer son arme. Elle la remit cependant en place dès que Keya eut baissé la tête, après avoir effectivement constaté que sa robe lui tombait sur le nombril.
- Tu veux mourir ou quoi ? Espèce d’idiote ! cracha la brune.
Keya se dit qu’elle était déjà morte de honte, repoussant sa robe du mieux qu’elle le pouvait vers le haut de ses cuisses. Elle tempêta intérieurement contre Valériane qui l’avait vêtue ainsi.
- Est-ce que tu veux bien nous expliquer ce que tu viens faire au Repère des Lathrées Siphonneuses ? lui demanda le brun.
- Hein ? s’exclama intelligemment Keya.
- Oh c’est qu’elle sait parler finalement, répliqua effrontément le jeune homme.
Piquée au vif, elle sentit ses joues s’échauffer. De colère, d’embarras, un mélange des deux, elle n’en savait rien mais elle était certaine d’une chose : elle commençait à en avoir marre d’être malmenée dans tous les sens. Elle fit ce qu’elle faisait toujours en situation de conflit, elle attaqua. Verbalement bien sûr.
- Et pourquoi je répondrai à des tarés comme vous qui attrapent les gens comme du gibier !? Détachez-moi d’abord sinon allez vous faire voir !
Des larmes de rage lui brûlaient les yeux, elle tremblait mais ce n’était pas de peur. Elle était à deux doigts d'utiliser sa tête comme un bélier contre le joli minois de son assaillante. Cela lui procurerait peut-être même une certaine satisfaction de lui casser le nez.
- Répète un peu pour voir ? aboya cette dernière. Je crois que tu n’as pas bien compris à qui tu avais affaire !
Elle appuya davantage l’arme contre sa gorge, si bien qu’une petite goutte de sang se mit à perler sur sa peau. Keya laissa échapper un petit couinement, sa colère s’éteignant aussi vite qu’une bougie, soufflée par la peur. Bon d’accord, elle avait encore du chemin à faire avant de gâcher le visage de qui que ce soit.
- Crevette, tout doux je t’ai dit.
“Crevette” ? C’était le prénom de celle qui la menaçait de sa dague ? Keya eut envie de glousser mais elle avait suffisamment de jugeote pour se retenir, bien qu’un sourire nerveux s’épanouit sur son visage. Sourire qui lui avait déjà coûté cher par le passé mais qu’elle ne pouvait contenir lorsqu’elle avait peur.
- Je peux savoir ce qui te fait rire ? Tu vois, Saule ? Elle se paye notre tête ! Dis-moi ce qui me retient de l’égorger là, tout de suite ?
Et voilà, Keya allait mourir là, bêtement, à cause d’un rictus incontrôlable.
- Écoutons d’abord ce qu’elle a à dire, tu veux ? répliqua l’intéressé.
L’expression peu amène de Crevette signifiait clairement que non, elle ne voulait pas mais au grand étonnement (et soulagement) de Keya, la pression de sa lame se relâcha légèrement. Elle tourna la tête vers le prénommé Saule avec une étincelle, non, une flamme d'impatience dans le regard.
- Alors, comment se fait-il que tu te trouves devant notre base secrète ? reprit ce dernier à l’intention de Keya. Un lieu protégé par un sort qui le rend invisible, introuvable, indétectable. Tu veux d’autres synonymes ou tu as saisi l’idée ? Qui t’a vendu la mèche ?
L’inconnu ne souriait plus. Lui qui avait d’abord fait rougir Keya la faisait maintenant pâlir. Elle comprenait mieux dans quel guêpier elle se trouvait ou plutôt, à quel endroit elle n’aurait pas dû se trouver.
- Je… J’ai senti une odeur. Je l’ai suivie et j’ai atterri ici. Je ne cherchais rien de particulier !
Keya sentit son poul s’accélérer, elle avait l’impression de s’enfoncer encore plus en se justifiant.
- Une odeur ? grinça Crevette. Tu veux vraiment nous faire avaler qu’une odeur t’a menée ici ? C’est impossible idiote, ce sort rend notre base indétectable, cela veut dire qu’il neutralise aussi les odeurs qui peuvent en émaner. Trouve un mensonge plus crédible au lieu de nous faire perdre notre temps !
Mais Keya disait la vérité. Elle ne voyait pas d’autre argument à leur donner, elle n’en avait pas. Elle réfléchissait furieusement à ce qui pourrait les convaincre quand sa conversation avec Valériane refit surface. Ce n’était pas l’odeur de leur repère qu’elle avait flairé.
- J’ai senti l'odeur d’un sort. J’ai cru qu’il pouvait s’agir de la mille-souhait, déballa-t-elle d’un bloc. Ça devait être le sort qui protégeait votre entrée secrète ou je ne sais quoi !
Saule et Crevette se figèrent. Keya pria pour qu’ils la croient. Aussi fut-elle déçue par l’éclat de rire qui suivit sa révélation. Cette fois-ci, c’était Crevette qui s'esclaffait à ses dépens.
- Je devrais peut-être te tuer tout de suite finalement, déclara-t-elle après avoir repris son sérieux. Tu crois toujours aux contes de fée à ton âge ? La mille-souhait ? Vraiment ? Tu n’as rien trouvé d’autre ?
Keya eut envie de pleurer. Elle savait qu’il s’agissait d’une légende mais Valériane y croyait avec une telle ferveur qu’elle pensait que c’était le cas de tous les habitants de ce monde. Elle se sentit bête d’avoir été aussi crédule.
- C’est la vérité, je n’invente rien ! chouina-t-elle pathétiquement.
Elle avait honte de se montrer ainsi, vulnérable, pitoyable. Pourtant, la mille-souhait représentait son seul espoir. Elle y croyait. Il fallait qu’elle y croit. Aussi décida-t-elle de jouer carte sur table.
- C’est le seul moyen que j’ai de rentrer chez moi ! De retourner dans mon monde ! Je suis une Terrienne ! proclama-t-elle pour la première fois de sa vie.
Elle n’en revenait toujours pas d’admettre qu’ici, ce n’était pas ses origines qui avaient de l’importance, du moins pas son pays, ni même sa ville. C’était sa planète. Elle qui s’était toujours sentie comme une étrangère dans son propre pays se sentait ici plus Française que jamais. Elle savait qu’elle en dévoilait trop et qu’elle aurait dû se taire mais elle était désespérée qu’on la croit. La réaction de Crevette ne fut malheureusement encore une fois pas à la hauteur de ses attentes.
- Tes talents de conteuse m’auront distraite quelques minutes, je l’admets, dit-elle d’un ton aussi froid que ses prunelles. Puisque tu t’entêtes dans tes mensonges, je vais devoir te supprimer.
- Crevette, non ! cria Saule.
Il voulut intervenir mais elle fut plus rapide, sa dague commença à entailler la gorge de Keya, lui arrachant un hurlement de douleur. C’est alors que la liane qui retenait sa cheville se délia. Chutant dans le vide, son cri redoubla mais s'interrompit brusquement quand une autre liane l’agrippa au vol. Elle atterrit les fesses sur la mousse, et faillit pleurer de joie lorsqu’elle identifia la personne qui se dressait devant elle.
- En voilà des façons de traiter une innocente jeune fille. Vous méritez bien votre réputation de voleurs éhontés.
La tête haute, Valériane avait la main posée sur son herbimoire. Keya pouvait deviner à son dos qu’elle était prête à en découdre. Pourtant, elle n’en fit rien. Elle prononça une formule aussi incompréhensible que mélodieuse et sortit une feuille de bananier de son livre. S’agenouillant avec grâce, elle l’appliqua délicatement sur le cou de Keya qui sentit la douleur de la coupure disparaître instantanément.
- Maintiens-la bien pressée contre ton cou lui recommanda Valériane, d’une voix dénuée d’émotions.
Non, pas tout fait. Keya crut y déceler une pointe de colère.
- Je suis désolé ! commença Saule, ma sœur…
- Silence ! lui intima Valériane.
Keya tressaillit devant l’autorité que contenait son ton qui avait perdu toute musicalité. Crevette descendit aussitôt de sa branche avec une habileté qui forçait le respect et se posta à côté de son frère. Keya nota que le garçon était aussi petit que sa sœur et qu’il possédait comme elle, un visage agréable aux traits réguliers et de grands yeux gris argentés. Elle en déduisit que Saule et Crevette devaient être jumeaux. Le visage de cette dernière devint cependant nettement moins appréciable lorsqu’elle découvrit férocement les dents avant de prendre la parole.
- Et je peux savoir pour quelle raison nous devrions vous obéir, madame ? demanda-t-elle sur un ton si exagérément poli qu’il sonnait comme une insulte.
- Valériane répondit l’intéressée, à la surprise de Keya qui pensait que cela n’avait aucune importance dans la situation présente. Et “madame” ? S’il-te-plait ne m’insulte pas, ce n'est pas parce que tu as un corps d’enfant que cela fait de moi une adulte.
- Espèce de…
- Ça suffit Crevette !
Saule s’était avancé pour s’interposer entre sa sœur et Valériane, avec pour la première fois depuis que Keya avait fait sa connaissance – si l’on pouvait définir une agression en ces termes – une expression sérieuse qui effaça tout sourire provocateur de son visage.
- Je vois qu’au moins l’un de vous n’a pas été élevé par des primates, déclara sèchement Valériane.
- Détrompe-toi, seul un singe aussi doué que moi sait comment s’adresser à une vipère comme toi, rétorqua Saule qui avait retrouvé son air insolent aussi vite qu’il l’avait perdu.
Keya ne put s’empêcher de pouffer. Valériane ne sembla pas l’entendre mais Saule, qui pouvait voir son visage, lui adressa un sourire entendu. Le sien laissa aussitôt place à une moue boudeuse. Il n’en parut que plus amusé, ce qui agaça Keya prodigieusement.
- Bien reprit Valériane, ignorant l’insulte ouverte de Saule. Que pouvez-vous bien reprocher à ma… comment... Elle sembla s’arrêter pour réfléchir au terme qui conviendrait le mieux à Keya. Protégée.
La dénommée protégée haussa les sourcils. Quel âge avait donc Valériane pour se placer constamment en position de supériorité par rapport à elle ?
- Ta “protégée” répondit Saule, s’est aventurée sur notre territoire. Or, tu dois bien savoir qu’il est interdit d’y pénétrer et que l’entrée du Repère des Lathrées Siphonneuses est secrète. C’est une violation de notre code, nous pouvons donc faire ce que nous voulons d’elle, déclara-t-il en adressant un clin d'œil coquin à Keya qui fulmina.
- Nous sommes donc à l’entrée de votre trou à rats ? Intéressant.
- Bien joué Saule, commenta Crevette. Grâce à toi, je vais aussi pouvoir refroidir cette pimbêche.
- Quelle barbarie décidément, vous n’êtes rien que des sauvages. Toutefois, si vous tenez tant à venir aux mains, je suis tout à fait disposée à riposter.
Keya paniqua, jugeant Valériane bien trop téméraire à son goût. Magie ou non, elle n’était pas certaine qu’elle fasse le poids face à ces deux-là. Elle-même n’était qu’une amatrice au combat au corps à corps et ne savait pas comment désarmer quelqu’un. Valériane aurait à peine le temps de prononcer une de ses formules farfelues que sa tête roulerait sur le sol. Il fallait qu’elle intervienne.
- C’est ma faute ! cria-t-elle en se relevant d’un bon, sa main pressée sur sa gorge lui donnant un air théâtral. Je ne connais rien de votre monde, ni de vos règles, je ne sais même pas ce que veut dire “siphonneuse” ou “lathrée” ! Vous devez me croire ! Je voulais juste rentrer dans mon monde ! J’ai suivi une odeur, je pensais que c’était la mille…
- Keya, l’interrompit Valériane, avec encore cette autorité désarmante. Tu en as assez dit comme ça. Je ne pensais pas avoir besoin de t’expliquer que notre mission ne regardait personne.
- C’est donc vrai cette histoire, intervint Saule avec une sorte de fascination dans la voix. Une Terrienne, tu es une Terrienne, répéta-il comme pour s’en convaincre. Je croyais que votre race n’existait que dans les légendes. Et la mille-souhait…
- Saule ! Ne me dis pas que tu vas gober ce tissu d'âneries !? beugla Crevette mais elle savait qu’elle avait déjà perdu la bataille.
Valériane soupira. Elles étaient dans de beaux draps. Keya avait trop parlé. Elle n’était pas arrivée à temps et n’avait pas beaucoup d’options à sa disposition.
- Bon. Si j’ai bien compris, le Repère des Lathrées Siphonneuses se trouve sous cet arbre.
“Sous” releva intérieurement Keya, vu la taille de l’arbre, elle aurait plutôt pensé que leur base était établie en haut. Crevette jura.
- Je vous propose un marché. Non, ce n’est pas une option en fait : nous ne révèlerons pas l'existence de ce lieu si en échange, vous ne pipez mot à propos de notre… mission tout aussi secrète que l’entrée de votre maison d’escrocs.
- Pas très équitable comme marché ! La mille-souhait n’est qu’une vieille légende pour enfants, qui nous croirait si on leur balançait votre histoire à deux boutons de fleurs ? riposta Crevette.
- C’est à prendre ou à laisser, répondit calmement Valériane.
- Ou, je pourrais vous supprimer toutes les deux, ce n’est pas mon bouffon de frère qui va m’en empêcher.
- Ouch, tu me blesses soeurette, réagit Saule avec un sourire qui n’allait pas du tout avec ses propos. Non, j’ai une meilleure idée que de salir tes petites mains ou que cet accord qui n’en est pas un.
L’attention des trois jeunes filles se concentra sur Saule. Alors que ces dernières n’avaient pas grand chose en commun, elles adoptèrent pourtant exactement la même expression ébahie - les sourcils relevés et la bouche grande ouverte - lorsque celui-ci déclara, tout fier de lui :
- Je vais vous accompagner dans votre quête de la mille-souhait !
J'ai beaucoup aimé ces deux chapitres, cette première exploration est pleine de surprises amusantes, et on apprend à connaitre un peu mieux Valériane et Keya. Je ne m'attendais pas à ce que Valériane puisse être parfois cinglante, ni à ce que Keya soit plutôt coquette au fond (le côté boxeuse / jeune fille en fugue fait que je l'avais pas imaginé comme ça). Une bonne surprise, qui me montre qu'elles sont plus complexes que ce que je m'étais imaginé.
J'aime que l'odorat soit un sens si important dans cette histoire, tu l'exploite vraiment habilement je trouve.
La "rencontre" avec les jumeaux est inattendue et nous donne une vision encore bien différente sur la quête de Keya, ce qui est bien pensé je trouve. Le personnage de Saule est intrigant, je me réjouit à l'idée qu'il puisse se joindre à l'aventure. Il a l'air assez espiègle et sarcastique, ce qui pourrait bien contrebalancer le côté sophistiqué, un peu pincé, de Valériane.
Voilà les petites questions ou remarques qui ont surgit lors de ma lecture :
- Je pensais que le premier sort de Valériane lui permettait de comprendre et de parler le terrien, mais c'est plutôt l'inverse si j'ai bien compris : Keya sait parler la langue de ce monde ?
- Sur l'écriture, je trouve toujours ça fluide et agréable à lire. Peut-être qu'il y a encore un peu de travail sur les virgules, il en manquerait un peu par-ci par-là selon moi (en priorité dans certains dialogues, pour couper entre la voix du personnage et du narrateur : "Je devrais peut-être te tuer tout de suite finalement déclara-t-elle après avoir repris son sérieux")
- "Hors" -> "Or" pour la conjonction de coordination
- "barbarisme" -> c'est pas plutôt "barbarie" ici ?
Voilà pour les petits retours du jour, hâte de te lire encore !
Belle semaine
Merci pour ce retour qui m'a fait chaud au cœur ♥
Oui, Keya est en réalité très coquette, elle s'est mise à la boxe pour s'endurcir mais elle est plutôt d'une nature douillette et féminine. :)
Je suis contente que Saule t'intrigue, c'est mon personnage chouchou, je l'admets haha.
Merci beaucoup pour tes remarques constructives ! Je ne sais pas pourquoi j'écris toujours "hors" au lieu de "or", un jour ça va rentrer. XD
J'avais supprimé toutes les virgules des dialogues car mon mari qui travaille dans l'édition m'a dit que selon la règle, il ne fallait pas en mettre. Ceci dit, cela me gêne vraiment et j'ai remarqué que certains éditeurs mettaient les virgules donc, suite à ton commentaire, j'ai décidé de les remettre. x')
Merci encore et belle semaine à toi aussi,
Em