Troisième fragrance : La Senteur des Bois

- J’étais pourtant persuadée de l’avoir rangée à cette page…

 

Valériane épluchait méticuleusement son herbimoire tandis que Keya observait son reflet dans le miroir. Comme elle le lui avait expliqué, sa couleur rose ne choquerait personne à Bienheureux : nombreux étaient les habitants nés avec une chevelure d’une teinte florale. En revanche, il n’était pas coutume de se teindre les cheveux ici, le naturel était à l’honneur. Il serait donc plus facile pour Keya de se fondre dans le décor une fois sa teinte noire si caractéristique disparue. Valériane immobilisa soudain son doigt sur une page et à son sourire satisfait, Keya su qu’elle avait trouvé ce qu’elle cherchait.

 

- Je devrais vraiment réorganiser cet herbimoire par ordre alphabétique… marmonna-t-elle. L’hibiscus fait des merveilles tu vas voir, ces vilaines racines ne seront bientôt plus qu’un mauvais souvenir ! 

 

Elle prononça une formule incompréhensible en soufflant sur un pétale qu’elle venait de détacher du livre. Keya l’observa avec émerveillement atterrir sur le haut de son crâne et l’enchantement fit son travail comme par magie, ou plutôt, par magie. Keya avait encore du mal à accepter l’existence de cette dernière. Pourtant, la preuve était là, sur sa tête : ses cheveux étaient de nouveau uniformément roses. Il n’y avait même pas eu besoin de les décolorer ! Ravie, son regard chercha Valériane dans le miroir qui lui rendit son sourire.

 

- Bien, il est temps d’y aller.

 

Keya se leva en pensant que Valériane s’adressait à elle et se rassit aussitôt en sentant le sol bouger sous ses pieds. Un tremblement de terre ? Un coup d'œil vers la fenêtre la plus proche lui fit comprendre que c’était la maison qui s’avérait être une roulotte, et non le sol qui se déplaçait.

 

- J’ai plus d’un tour dans mon sac, déclara Valériane avec un clin d'œil espiègle. 

 

Keya ouvrit la fenêtre et fut à nouveau saisie par l’air chargé du parfum des fleurs. Elle en prenait plein les yeux et surtout, plein le nez. 

 

- Nous sommes au pied de l’Escargot. C’est le nom de l’archipel sur lequel nous nous trouvons, l’une des sept îles qui composent ce royaume, expliqua Valériane, sa voix s’emplissant d'une certaine fierté.

 

Elle s’était rapprochée de Keya et avait pris place sur le rebord de la fenêtre. Le vent écartait délicatement les longues boucles qui encadraient son visage, révélant des traits fins et des yeux mauves qui fascinèrent Keya. Valériane semblait aussi à l’aise qu’un oiseau sur une branche tandis qu’elle osait à peine se pencher pour mieux voir.

 

- Voici ta première mission : rester à cette fenêtre et humer l’air dehors le temps que nous remontions l’Escargot. Plutôt simple non ?

 

L’île était en effet construite en forme de spirale. Il fallait donc la gravir pour pouvoir la traverser. La maison ambulante de Valériane se trouvait tout au pied de celle-ci.

 

- Si tu sens quelque chose d'inhabituel, fais-moi signe ! 

 

Submergée par toutes ces nouvelles odeurs, Keya avait envie de répliquer qu’elle ne faisait que ça et qu’elle ne comprenait pas ce qu’elle était censée sentir lorsqu’elle se rappela que Valériane lui avait assuré que la mille-souhait avait une odeur bien particulière. Celle-ci était si puissante qu’elle prendrait le dessus sur toutes les autres, elle ne pourrait ainsi pas se tromper. Peu convaincue pour le moment, la jeune fille décida quand-même d’essayer et se concentra de toutes ses forces, le nez froncé, les yeux fermés, les poings serrés. Elle entendit alors Valériane glousser et rouvrit immédiatement les yeux, un sourire gêné étirant ses lèvres et contrastant avec son regard noir.

 

- Tu n’es pas obligée d’y aller si fort tu sais, respire ! Détends-toi et profite de ce merveilleux paysage.

 

Keya se renfrogna mais, après quelques minutes d’observation, elle fut bien obligée d’admettre que Valériane avait une nouvelle fois raison. C’était vraiment très beau. Elle ne reconnaissait que quelques espèces de fleurs très courantes sur Terre comme les roses, les tulipes, les pivoines ou encore, les jonquilles. Aussi fut-elle ravie lorsque son hôte se mit à lui déclamer les noms des fleurs qu’elles croisaient et leurs particularités.

 

- Celle-ci guérit les maux de gorge. Celle-là donne le teint jaune. Ou encore, celle-ci fait pousser les poils ! 

 

Les propriétés magiques de la faune et la flore de Bienheureux n’en finissaient pas d’étonner Keya.

 

- Tiens, je n’ai plus de cette variété dans mon herbimoire.

 

Et Valériane n’en finissait pas d’arrêter la roulotte pour courir dehors cueillir des fleurs. Le trajet risquait d’être long…


 

***


 

Alors que Valériane les interrompait pour la énième fois, Keya s’apprêtait à gronder mais fut coupée dans son élan lorsque la jeune fille lui annonça tout sourire :

 

- Nous sommes arrivées !

 

Elle aperçut l’entrée de ce qui ressemblait à une forêt.

 

- Je ne comprends pas, je n’ai pas senti d’odeur plus forte que les autres alors pourquoi est-ce qu’on s’arrête devant cette forêt ? s’impatienta la jeune fille.

- Pour y entrer ? répondit Valériane d’un ton qui déplut à Keya.

- Euh, la roulotte ne passera jamais si ?

- C’est pour ça que nous allons en descendre… Tiens, mets ces sandales !

 

Sur ces mots, Valériane saisit une sacoche mauve en bandoulière pour y ranger son herbimoire et se dirigea tranquillement à l’extérieur. Décontenancée, Keya enfila les dites chaussures en s’étonnant du fait qu’elles étaient parfaitement à sa taille. Ceci étant dit, elle commençait à s’habituer à ce que Valériane lui réserve des surprises… Aussi, ne broncha-t-elle presque pas lorsque cette dernière prononça une nouvelle formule abracadabrante qui réduisit la roulotte à l’état d’une simple graine. Valériane la glissa ensuite dans sa sacoche et fit signe à Keya de la suivre avant de s’enfoncer dans les bois. 

 

La température humide des lieux transforma la légère brise qui les avait accompagnées durant le voyage en un lointain souvenir. Keya pouvait déjà sentir ses cheveux tripler de volume. La forêt semblait avoir englouti l’air tout entier et Valériane avec elle. Peu rassurée, elle s’empressa de la rejoindre. L’entrée était si étroite qu’elle fut obligée de se trémousser contre les feuilles d’un buisson pour pénétrer dans les bois. Étonnamment, ces derniers s’avérèrent bien plus vastes de l’intérieur. Les arbres dominaient la jeune fille de toute leur hauteur. Le sol était recouvert de feuilles aux couleurs plus vives que sur une carte postale allant du rouge flamboyant au vert pomme. Sous le charme, Keya faillit ne pas voir Valériane à genoux, en train de fouiller la mousse au pied d’un arbre.

 

- Euh, tu peux m’expliquer ce qu’on fait ici ? 

 

Avec une grâce presque exagérée, Valériane se redressa et pivota vers elle.

 

- Nous sommes là pour deux raisons : la première, cette forêt est peu habitée et tu comprendras vite pourquoi.

 

Voilà qui était très rassurant.

 

- C’est donc l’endroit idéal pour commencer nos recherches. Et si la mille-souhait se trouvait là où personne ne la cherche ?

- Et la deuxième raison ?

- Pour les champignons évidemment ! J’en raffole, nous allons donc en ramasser en chemin !

 

Keya commençait à se demander si Valériane prenait vraiment son histoire au sérieux. 

 

- Et comment je sais quoi ramasser, moi ? Je n’y connais rien aux champignons !

- Mais si voyons… Nous allons ramasser des cèpes ! Il paraît que c’est le roi des champignons sur Terre, tu dois donc forcément le connaître.

 

Keya qui avait grandi en banlieue parisienne se retint de lui dire qu’elle n’avait jamais vu un cèpe de sa vie. La cueillette fut donc des plus pénibles.

 

- Mais non, ça c’est une amanite-tue-mouches… Tu veux nous empoisonner ? Et puis, un cèpe ce n’est pas rouge…

- Non, ça c’est une jambe grise !

- Ça, une queue rouge… 

 

Keya n'appréciait guère le ton de Valériane qu’elle jugea, à nouveau, légèrement condescendant. Aussi commença-t-elle à bouder. La frustration de ne jamais trouver le bon champignon et de ne pas savoir comment s’y prendre n’arrangeait pas sa mauvaise humeur. Heureusement pour elle, une tâche turquoise dans le paysage attira son œil. Une limace géante trônait paresseusement sur un cèpe non moins monumental. Bien entendu, Keya ne prêta aucune attention au cèpe. Bien entendu, elle vit la limace. Et bien entendu, elle hurla.

 

Valériane accourut et cria à son tour. Seulement, c’était un cri de joie. Elle ne paraissait pas du tout étonnée de la présence d’une limace titanesque, en revanche, elle était ravie du champignon sur lequel elle siégeait. D’un simple geste, elle commanda à la branche d’arbre la plus proche d’écarter le gastéropode qui tomba au sol sous le regard horrifié de Keya. C’est avec soulagement et dégoût que cette dernière l’observa ramper vers la direction opposée. Encore sous le choc, elle ne ressentit aucune surprise en voyant le champignon rétrécir de façon à tenir dans la main de Valériane qui le glissa dans sa sacoche, rayonnante.

 

- Beau travail !

- Il y en a d’autres ? 

- Quoi donc ? Des champignons ? Celui-ci suffira amplement voyons.

 

Le teint de Keya était en train de devenir aussi bleu que celui de la limace.

 

- Des… bestioles…

- Oh, ça ? Ne t’en fais donc pas, ici les gastéropodes sont aussi inoffensifs que sur Terre. Leur taille est impressionnante mais ce n’est rien comparé à d’autres espèces bien plus dangereuses ! Aussi je te propose que nous ne nous attardions pas !

 

Si Valériane avait tenté de la rassurer, c’était raté. Keya avait toujours eu une phobie pure et simple des petites bêtes et là, elles étaient loin d’être petites. Elle eut envie de faire demi-tour sauf qu’elle était bien incapable de retrouver l’entrée de la forêt. Aussi décida-t-elle de suivre Valériane le plus près possible, en espérant qu’elle pourrait la protéger des autres habitants indésirables de ces bois…

 

Malheureusement pour Keya, la forêt regorgeait de bestioles plus épaisses et disproportionnées les unes que les autres. Elle croisa de nouvelles limaces - oranges, violettes, parfois même noires - et plusieurs coléoptères qui la firent frôler la crise de panique. Elle faisait de son mieux cependant pour ne pas se donner davantage en spectacle devant Valériane. 

 

- Concentre-toi sur les odeurs, ferme les yeux si ça peut t’aider ! Mais avance car je n’ai pas prévu de camper ici.

 

Keya non plus. Elle détestait le camping en plus.

 

- Pourquoi est-ce qu'on ne se déplace pas plutôt dans ta... maison magique ? chouina-t-elle. Maintenant qu’on est entrées dans la forêt, il y a plus de place ! Tu peux bien lui rendre sa taille normale non ?

- Au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, ma roulotte est aussi grande qu’elle est splendide, je risquerais de l’abîmer en la déployant ici, répliqua l’intéressée avant d’ajouter d’un air dédaigneux : Tu devrais poser moins de questions ou alors des plus pertinentes…

 

Vexée, Keya poursuivit son chemin en silence. Elle avait mal aux pieds et se demandait bien pourquoi Valériane l’avait dotée de sandales et non de bottes. La boue commençait à envahir ses orteils et elle avait horreur d’avoir les petons mouillés. Valériane quant à elle, se promenait comme si elle était chez elle. La terre semblait s’aplanir d’elle-même pour lui offrir un chemin confortable et le plus propre que possible. Sa jolie robe blanche était aussi immaculée que ses chaussures. Cela hérissait Keya au plus au point. Elle se sentait poisseuse et fatiguée. Tout l’agaçait. Son nez la piquait et les premières larmes de frustration menaçaient de poindre lorsqu’elle vit passer un avion. Non pas un avion, un papillon titanesque. Il était terrifiant bien que splendide, des nuances de bruns parcouraient ses ailes semblables à du bois poli. Alors qu’elle en contemplait les détails, Keya crut apercevoir quelque chose ou plutôt, quelqu’un sur son dos.

 

- C’est un Hercule, expliqua Valériane qui s’était aperçue que sa camarade ne la suivait plus. Il ne vit qu’une seule nuit mais il est assez docile. Nombreux habitants des autres îles l’utilisent pour traverser la forêt sans avoir besoin de s’exposer aux spécimens qu’elle abrite. Il suffit pour cela de le guider à l'aide de phéromones d'Hercule femmelles. Prodigieux n'est-ce pas ?

- Mais pourquoi ne fait-on pas pareil alors ?!

- Et que voudrais-tu bien pouvoir sentir si haut dans le ciel ? On cherche une fleur Keya, une fleur ! Et les fleurs, ça ne pousse pas sur les nuages ! Je croyais t’avoir dit de mieux réfléchir avant de parler.

 

Rouge de honte et de colère mêlées, Keya décida de ne plus adresser mot à Valériane. Elle lui devait peut-être la vie mais elle avait hâte de s’acquitter de cette dette pour lui rabattre le caquet. Elle tenta donc de se concentrer sur son environnement tout en ignorant du mieux possible les “petites” bêtes qu’elle croisait. Elle songea qu’il était triste que des créatures aussi belles que ce lépidoptère soient condamnées à ne vivre que quelques heures. Univers magique ou non, elles n’étaient pas plus libres que les papillons de nuit qui la surprenaient parfois dans sa maison et la faisait hurler de façon très rationnelle. Sa maison, ou plutôt, celle de son père. Elle ne devait pas oublier qu’elle n’y serait plus jamais chez elle. Bien qu’elle assumait sa décision d’être partie, il lui fut douloureux de repenser à ce qui avait longtemps été son foyer. Du moins avant que cette définition ne perde tout son sens, ce dimanche fatidique qui resterait à jamais gravé dans sa mémoire. Depuis, elle n’en avait plus jamais franchi le seuil sans que la peur ne l’envahisse et ne l’écrase de tout son poids. Elle ne s’y sentait plus en sécurité. Et pour cause, elle y avait perdu son seul repère, la personne qui lui permettait d’y voir un foyer et non pas quatre murs en pierre.

 

- Tu es bien silencieuse tout à coup.

 

La voix mélodieuse de Valériane la ramena à la réalité. Enfin, si on pouvait appeler une forêt peuplée de créatures gigantesques au milieu d’un monde surnaturel la réalité. Toujours décidée à l’ignorer, elle poursuivit sa route sans répondre. Valériane haussa les épaules et reprit la tête de leur exploration. Au fur et à mesure qu’elles avançaient, Keya remarqua que le chemin s’enroulait sur lui-même et montait de plus en plus, la forçant à pousser sur ses jambes. La mousse sur les parois définissait le rebord des sillons dans une spirale incessante. Elle comprit alors que l’île n’était pas la seule à être en forme d’escargot, la forêt elle-même en était un. Elle se prit même à imaginer qu’elle marchait sur le dos d’un gastéropode géant. 

 

Son nez la tira soudain de sa rêverie. Cela sentait la barbe à papa, une odeur chimique qui n’était pas à sa place dans ce paysage bucolique. Keya se dit immédiatement qu’une odeur aussi improbable dans un tel lieu ne pouvait être que celle de la mille-souhait. Cela lui paraissait un peu facile de l’avoir trouvée si vite mais elle avait envie d’y croire. Keya renifla en tournant la tête dans tous les sens pour identifier la source de ce parfum sucré, ce qui lui donna un air de chien surexcité. Heureusement, Valériane l’avait légèrement devancée et ne se retournait pas pour lui jeter des coups d'œil. Elle n’osa pas la héler, de peur que celle-ci ne la rabroue à nouveau. Suivant son instinct, ou plutôt son odorat, elle se laissa guider. Au vu de sa dernière expérience, Keya aurait dû se montrer plus prudente et ne pas s’aventurer aveuglément sur un chemin inconnu avec pour seule boussole, son nez. La prudence n’était cependant pas son fort et la patience encore moins. Elle s’enfonça dans les bois. 

 

Trop concentrée, elle ne remarqua pas que le chemin s’étrécissait au fur et à mesure et que seule sa menue taille lui permettait de progresser entre les arbres. Des fourrés finirent par l’arrêter, masquant le reste du chemin et frustrant Keya qui s’imprégnait de plus en plus de l’odeur quelque peu écoeurante et se demandait si elle n’allait finir par tomber sur un arbre à barbe à papa. Pourquoi pas après tout ? Elle aperçut en effet un arbre, si haut que même en se dévissant le cou, elle ne parvenait pas à en voir le bout. Déterminée à avancer, elle s’enfonça dans le taillis lorsque quelque chose s’enroula autour de sa cheville. La seconde suivante elle était suspendue à la branche la plus basse de l’arbre. La tête à l’envers, son cri mourut dans sa gorge lorsqu’elle sentit une lame dure et froide s’y appuyer. 

 

- Maintenant petite sotte, tu vas nous expliquer ce que tu fais ici.

 

Oui, Keya aurait vraiment dû se montrer plus prudente.

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