« Mon rêve à moi ? … J’aimerais profiter de tout ce que la vie peut m’offrir, comme vous, c’est ce que je cherche à obtenir. J’aimerais être un prince libre de tout, découvrir et goûter toutes les richesses en compagnie de mes amis, pour l’éternité … C’est peut-être puéril comme rêve, mais c’est aussi un peu pour ça que vous avez fondé Solar Gleam. L’argent et le LM achètent tout, alors pourquoi pas ça ? »
Arcturus à August, la veille de son premier jour de tutorat, résidence secondaire des Seafox, Londres, 1865.
(Arcturus et ses Springs sont arrivés à l’Arthurie Karnali depuis quelques heures. Ils ont été bien reçus par Hope, l’ancienne nourrice d’Arcturus et première compagne de Cyrus, chargée de veiller sur cette cité si particulière. Hope participe au plan de son cher petit protégé pour piéger August, elle a déjà commencé à sévir contre l’ennemi. Elle invite Arcturus à profiter d’une fête ce soir, pour inaugurer le Théâtre Nouveau de la Karnali).
De son côté, le couple présidentiel partit se préparer pour la fête en compagnie de Hope, au milieu d’une garde-robe grande comme un petit appartement. Et à voir le degré de présentation exigé par les deux femmes, Arcturus finit par appréhender cette fête si grandiose, au point de commencer à méditer son discours devant les élites de la Karnali. C’est une occasion à ne pas rater, ils seront tous un peu à cran à cause de David, ne manqua pas de lui conseiller sa nourrice, lorsque les maquilleuses et coiffeuses vinrent s’occuper d’elle – même avec l’âge, Hope n’était pas très différente de Kennocha. Les discours restaient néanmoins de simples formalités pour le président, assez beau parleur pour se contenter de penser à quelques tournures de phrases pour emballer l’affaire. Alors il avait quasiment fini de songer au message à transmettre, quand son amante vint l’emmener devant le miroir.
Même s’il résista au maquillage comme toujours, Arcturus prit plaisir à se faire tailler la barbe, coiffer ou laver le visage, enfiler toutes sortes de parures clinquantes et de vêtements radieux. Pour sûr, Alessia ou William auraient eu envie de vomir devant ce luxe puéril, si arrogant que Maria y aurait vu une élégance de sauvage, mais c’était son univers. À l’image de son père, Arcturus avait toujours voulu éblouir les autres, non pas pour les éclipser, mais pour flatter les regards, pour rayonner dans leurs yeux surpris. C’était un plaisir unique, une sensation grandissante à chaque heure le rapprochant de cette ivresse si particulière, celle d’être le soleil du monde. Cette impression restait certes très illusoire comme il l’apprit durant son adolescence, elle ne permettait de briller qu’un instant si vite oublié, là où Solar Gleam et les Arthuries dureraient des siècles. Malgré tout, c’est aussi pour ça que nous nous battons, lui chuchotait sa conscience, assez excitée pour lui faire sentir le crépitement du LM au bout de ses membres, personne ne peut nous enlever ce droit.
Après trois bonnes heures de préparation, même Hope semblait avoir honte de son grand châle perlé de citrines et saphirs jaunes, vous allez me faire passer pour votre servante avec vos tenues impériales. Kennocha portait une sublime robe échancrée noire et rouge, accordée à sa luxuriante chevelure élevée en un chignon perlé de bijoux, accompagnée de boucles d’oreilles en rubis moins précieux que ses gants tissés d’or et de soies. Évidemment, Arcturus avait une tenue aussi clinquante et fastueuse, un mélange de prince indien et de lord anglais croulant sous les parures, doté d’un sabre d’apparat à la ceinture, sans parler de cette coiffe ornée de plumes colorées et de pierres bleues ou rouges. En bref, personne ne pouvait attendre mieux du Soleil Marin et de sa compagne, pas même le Théâtre Nouveau où se rendirent bientôt les trois voitures présidentielles.
Dressé en plein centre de l’Éminence, cet immense bâtiment au style baroque et marathe était le plus majestueux bâtiment de la Karnali, si haut qu’il était devenu le point culminant des environs, avec son pic en soleil de glace taillée, éternelle. Devant cet ouvrage unique au monde, Arcturus fut tellement saisi que l’envie lui pris d’y investir quelques millions pour achever la décoration, pour graver de reliefs les colonnes apparentes sous les portiques, avant de se rappeler sa situation délicate. Mais un jour, je mettrai un peu d’argent pour rajouter d’autres couleurs et des fresques exotiques, se résolut-il en arpentant les magnifiques couloirs de l’opéra aux côtés de ses fidèles Printemps, de sa vieille nourrice et de son amante radieuse. Il manquait encore son père et ses trois amis pour une soirée parfaite, mais ça viendra ça aussi, se rassurait-il avant de rire à une énième pique gratuite d’un Springs sur ce pauvre Siarl. Sur cette pensée pleine d’espoir, l’ascenseur de métal finement ouvragé se rouvrit soudain pour dévoiler la loge présidentielle, érigée sur un petit promontoire au-dessus des autres étages, à plus d’une trentaine de mètres du sol et une cinquantaine de la scène.
En fait, ce gigantesque théâtre ne comptait qu’une seule salle, assez belle et grande pour faire passer le Bolchoï ou Garnier pour des taudis malpropres, à peine dignes d’accueillir les plus mésestimés de ses serviteurs. Tout était doré, sculpté en l’honneur du Seafox, de Solar Gleam ou de l’AP, des plus hautes loges aux plus basses travées séparées de la scène par un vaste bassin, dont l’eau coulait en cascade depuis le fin corail d’or de l’estrade. Milles et un petits sentiers serpentaient à la surface de l’onde pour permettre aux serveurs d’accéder aux tables du parterre, flottantes tels des nénuphars autour du promontoire sculpté d’où s’écoulait d’autres gouttières sous un revêtement de lierre. Le théâtre devait accueillir plusieurs milliers de personnes devant lesquelles Arcturus s’avança sans un doute, et sans repousser son amante quand elle vint lui prendre la main aux yeux du monde. Dès le silence obtenu, le président déclama un discours assez court et simple, un éloge de la modernité et de l’avenir glorieux des Arthuries. Bien sûr, il en profita pour remercier ses fidèles citoyens, les partisans de son idéal, quitte à leur promettre que même les pires des nuisibles seront chassés dans notre marche vers la liberté. Et le public paru bien acquit à sa cause, à son grand bonheur. Mieux, ils riaient à chacun de ses mots d’humour, applaudissaient à chaque démonstration, lui souriaient partout où il posait le regard au détour de ses bonnes phrases.
Quant aux Springs attablés derrière lui, ils étaient déjà convaincus du moindre mot de leur maître, au point que Siarl ne pouvait plus retenir son silence.
— Moi, j’aime bien les grands discours comme ça, confia-t-il à son voisin de gauche, le très cynique Caolan.
— Je l’avais déjà entendu celui-là. Mais parles-en à ta voisine, lui sourit-il pour que le Gallois se tourne vers sa compatriote, Eluned, afin de lui demander si elle avait bien aimé elle aussi.
— … Oui. Les plats arrivent, expédia-t-elle tandis que les serveurs se pressaient de remplir la table d’apéritifs sous la surveillance de Hope.
Alors une fois son oraison terminée sous les acclamations des élites de la Karnali, Arcturus se retourna pour croiser le regard comblé de son amante, puis découvrir celui de sa nourrice devant une table couverte de plats colorés, dressés sur des plateaux d’argent.
Pourtant, c’est juste le début de cette longue soirée, se réjouit-il en venant s’asseoir devant cette vue alléchante, bientôt accompagnée par des notes de musique, pour cinq petites minutes seulement. Soudain, presque toutes les lumières s’éteignirent pour laisser les braseros se refléter sur l’onde du bassin, plongeant les loges dans une ambiance tamisée. Arcturus et Kennocha étaient alors en train de partager un plat de pakoras, lorsqu’ils aperçurent une silhouette féminine s’avancer sur l’estrade assombrie du bassin. Âgée de seize ans ce jour même, la danseuse nouvelle imprimait une empreinte immaculée sur l’eau à chacun de ses pas sereins, au rythme des premières notes de musique, sans écart ni hésitation tandis qu’elle apparaissait lentement aux yeux du public déjà fasciné. Vêtue de voiles pourpres et marines, couverte de parures d’argent et de nacre, même sa chevelure de jais était auréolée d’or, entrelacée d’une soie luisante comme les bandelettes pendantes le long de ses jambes ou de ses bras.
Puis une fois au centre du théâtre, après un temps d’arrêt, la danseuse nouvelle écarta soudain les bras pour démarrer le spectacle, lorsque les premières notes de sa voix s’élancèrent par-dessus une douce mélodie aux accents persans. Dans la foulée, des jets de LM rosés jaillirent tout autour d’elle, retombant à quelques centimètres de ses tissus, recouvrant la scène d’une pellicule scintillante où elle se tenait pieds nus, immobile jusqu’au dernier éclat du premier vers. Et lorsque tout l’orchestre s’emballa pour lui répondre, elle se mit subitement à danser sur cette onde soulevée à chacun de ses pas, drapée des échos attirés dans ses voiles, comme entraînés dans le cours de sa voix. C’était la Danse Nouvelle, et ce n’était que son début. Petit à petit, des courants d’eau et de brumes commencèrent à se former au rythme de la jeune femme, puis à s’élever en filaments venus tourbillonner au gré de ses ondulations de corps et de voix, avant qu’elle ne puisse les propulser dans les airs jusqu’au ras du promontoire présidentiel. Elle arrive à faire danser l’eau dans ses fils d’échos, réalisa Arcturus en croisant son regard illuminé, brillant d’un blanc digne du soleil, c’est une altérée au LM d’Orient. C’était d’ailleurs la meilleure danseuse de toute la Karnali, une chanteuse capable de faire virevolter les couleurs et les lueurs au fil de la musique, en quelques clins d’œil rayonnants. Homme ou femme, spectateurs ou employés, personne à l’intérieur du théâtre ne pouvait se défaire de la chorégraphie.
La Karnali était alors la seule à produire des spectacles comme celui-ci, même sa cousine du Cachemire découvrait encore cet art si particulier. Seules les meilleures danseuses, de préférence jeunes, étaient sélectionnées pour suivre la thérapie qui leur permettrait d’accomplir ces performances. Toutefois seules des mutantes y parvenaient vraiment, après l’apparition de leurs terminaisons nerveuses ou de leurs yeux fêlés, la consécration de leur formation – pour celles dont la carrière n’était pas achevée par les chasseurs de Semper Peace. Si le concept restait récent, son apprentissage presque gardé secret, il avait déjà charmé des souverains de toute l’Asie, du Shah de Perse au jeune empereur Meiji du Japon, reçu quelques mois plus tôt. Devant ce spectacle éclatant de la modernité triomphante, tous avaient été convaincus du potentiel du LM, et de l’importance des bonnes relations entre eux et les Arthuries. Plus qu’une pratique artistique, la danse nouvelle était devenue un outil diplomatique et, peut-être un jour, une arme culturelle pour Solar Gleam, un moyen d’injecter le LM dans tous les recoins des sociétés humaines. Arcturus n’échappait pas à la règle, il était fasciné par cette étoile en train de valser sur le bassin, entourée de ses reflets, de ses poussières scintillantes.
En vérité, il n’écoutait même plus la chanson, rédigée directement par la danseuse comme l’exigeait la coutume. Elle parlait pourtant d’une soif d’ambitions et de vengeance, venue plonger le monde dans une tempête d’où s’élèverait quatre entités, dont un soleil par-dessus les vagues, la plus brillante d’entre elles. Son rêve était simple, il voulait rayonner le plus possible, devenir le centre d’un monde beau et radieux, jusqu’à très vite éclipser tous les autres astres. Malgré l’immensité du Cosmos, le jeune soleil devint bientôt si grandiose que seul son jour était visible depuis son paradis, aveuglé par ses rayons d’or. La brise était sèche, la nuit ne tombait plus, et son cœur s’emballait toujours davantage, aveuglé par l’ivresse qu’il pourrait enfin partager avec le monde entier. À cet instant, les deux étoiles jumelles de Sirius viendront alors le frapper, dissimulées par sa lumière qu’elles retourneraient contre lui. Trahi par ses propres rayons, il plongera dans les abysses à son tour, glacé, assombri comme une braise morte. Toutefois, le chant et la musique redoublèrent bientôt de vigueur, en renvoyant les filaments dans les airs comme le ferait ce Soleil enragé, prêt à exploser s’il n’arrivait pas à consumer toutes les autres étoiles, car il ne peut rester qu’un soleil.
Hypnotisé par ce spectacle, Arcturus serait bien resté inconscient jusqu’à la fin, s’il n’y avait pas eu quelqu’un pour le secouer en lui chuchotant d’arrêter.
— Oh ! T’es là ? insista Kennocha au grand étonnement de son amant. Tu pourrais dégager ta main du plat ! C’est dégueulasse ! s’emporta-t-elle pour qu’il s’exécute aussitôt, avant de ramener son regard insouciant vers le spectacle. C’est moi qui devrais te faire cet effet !
— Ce n’est pas ça. Je suis juste… ébloui par les échos, se ressaisit-il avant d’interroger sa nourrice sur les dangers de cet usage du LM.
— Tout ce qui est grandiose est dangereux, la vie est ainsi faite.
— Plus sérieusement, je suis un savant, je veux comprendre. C’est dangereux à quel point ? Comment ça marche ?
— Je ne connais pas tous les tours de cette magicienne. J’ai entendu dire qu’elles marchaient sur l’eau grâce à leurs brumes, que leurs danses guideraient le LM, que cette molécule pouvait se laisser charmer par leur voix ou la faire résonner. J’ignore la part de vrai et de faux, beaucoup de choses sont possibles de nos jours. Et tu es encore jeune, ce nouveau monde sera le tien, lui sourit-elle tendrement, assez pour détourner l’attention d’Arcturus mais pas la curiosité de Kennocha.
— Elle vient d’où cette gamine ? interrogea-t-elle pour que Hope se contente de désigner les villages alentour. Elle a risqué son humanité de son plein gré pour danser ?
— Sans doute, et je crois que nous comprenons toutes les deux pourquoi… La Karnali est une grande source d’opportunités pour les jeunes filles talentueuses de la région. Les papillons ne peuvent pas résister à son éclat, c’est ainsi, ils sont prêts à tout pour côtoyer leur soleil. Peut-être a-t-elle été attirée par la Karnali, ou peut-être y est-elle venue d’elle-même. Mais personne n’a eu besoin de la forcer, expliqua-t-elle sous les airs soulagés du président, très satisfait à la vue de ce spectacle, au point de lui demander si la Karnali attendait un geste de son souverain. Tu pourrais nous négocier de nouvelles frontières avec le Raj, la cité t’en serait très reconnaissante, surtout si tu les destines au petit peuple. Nous mériterions de régner sur l’Himalaya ou d’obtenir notre autonomie. Ça ne serait que justice, lui annonça-t-elle de but en blanc, prête à renchérir devant la gêne du président. La Reine ne restera pas en Inde éternellement, tu dois commencer à préparer ce moment, Arcturus. Tu pourrais devenir Empereur toi aussi, sourit-elle malgré sa voix bien sérieuse, au grand plaisir de Kennocha rendue à caresser ses bijoux, en rêvant devant l’hésitation de son amant.
Hope n’avait peut-être pas tort, Arcturus fut le premier à l’avouer en ramenant son regard vers l’estrade.
Il ne connaissait pas grand-chose à l’âme indienne, certes, mais il se plaisait ici, sans parler des merveilles à réaliser sur cette terre déjà plurimillénaire. C’est vrai, ce serait un beau rêve à poursuivre, se disait-il en accueillant son amante dans ses bras, venue lui chuchoter qu’ils seraient bientôt trop vieux pour jouer le couple princier. C’est peut-être de ce genre de combat dont Raziel me parlait, pensa-t-il au moment où la musique se mit à ralentir, jusqu’à bientôt arrêter la danseuse pendant que les filaments d’échos se rassemblaient autour d’elle, avant de partir tourbillonner dans les airs. La scène sitôt replongée dans l’obscurité, la jeune femme recula sans un bruit derrière le grand rideau noir, loin des yeux du public fasciné par cette lumière venue s’écraser contre la voûte ouvragée. Alors un tonnerre d’applaudissements suivit le retour des lumières, tandis que le service reprenait au pied de la scène en train de se surélever, afin de présenter des spectacles plus classiques en toute sécurité.
À peine entamée, la table d’Arcturus fut de nouveau remplie dès le quart d’heure suivant, par les mille couleurs de la cuisine locale, un carrefour de tout l’Orient. Et plus le temps passait, plus les plaisirs s’enchaînaient, plus il se persuadait de son grand rôle à jouer ici.
[…]
(Finalement, l’élève n’a pas dépassé son maître… August s’est révélé au milieu de la nuit dès le premier jour, plongeant la cité dans un bain de sang et une guerre civile, grâce aux échos du Primordial Rouge dirigés par ses curieux pouvoirs. Non sans mal, Arcturus et ses Springs ont réussi à fuir par un souterrain après la disparition de Hope et la chute du manoir présidentiel).
Mieux, la suite du passage secret était timidement éclairée par les brumes de la Karnali, sans doute causée par une fuite du LM blanc – de l’essence éternelle du Dieu d’Orient. Comme quoi, la négligence peut avoir du bon, ironisa le président avant que ça ne soit son tour d’aller baigner dans cette cuve sombre et glacée, sous les commentaires beaucoup moins réjouis de son amante. Il y avait toutefois de quoi se sentir soulagé, même s’il fallut nager en file indienne durant une dizaine de minutes pour atteindre le dernier conduit menant à la Karnali, complètement immergé. Alors ils durent traverser ce dernier obstacle en apnée, sur une bonne minute qui faillit asphyxier Arcturus avant qu’il ne puisse retrouver l’air libre, et sa ville basse plongée dans l’anarchie. A deux-trois rues du petit canal où ils ressortirent, la place Seafox était assiégée, pilonnée par les canons de sa propre ville, si dévastée que sa grande statue servait désormais de couvert aux loyalistes. Durant toute cette après-midi où le président se faisait beau, August avait réparti ses fidèles à certains points de la ville tout en réaffectant ses ennemis à d’autres, dans toutes les bases de Semper Peace où ses partisans n’étaient pas assez nombreux pour triompher sous l’effet de surprise. Et dès son signal hurlé depuis le toit de la Karnali, chaque position loyaliste fut bombardée par les salves de l’artillerie, ou prise d’assaut par des commandos prêts à surgir aux fenêtres. Ils doivent même avoir des radios, bouillait intérieurement Arcturus tandis qu’il voyait les obus filer par-dessus les toits de son petit canal isolé, coincé entre deux façades comme ceux de Venise. Au moment même où il s’en lamentait, les derniers défenseurs du Siège tombaient sous les assauts parfois lancés dans leur dos, et cet exemple résumait bien la situation critique dans laquelle se trouvait la faction présidentielle.
Pour avoir suivi le rêve du Soleil Marin, pour l’avoir défendu avec peut-être plus de courage que lui, ils ne recevraient pas la moindre tombe, à peine une place commune dans ses souvenirs…
— Nous reviendrons, Arcturus. Nous nous vengerons, promit Kennocha à la vue de son air désemparé, pendant que les derniers Springs sortaient du conduit.
— En attendant, il va falloir nous trouver un bateau. Lysander, nous devrions être près d’un ancien quartier de plaisance, du genre où il se fait des petites balades sur l’eau. Tout a l’air d’avoir changé ici, mais la chance nous a plutôt souri pour l’instant, proposa-t-il au chef des Springs, dont le regard semblait attiré par l’Éminence.
— Euh – Oui, président. Mettons-nous en route, expédia-t-il avant que Siarl ne pose la question qu’ils avaient tous les deux en tête : vous entendez cette voix qui gueule depuis le sommet de la cité ? Oui, je l’entends aussi, et j’ai l’impression de la reconnaître. Mais elle résonne bizarrement, on dirait qu’elle vient du plateau, supposa-t-il, tandis que la nage reprenait, sous les débats des Printemps.
— Le mec pourrait cracher ses poumons qu’on l’entendrait toujours pas s’il était vraiment là-haut, contesta Cathair en rappelant le vacarme du chaos dans toute la ville. Il doit utiliser une sorte de portevoix ou un microphone.
— Non, c’est ni l’un ni l’autre. Je saurais pas dire pourquoi, mais j’en suis sûr, lui assura Lysander, incapable de s’enlever cette intuition au point d’interroger son président.
— Quand tout a commencé, j’ai cru voir une silhouette en train de crier sur un toit de l’Éminence, comme si elle haranguait l’émeute alors que ça démarrait tout juste à des centaines de mètres en contrebas. On aurait dit un fanatique, le genre venu de la Grisonne. Il faisait des gestes étranges en direction des filaments d’échos, l’air de les encourager… ou peut-être de les… diriger d’une façon ou d’une autre. Je ne sais pas s’il s’agit de cette voix ni si elle a une quelconque emprise sur les échos. Seulement, je m’attends à tout désormais, résuma-t-il en continuant à nager, le regard parfois levé vers les filaments d’échos qu’il voyait trembler au rythme de cette oraison furieuse.
Un dos scarifié de rites anciens, des grognements plaintifs, se souvint Arcturus lorsqu’il repensa aux mots de Raziel sur August, des menaces de mort chuchotées dans la brume grise… oui, c’est lui, c’est le Prophète.
Il ne pouvait en être autrement, et cela expliquait toutes les incertitudes du président autour de son ancien mentor, il a vendu son humanité à un sombre pouvoir. Les gardiens de la prison d’Inishtrahull n’avaient pas retrouvé sa trace sur la plage pour une bonne raison : August s’était évanoui, téléporté comme à l’Artémis où il apparut afin de punir le prêtre des Telchines. D’ailleurs, c’était probablement de cette façon qu’il avait pu arriver à la Karnali aussi vite, malgré tous les efforts d’Arcturus pour contrôler le temps de son rival. August n’avait pas besoin de se presser pour quitter l’Indonésie, ni même de prendre un bateau ou de chevaucher durant des jours, il lui suffisait de cligner des yeux dès que les échos viendraient lui dévoiler la piste du Soleil Marin. Et s’il parlait vraiment aux échos, il n’était pas étonnant que personne ne semble connaître le visage du Prophète, puisqu’il avait bâti toutes ses sectes depuis le fond de sa cellule, tapissée de son propre sang. Le dieu des Passions en aurait fait son champion, finit-il même par supposer, sans pouvoir imaginer comment c’était possible ni comment cela fonctionnait, il serait possédé comme le Veilleur fou d’en Bas ?
Tant de questions se bousculaient dans l’esprit d’Arcturus, trop d’inquiétudes pour continuer de prêter attention à cette voix, de plus en plus claire à force d’approcher du filament flottant au bout de ce canal.
— … entassés pour mieux vous contrôler ! Et pendant ce temps, le petit Seafox fait muter vos filles pour les faire danser sur les eaux sacrées de la Karnali, en s’empiffrant sur votre dos avec toute sa garde et ses favoris ! crachait August depuis ce fil d’échos tordu, contorsionné sous les émotions qu’il y infusait. Toutes ses promesses sont des trahisons, toute sa curiosité pour votre culture est mépris, tout son amour pour votre pays est intérêt, vous êtes tous les simples marchepieds de son ambition démesurée. Il a fait pendre les honnêtes hommes de cette ville, il a refusé d’écouter les plaidoiries de Dame Hope ! Il a laissé les cartels prospérer pour engranger leurs bénéfices et se rembourser de vos cités, celles dont il se prétend si fier ! Il vous a même confisqué la lumière du soleil, la santé de vos corps, l’avenir de vos enfants à naître ! Il croit vous avoir tout pris, comme il m’a tout pris !
[…]
(Arcturus et les Springs essaient de quitter la ville en plein chaos, mais la fuite en bateau par le fleuve semble être leur seul espoir. Le groupe est confronté à des mutants en train de se repaître sur une place près d’un quai de plaisance. Ils parviennent à les mettre en déroute, seulement l’un des monstres résiste).
A vingt mètres d’eux, ce grand primate à la mâchoire allongé hurlait de rage, bouillait au point d’en faire valser les fauteuils de la boutique sur les positions des Springs.
Dépêchez-vous de libérer ces barques, lança Lysander à ses camarades sur le quai tout en lançant la riposte sur la bête avec les autres, sans parvenir à la tuer. Conscient d’être face à un spécimen plus redoutable, le chef des Springs décida d’envoyer une grenade dans son antre, en priant pour que cela suffise à l’y maintenir un instant. Et le résultat fut au-dessus de ses espérances, puisque la créature fut soufflée dans l’arrière-boutique sans plus jamais se remontrer. Seulement dès les secondes suivantes, un autre cri vint retentir.
— Seafooox !! Criait une silhouette depuis le plateau, entourée par huit autres silhouettes nimbées d’échos rouges : celles des Summers.
Dans la foulée, les Springs à quai détalèrent à la vue des trois fusées venues fendre les airs, droit vers les bateaux qui volèrent en éclat sous leurs yeux stupéfaits.
Repliez-vous vers les bâtiments, cria Lysander tandis que la salve des lance-grenades venait réduire le port en cendres dans le dos de ses chasseurs. Chacun put heureusement réagir à temps, même Arcturus ne perdit pas un instant pour filer en direction de l’immeuble au coin du canal. Mais le chef des Etés n’avait pas dit son dernier mot, et d’un second cri furieux lancé à travers les échos, Ghjovan livra toute cette place à une tempête de braises. Vibrants au rythme de sa rage, les échos crachèrent des rafales de vent sur les incendies au point de les plier à ses émotions. Des étals aux fenêtres des immeubles, toute la place se mit à vomir des bourrasques de fumées, de cendres ardentes et de braises sur les Springs en plein sprint. Malgré tous ses efforts pour les suivre, Arcturus faillit glisser sur le sang des pavés, avant d’être aussitôt bousculé par un souffle qu’il sentit grésiller contre ses chairs. Un à un, les grains de feu fondirent dans la peau de son cou, de ses poignets, de son visage, jusqu’à brûler ses oreilles ou son nez pris dans cette odeur horrible.
Kennocha et Wallace se retournèrent alors pour l’aider, mais le président se relança d’instinct, la main serrée sur le manche brûlant de son fusil, porté par la hargne au point d’atteindre l’immeuble juste après eux.
— Tenez bon, Sir, nous leur ferons payer le jour venu, promit Lysander en lui tendant sa gourde, avant de se tourner vers Iverna – sa médecin.
— Je vais bien. Nous n’avons pas de temps à perdre, leur assura-t-il après une gorgée d’eau. Il faut retrouver des bateaux au plus vite. Ils vont se lancer à notre poursuite, renchérit Arcturus au soulagement de ses chasseurs impatients de s’éloigner du chaos, quitte à s’enfoncer dans ses communs abandonnés.
Pourtant ils ralentirent le pas très bientôt, dès qu’ils franchirent le premier couloir de cet immeuble assombri, réduit à la lumière rouge des échos.
Souvent laissées grand ouvertes, parfois défoncées, presque toutes les portes donnaient sur des appartements dévastés, assez obscurs pour dissimuler un mutant prêt à jaillir. Ils pouvaient d’ailleurs les entendre ici ou là, dans ces bruits de mastication étouffés par les incendies, ces grognements mêlés aux sanglots des derniers habitants pris au piège. Seulement les Springs ne pouvaient s’arrêter, même lorsqu’ils passèrent devant un blessé au milieu de son salon, assez conscient pour implorer les silhouettes défilant sous ses yeux écarquillés. Je reviendrai un jour, ne put s’empêcher de penser Arcturus sans lui accorder plus d’un regard, à peine un coup d’œil pour vérifier la pièce, comme ses chasseurs bientôt au bout du bâtiment, devant une fenêtre. Merde, elle donne sur le canal, s’agaça Cathair en y passant la tête pour essayer de trouver une berge de l’autre côté, ou au moins un moyen de traverser sans retourner dans la rue, il y a un petit pont plus loin.
Le seul souci, c’était qu’il se trouvait deux étages en dessous, car la majorité des bâtiments de la Karnali étaient construits en pente. Alors le groupe retourna au milieu du couloir pour emprunter la cage d’escalier, non sans une pointe d’appréhension devant les corps juchés sur les marches. Faut pas glisser, se répétait Arcturus en continuant d’imiter les quatre chasseurs devant lui, leurs regards toujours levés comme s’ils n’avaient pas besoin de regarder où ils mettaient les pieds, je vais y arriver. Par chance, aucun mutant ne surgit pour les bloquer dans cet escalier ni dans les couloirs suivants traversés dans la foulée, jusqu’à trouver le pont pour atteindre l’autre rive, puis l’immeuble situé de l’autre côté. Bon, suffit de traverser celui-là et nous pourrons retourner dans la rue, résuma Lysander afin de remotiver ses camarades, avant d’ajouter qu’ils sortiraient par une fenêtre s’il le faut. Néanmoins, ça ne fut pas nécessaire, puisqu’ils trouvèrent bientôt le couloir d’entrée débouchant sur la prochaine place, presque identique à sa voisine.
Tout y était dévasté là aussi, plongé dans le silence et les fumées, mais sans le moindre mutant à l’horizon ni la moitié des cadavres de la précédente.
— Vous voyez quelque chose ? demanda Lysander à ses compagnons répartis entre les arcades de l’immeuble, sans rien à signaler si ce n’est des cadavres de bêtes ici ou là. Elles ont été abattues par Semper Peace, ils sont dans le coin.
— Il y a l’air d’y avoir plusieurs barques à quai, mais nous n’aurons pas assez d’endroits pour tous nous y abriter si nous sommes attaqués, fit cependant remarquer Arcturus, après avoir jeté un œil au kiosque situé devant les marches des berges. Le danger pourrait arriver de n’importe où.
— Nous allons nous séparer. Wallace, Luned, Verna, Machar et Lan, vous resterez en couverture. Les autres aux bateaux avec moi. On traverse en relais, mon groupe en premier. Reçu ? ordonna-t-il pour qu’ils répondent à l’unisson, puis ne s’élancent sur la place.
L’une après l’autre, les deux équipes traversèrent la place en prenant position sur les décombres de l’ancien marché, leurs regards tournés de tous les côtés.
L’ennemi ne pouvait pas uniquement arriver du sud, vers la sortie de la ville, il pouvait très bien descendre des versants ou surgir dans leur dos, sans parler des immeubles. On va s’en sortir quand même, pensa Arcturus lorsqu’il vit la section de Wallace se mettre à couvert autour du kiosque, puis leur faire signe de courir aux bateaux, allez, c’est bientôt fini. Cette fois, ils n’étaient plus en vue de l’Eminence, aucune section de Semper Peace ne se trouvait sur la route, personne n’était en position sur l’autre rive, ils allaient enfin pouvoir fuir. Et quand le groupe du président atteint le quai, à cet instant où les Springs étaient coincés dans cet espace entre la route et le fleuve, Arcturus sentit un vent glacial lui saisir le ventre. Contact, cria soudain Machar depuis le kiosque, si fort que son président voulut se retourner d’instinct, avant d’être plaqué au sol par Kennocha. Planque-toi, lui asséna-t-elle en se jetant derrière le muret du quai pour échapper au déluge de balles comme ses camarades. Répartis entre les deux autres barres d’immeubles de la place, les tireurs n’étaient pas plus d’une dizaine, mais ils étaient apparus si vite pour viser si juste que cela ne pouvait être de simples agents.
Lysander en était convaincu, et lorsque le feu s’évanouit en un battement de cil, comme s’il s’agissait d’un seul homme, chacun de ses hommes le comprit : ils ne sont pas morts, ceux sont les Winters.
[…]
(Grâce à l’arrivée miraculeuse d’un allié inespéré, Arcturus et ses hommes s’en sortent à nouveau. Ils parviennent à quitter la ville sur des barques, non sans un dernier combat livré par l’ennemi une fois arrivé à hauteur des murs. Toutefois une nouvelle menace surgit pour enterrer les espoirs du Président, et menacer l’amitié du Conseil).
Wallace eut beau lâcher sa pagaie pour éviter l’une des balles venant vers lui, la seconde et la troisième le touchèrent successivement au torse puis et au bassin pour l’envoyer à l’eau. De la même manière, Lysander et Machar encaissèrent plusieurs tirs avant de chuter à leur tour, laissant leur bateau dériver sans plus aucun contrôle. Même si la fusillade continua, le tour était déjà joué, et les embarcations vinrent bientôt se briser contre les rochers, puis livrer leurs passagers aux eaux froides de la Karnali. Sitôt emporté par le courant, Arcturus se retrouva brassé comme un vêtement dans un lave-linge, plongé dans l’obscurité des flots dont il essayait d’émerger en vain. En pleine nuit, c’est à peine s’il distinguait les berges, encore moins le rocher contre lequel il vint s’écraser au niveau des côtes. Paradoxalement, la douleur raviva sa conscience d’un seul coup, dans une montée d’adrénaline si forte qu’une lueur rouge jaillit de ses yeux. Il fallait se rattraper au plus vite, au moins ralentir sa course même s’il devait s’agripper à la prochaine pierre sur sa trajectoire, quitte à agiter les bras dans tous les sens. Et cela finit par payer, il sentit bientôt les chocs de la berge sur sa main endolorie, avant de réussir à saisir une racine assez large pour ne pas glisser entre ses doigts. Mais celle-ci s’arracha sous son poids dans la seconde, l’envoyant rebondir contre le bord puis reprendre sa chute dans le torrent du fleuve, jusqu’à se fracasser sur un autre rocher. Par chance, il venait aussi de s’étaler contre la rive, puisque cette pierre y était assez enfoncée pour le retenir contre la force du courant. Malgré la douleur dans tout son corps, Arcturus parvint enfin à ressortir le menton à l’air libre, puis recracher ce mélange de bile rouge et d’eau boueuse qui le brûlait de l’intérieur, avant de relever la tête vers le ciel.
Il vit alors une main tendue, celle d’une silhouette agenouillée sur la berge, silencieuse, jusqu’au moment où il croisa son regard.
— Enchanté d’obtenir une entrevue avec vous, président… lâcha Tiènh, le directeur des sites indochinois de Solar Gleam France, le représentant direct de Maria en Asie.
Celui-ci n’était d’ailleurs pas plus patient que sa maîtresse, puisqu’il agrippa Arcturus par le col pour le ramener à terre, au milieu de ses soldats aux brassards rouges…
[…]
La scène se poursuite encore jusqu’à donner un dernier combat, et Arcturus en ressortira presque aussi traumatisé que William…
« Le problème du jeune roi, c’est qu’il ne l’est pas encore. Il lui faut un bon bourgeois bien riche, un bon cousin bien bagarreur et une bonne mère bien intrigante, tant de gens indispensables et pourtant plus faciles à corrompre, tu le sais désormais… Et une fois tout seul, le jeune roi ne vaut plus grand-chose, son sang devient sa malédiction. »
August à Arcturus à la suite d’une réunion de l’AP, Washington, 1869.