Troisième vision de l'avenir : : Alessia de retour à la Dolce Lupe

Notes de l’auteur : Bonsoir, j'espère que ce chapitre vous plaira et que vous allez bien.
Je n'ai pas publié la semaine précédente car j'étais malade, alors j'ai préféré garder mon temps libre pour avancer sur la réecriture de la première partie (qui avance plutôt bien).
Ce n'était pas facile de choisir des extraits dans cette scène, puisqu'elle mélange de l'action-intrigue et beaucoup de développement autour d'Alessia et de la Dolce Lupe.
Le prochain extrait sera du côté d'Arcturus, je ne suis pas encore sûr de la scène en question, ça sera soit de l'action à la Karnali, soit la rencontre avec un personnage mystérieux déjà évoqué à plusieurs reprises : Raziel.
D'ici-là, portez-vous bien, bonne lecture. N'hésitez pas à commenter ou en parler autour de vous

(Alessia, Appolonio et Ezio reviennent à la Dolce Lupe après l’expédition d’en Bas)

En dépit de sa bonne volonté, Appolonio ne pouvait diriger la commanderie à la place de sa pontife, il n’était que le Grand-Maître de ses chevaliers.

Or la Dolce Lupe regroupait désormais des scientifiques et des prêtres, des orphelins ou des travailleurs, tant de catégories dont Alessia était soudain responsable sans avoir la moindre expérience en la matière. Pourtant, elle retrouva le sourire dès leur approche des remparts, de la porte principale encombrée par des tonnes de marchandises et des foules de silhouettes aux vêtements tous différents. Tout ce monde, lâcha-t-elle en découvrant la place centrale bondée au pied de son monastère, abasourdie au point de se tourner d’une fenêtre à l’autre de sa voiture, je n’en ai jamais vu autant. Seulement ses rêveries ne pouvaient durer bien longtemps, surtout lorsque les écuyers virent les trophées accrochés aux selles d’Appolonio et d’Ezio. D’un seul coup, des acclamations jaillirent pour les deux Leones Pauli, pour les têtes de démons ou les armes antiques ramenées d’en Bas, de ce monde dont parlait toute la Dolce Lupe. Surprise, Alessia ne put s’empêcher de sursauter devant cet accueil, là où Ezio se réjouit d’exhiber les crânes des dragons ou l’épée de Brennos aux yeux des croyants.

Mais il en fallait encore un peu plus pour impressionner ce vieux chasseur à cheval, cet ancien serviteur de Marco-Aurelio passé au service de Gaël, juste amusé par le spectacle.

—  La chasse a été bonne, loupiots ! leur lança Alvise en arrivant à hauteur d’Appolonio, avant d’apercevoir la mine gênée d’Alessia — dont il se souvenait même huit ans après. C’est une bonne ou une mauvaise nouvelle ?

—  Elle a été… compliquée. Ma pontife préfèrerait en parler avec le tien, au frais, et sans trop de distractions inopportunes. Sais-tu où nous pourrions le trouver ?

—  Il déchiffre le Testament dans un coin tranquille de votre bibliothèque, même s’il n’y a plus d’endroit de vraiment tranquille ici, surtout pour quelqu’un comme lui. Je peux vous y conduire dès maintenant, leur proposa-t-il pour que la commanderesse s’empresse d’accepter, puis de le questionner sur ce qu’il entendait par quelqu’un comme lui.

—  Rassurez-moi, personne n’incommode Gaël parce qu’il est le fils de Marco-Aurelio ou qu’il n’est pas un catholique comme les autres ?

—  Je ne dirais pas… incommoder, mais plutôt solliciter, pour toutes sortes de légendes ou de rumeurs, lui résuma-t-il pendant que le cortège reprenait sa route dans le calme. Je suis arrivé de Veszprém hier, et ça n’a rien à voir avec l’engouement de la Dolce Lupe. Tout le monde ne parle que des vieux trésors du passé, des secrets autour du LM, de cette forteresse construite pour les étudier. Depuis les évènements de la semaine dernière, c’est encore plus… passionné.

—  Euh — pardonnez-moi, de quels évènements parlez-vous ? s’étonna-t-elle, sans se douter un instant de l’ultimatum posé à la Dolce Lupe : le Pape exige la cession de nos trésors.

Dans toute l’Europe, des rumeurs commençaient à circuler sur le Testament des Anciens et le Code, détenus par les deux héritiers de Marco-Aurelio, le seul vrai chrétien parmi les quatre Pionniers.

A entendre les plus folles d’entre elles, ces ouvrages annonçaient une apocalypse imminente ou remettaient en cause des dogmes de la Genèse, jusqu’à même professer l’existence d’autres dieux. C’était évidemment du pain béni pour les hérétiques de toutes sortes, y compris pour les sectes dont l’influence aurait atteint la pontife Italienne tant aimée par le peuple. Les services du Vatican décidèrent alors de réagir, en exigeant la remise de ces livres à la bibliothèque apostolique chargée de les vérifier, puis de les étudier en compagnie d’historiens compétents. Toutefois Gaël n’était pas dupe, il soupçonnait déjà le résultat de cette manœuvre : enterrer la vérité. Tout comme Thiago, le Pape Ambrosio agissait d’abord dans l’intérêt de son église, et il était bien trop pragmatique pour encaisser les révélations de ces textes.

Peut-être ont-ils même une idée de leur contenu, se prit à soupçonner Alvise, avant qu’Alessia ne lui demande la date de cet ultimatum.

—  Le Pape et Thiago ont annoncé leur visite dans trois jours. Ils viennent inspecter l’avancée de la commanderie et ils espèrent récupérer nos trésors par la même occasion. Mais rassurez-vous, nous ne les laisserons pas faire, promit-il sous les yeux abasourdis de la pontife.

—  Je ne veux pas de conflit avec Sa Sainteté, nous n’avons pas besoin de ça en ce moment. Rassurez-moi plutôt du fait que Gaël ne leur a pas encore répondu.

—  Il ne l’a pas fait, mais il ne compte rester les bras croisés pour autant. Nous sommes prêts à les recevoir, ils ne repartiront pas d’ici avec le Testament, et si ça devait être le cas… nous le leur reprendrions sur le chemin du retour. J’ai moi-même apporté le Testament à son prédécesseur, au nom de maître Marco-Aurelio, alors je n’aurais aucune hésitation à venir le récupérer si Gaël me l’ordonnait. Cet héritage n’est pas le leur, ce devoir ne leur a pas été tendu par la Providence, grogna cet ancien du Premier Conseil, au grand dam d’Alessia qui ne trouva ni les arguments ni le cran de lui répondre, si ce n’est pas de nouvelles inquiétudes.

—  J’espère que nous trouverons une médiation à cette querelle, ajouta-t-elle lorsqu’Appolonio voulut insister à son tour, en proposant de refuser l’ultimatum et de diffuser l’affaire au grand public afin de doubler le Synode aux yeux du peuple. Non, surtout pas, ils le prendront comme une tentative de rébellion. Il faut absolument trouver une autre méthode…

Elle était investie d’une mission confiée par le plus grand savant et théologien de son siècle, seulement la fin ne justifiait pas les moyens, et l’acharnement la mènerait à l’obsession puis la perdition.

Pourtant elle était la première à détester les premières bulles du nouveau Pape, sans parler de ses deux premières rencontres avec Thiago. Mais ce serait déjà échouer à la première Épreuve, la Division, s’avoua-t-elle en silence, pensive au point de se demander si cette querelle aurait pu éclater, il y a quelques mois de ça. Depuis son départ de la Forêt d’en Bas, elle se sentait différente sans réussir à mettre le doigt sur cette sensation, comme si ce n’était qu’une vague impression, presque une interprétation. Elle n’était pas devenue hargneuse ni irritable, mais plus amorale dans sa façon de voir le monde, plus égocentrique dans son rapport à lui. En somme, Alessia était désormais plus passionnée, plus déterminée, plus envieuse, plus imprégnée par l’essence du Dieu Rouge d’en Bas, tel que l’auteur du Code l’avait prévenue. Elle pouvait au moins se réjouir d’en être consciente, car les autres n’avaient pas cette chance, au contraire. Ils sont à la merci du mal en eux, s’exaspéra-t-elle en repensant à son devoir d’alerter le monde, tandis que la voiture franchissait enfin la porte rehaussée du monastère, toute de fer sculpté.

Après cette route depuis Florence, Alessia avait trop hâte de se dégourdir les jambes pour attendre qu’on vienne lui ouvrir la portière, avant de se diriger vers la bibliothèque perchée à plusieurs escaliers de là, presque au fond du monastère. Elle était d’ailleurs impatiente de voir les derniers travaux réalisés en chemin, même si Ezio ne put s’empêcher de soupirer à l’idée du chemin à parcourir, dès les cent premières marches menant à l’abbatiale principale. Car la Dolce Lupe était un cas très particulier, par sa taille comme par sa géographie. Une fois aux grandes portes de l’abbatiale de la Louve, il fallut la traverser afin de monter vers celles des Jumeaux, bâties sur de vieux autels païens. Après le cloître des novices, ils durent ensuite gravir des escaliers pour atteindre le seuil de l’abbatiale des Nazaréennes, réservées aux sœurs. À partir de là, il leur restait encore à longer le cloître sur un chemin en bordure de montagne, jusqu’à trouver un parvis dressé à flanc de falaise tel un balcon, celui de la bibliothèque creusée sous le monastère.

Adolescente, Alessia avait redouté ce lieu isolé durant des années ; et pour cause, il était bien différent du style très lumineux, très clair, très harmonieux du reste de la Dolce Lupe. Il ressemblait davantage à une vieille cave, presque à une nécropole où les ouvrages se succédaient sur de longues étagères en pierre, toutes gravées d’inscriptions illisibles depuis des siècles. Selon ses vieilles archives, la bibliothèque avait elle aussi été construite dans un ancien sanctuaire étrusque, repris par des prêtres romains, puis délaissé lors de la période impériale face à l’essor de nouveaux cultes. Nombre de ces vieilles galeries furent ainsi condamnées par les occupants précédents, y compris par les moniales revenues pour y conserver leurs écrits, tant ce refuge sec et sombre offrait un sarcophage parfait. Il y avait une salle de lecture dans ces cavernes, mais c’était la seule à disposer de la lumière naturelle des quelques ouvertures taillées dans la roche. Pour les simples novices comme pour les orphelins, c’était donc le dernier endroit où se rendre, le plus glauque de Toscane. Depuis des générations, toutes sortes de rumeurs avaient circulé chez les enfants, au sujet d’évènements mystérieux survenus dans les plus obscurs recoins. Certains y avaient vu les vieilles inscriptions bouger, se tortiller sous leurs yeux tels des braises ardentes, là où d’autres y entendaient des voix sans raison. Même s’il n’y avait jamais eu de disparition, plusieurs y avaient déjà été retrouvés endormis ou délirants, terrorisés par un mal caché derrière les murs de ce dédale. Car ces recoins avaient tous un point commun : ils côtoyaient les anciens tunnels païens, scellés derrière des piles de vieux gravats, au fin fond de la bibliothèque…

 

(Alessia a montré les trésors d’en Bas à Gaël, l’histoire des rapports anges-humains est éclaircie. L’abbesse de la Dolce Lupe vient à la rencontre de sa pontife)

 

En fait, la mère supérieure de la Dolce Lupe allait même achever leurs retrouvailles, car elle était pressée de s’entretenir avec sa commanderesse, elle aussi.

L’Abbesse paraissait d’ailleurs déçue et agacée de la retrouver ici, auprès de son confrère sans être passée la voir ni la faire avertir de son retour. Les deux moniales avaient pourtant des sujets cruciaux à traiter, sans parler du travail qui attendait Alessia, déjà en train de flâner et papoter comme toujours. Heureusement, cette dernière en avait fini avec son collègue, du moins, pour les nouvelles urgentes. Alors elle se contenta de jouer l’innocente, avant de saluer Gaël pour suivre la mère supérieure à son modeste bureau, juste à côté du cloître des Nazaréennes. Mais celle-ci n’attendit pas d’y être arrivée pour avertir Alessia et ses deux chevaliers, nos sœurs ne sont pas les seules à se méfier de lui. Et une fois dans le secret de ses petits appartements, elle n’hésita pas à entrer dans le vif du sujet : je crains la présence d’un espion du Prophète parmi nous.

—  Le fils de Marco-Aurelio me parait tout désigné, résuma-t-elle sous le visage abasourdi d’Alessia.

—  Pourquoi le suspecteriez-vous de cela ? Il s’est passé quelque chose ?

—  Oui, quelque chose qui n’était pas arrivé depuis des siècles. Avant-hier, au moins trois inconnus se sont infiltrés dans la Dolce Lupe malgré nos nouveaux gardes. Ils ont même réussi à atteindre le reliquaire, puis à y entrer sans forcer les serrures, avoua-t-elle d’une voix défaite, à l’image de sa consœur qui craignait pour les divers trésors de son monastère.

A son grand soulagement, personne ne fut blessé et rien ne fut volé, c’est à peine si un écuyer aperçut les intrus dans leur fuite.

Malgré tout, l’abbesse ne pouvait rester passive devant cette menace dont personne ne soupçonnait les intentions, il en allait de sa responsabilité et de celle d’Alessia. Toutefois il ne suffisait pas de revoir les mesures de sécurité, elles devaient résoudre la faille existante, car aucun visiteur n’aurait dû franchir les deux enceintes puis les trois abbatiales avec tant de facilité. Plusieurs traîtres les avaient donc aidés, dont une personne munie d’un certain pouvoir, comme celui d’un pontife. Bien sûr, ce n’était pas suffisant pour incriminer Gaël aux yeux d’Alessia, surtout après tout son soutien. Le chef des sectes avait d’ailleurs empêché leurs retrouvailles quitte à déclencher une escarmouche sanglante dans les Alpes, alors accuser le pontife autrichien semblait incohérent. Il nous a même donné des pistes afin de démasquer le Prophète, s’acharnait-elle à répéter en vain, car tout coïncidait aux yeux de l’abbesse, il n’y avait déjà plus grand doute possible sur l’identité du traître.

Gaël avait le profil parfait et ses chevaliers lui étaient tous d’une fidélité presque fanatique, plusieurs étaient même d’anciens serviteurs de son père — des vétérans du Premier Conseil donc. Nul ne pouvait être certain de leurs motivations réelles ni de leurs croyances toujours liées de près ou de loin à l’idée d’une Apocalypse proche, comme toutes les sectes nouvelles assujetties au Prophète. Les sœurs avaient d’ailleurs remarqué la fascination de ses Hérétiques pour le secret, pour les messes basses dans les couloirs ou les recoins de l’abbatiale. Plus étrange encore, des témoins auraient vu Gaël parler tout seul, sans parler des attitudes étranges de ses serviteurs, parfois à changer de direction ou d’occupation sans raison apparente. Bref, ils ne pouvaient être innocents dans cette affaire, leur duplicité crevait les yeux pour tous les catholiques authentiques. Mais vous n’avez aucune preuve tangible, l’interrompit Alessia avec son ton le plus ferme, comme si elle croyait pouvoir apaiser les soupçons par ce seul argument. L’abbesse avait cependant bien d’autres éléments curieux à lui soumettre, à commencer par le fait que les appartements de Gaël étaient le seul lieu important à ne pas avoir été visité. Pourtant ce dernier prétendait garder plusieurs trésors à l’abri du Prophète, des livres ou des babioles laissées sans sa surveillance. Car ce soir-là, il était parti à Florence afin d’y retrouver des amis infréquentables, soi-disant par crainte d’importuner les sœurs de la très tolérante Dolce Lupe — ces amis devaient donc être de sacrés illuminés. Et pour couronner le tout, le pontife autrichien s’y était rendu avec trois de ses chasseurs, tous à cheval, l’air de ne craindre aucun attentat des sectateurs. Tu es peut-être l’une des plus innocentes d’entre nous, tu trouves cela étrange toi aussi, lui fit remarquer la vieille moniale, avec une sérénité qui mit sa jeune pontife au pied du mur, forcée de reconnaître ses soupçons sans réussir à les admettre.

Malgré toute son envie de défendre son ami, Alessia ne savait plus quoi répondre aux indices troublants de la mère supérieure, et elle en était rendue à garder un silence coupable lorsqu’une voix surgit derrière elle.

—  Ma sœur, les Hérétiques de Gaël ont des talents curieux, ils sont très vigilants et très… expéditifs lorsqu’il est question des trésors de leur maître. Les voleurs n’auraient pas essayé de s’en prendre à eux, lâcha Appolonio pour qu’Ezio prenne le parti d’Alessia à son tour.

—  Ça, c’est sûr, le vieil Alvise m’a soulevé par le col quand j’ai voulu déposer un malheureux message sous la porte de son patron. C’était notre première rencontre, et ça devait être la seule fois où leurs quartiers n’étaient pas défendus comme s’ils étaient assiégés. Madonna a sûrement raison, ces indices ne valent rien, le coupable doit être ailleurs. Pourquoi pas certains des hommes envoyés par le Vatican ? Ou même le légat du Pape de notre commanderie ? —  Le légat de sa Sainteté n’est pas plus apprécié ici, mais je n’ai aucune raison d’avoir des soupçons envers lui. Ses appartements ont été visités, eux aussi… Enfin soit, je ne te demande pas de chasser ou d’accuser Gaël, sinon je l’aurai déjà fait. Le monastère en lui-même est toujours sous ma protection, concéda l’abbesse d’un air qui cachait mal sa déception. En revanche, je ne veux pas que tu oublies ton devoir, tu n’es plus une sœur parmi d’autres. Tu es commanderesse, tu es responsable de tout ce que tu as créé autour de la Dolce Lupe. Et si tu as été notre bienfaitrice jusqu’à maintenant, tu pourrais devenir l’inverse en aussi peu de temps, finit-elle par lui asséner, au point de pousser Alessia à hocher de la tête comme un enfant puni.

—  Je — je vais mener l’enquête. Je vous promets de trouver ces espions ! voulut-elle la rassurer, même si la mère supérieure préféra changer de sujet en se levant de son siège : il est temps de vraiment se mettre au travail.

Car Appolonio ne lui avait pas menti, la pontife avait beaucoup à faire, et l’aide de son abbesse ne serait pas de trop pour accomplir cette liste de tâches qu’elle se mit à lui résumer, sur le chemin de l’abbatiale principale.

 

(Après des jours de travail à la Dolce Lupe en tant que pontife, Alessia appréhende le grand discours à donner devant sa commanderie. Elle sort prendre l’air pour y réfléchir, elle craint de leur révéler les secrets d’en Bas sur le LM)

 

Maître Marco-Aurelio, pourquoi m’avez-vous plongé dans ce doute si vous saviez cette vérité, s’angoissait-elle au point de former des reproches envers son vieux mentor, jusqu’à finir par s’en vouloir à elle-même. Alors plutôt que de continuer à tourner en rond sur sa feuille, Alessia décida d’aller le faire dehors, en priant de trouver une intuition sous l’éclat apaisant de la lune.

Le cloître des Nazaréennes était désert à cette heure, presque toutes ses sœurs dormaient à poings fermés, si bien qu’elle n’entendit pas le moindre bruit en le traversant pour se rendre au bord de la falaise. Les chantiers de la commanderie étaient plongés dans le silence eux aussi, réduits à des formes sombres partout où elle posait son regard, entre deux grandes bouffées d’air frais. Ce paysage est trop beau pour cette nuit-là, soupira-t-elle en relevant son regard des remparts de pierre blanchis par les rayons de lune vers les flèches des abbatiales, lorsqu’elle aperçut une lumière s’élever des appartements où logeaient les Hérétiques de Gaël. Je devrais aller lui confier mes soupçons, ce serait ça de moins sur la conscience, voulut-elle se motiver, avant d’esquisser quelques pas timides jusqu’à noter la demi-lune dans le ciel, ils doivent être en pleine messe. Au bout du compte, elle n’était plus certaine de vouloir s’y rendre, par peur de les déranger comme par gêne envers ces offices d’infidèles, ce devait être le pire moment pour venir lui parler de ce sujet. Seulement elle avait promis d’être franche avec lui, de démêler tous les problèmes avant que cela n’empire, alors ce serait lâche de reculer maintenant. En plus, Gaël ne s’est jamais montré désagréable envers moi, il m’a toujours aidé, se répéta-t-elle en reprochant à ses sœurs d’avoir insinué leurs doutes entre elle et son nouvel ami. Alors elle se dirigea donc vers les quartiers des Hérétiques sans plus attendre, au travers des chemins de ronde et des escaliers en bord de falaise, avec ce panorama rafraichissant sous les yeux.

À force d’y jeter son regard, Alessia finit toutefois par sentir une impression étrange, comme si les ombres bougeaient entre les charpentes en travaux, toujours à l’abri des lanternes ou des rayons de lune. Des ouvriers sont encore au labeur à cette heure, s’interrogea-t-elle en continuant de les observer, avant de réaliser : elles avancent, elles vont vers le monastère. Surprise, Alessia se tourna vers les murailles de la Dolce Lupe, et son corps de garde où elle n’aperçut aucun veilleur, tout juste la lueur de leur petite pièce de repos. Mais à bien y regarder, cette lumière paraissait agitée, bousculée par de grands gestes qui mirent la pontife mal à l’aise, presque effrayée lorsqu’un coup de feu rompit le silence de la nuit. Presque dans la foulée, des dizaines de projecteurs s’allumèrent dans toute la commanderie, éblouissant Alessia au point de la faire tanguer sous le vacarme frénétique d’une cloche : le tocsin de son monastère en danger.

En bas des remparts, les ombres se changèrent en troupes armées lancées à l’assaut de la porte, déjà tenue par une vingtaine d’hommes bientôt en position de tir. Vêtus comme des aventuriers, aucun d’eux ne portait d’uniforme ou de drapeaux visibles depuis les hauteurs d’où la pontife les regardait, figée, choquée par la centaine d’assaillants qui s’engouffra dans la Dolce Lupe. Bien sûr, des fusillades se multiplièrent sur tout le pied de la montagne, des deux côtés du corps de garde, mais rien ne semblait retenir le fracas de s’étendre, de progresser au travers des grands escaliers, droit vers elle. À cette vue, Alessia s’en retourna vers sa chambre à toute vitesse, en prenant à peine le temps de réfléchir au commanditaire de cet assaut, ce doit être ce Prophète. Mais si c’était bel et bien le cas, alors il était déjà trop tard. J’ai tout donné à Gaël, merde, s’énerva-t-elle en se prenant la tête, l’air de réaliser le complot dont elle avait été victime, il serait vraiment lié à tout ça ? Pourquoi ferait-il ça, se questionnait-elle en silence, sur le pas de sa chambre, et bientôt sous les yeux de ses consœurs surprises, paniquées par cette cloche que personne n’avait jamais entendu. Bien sûr, tous leurs regards se tournaient vers Alessia, vers leur pontife hésitante, aussi désemparée qu’elles.

Je dois faire quelque chose, se criait-elle intérieurement, sans savoir quelle image donner à ses sœurs, lorsqu’une voix familière l’interpella depuis le cloître.

—  Madonna ! Vous devez me suivre ! lui lança Ezio en accourant dans les escaliers avec trois écuyers, entre les religieuses stupéfaites par la nouvelle. Les sectes du Prophète attaquent !

—  Où est Gaël ?

—  Aucune idée, ce n’est pas important, ils viennent pour vous. Nous devons nous replier au reliquaire, mes écuyers vont s’occuper de mener vos sœurs à l’abri, reprit-il en faisant signe à ses hommes, déjà prêts à s’exécuter pendant que leur chevalier reprenait à voix basse. L’ennemi nous a pris par surprise. Appio et les autres vont les massacrer, mais ils ne pourront empêcher leur avant-garde de venir jusqu’ici. Nous allons devoir gagner du temps, alors ne perdons pas une seconde du nôtre.

—  Je veux rester auprès de mes sœurs, pourquoi nous séparer ? ne pouvait-elle se retenir d’insister, avant d’apprendre qu’il s’agissait précisément d’une façon de berner l’ennemi.

Si les assaillants suivaient la logique d’Alessia, ils allaient assiéger le cloître supérieur où seraient retranchées les religieuses, défendues par tous les défenseurs en train de se replier.

À l’inverse, le reliquaire avait déjà été visité sans le moindre objet volé, il n’intéressait donc plus les intrus, en plus d’être isolé au bout de ce monastère sur un petit piton rocheux. Le chaos des combats et la lumière des projecteurs couvriront notre fuite, l’encouragea-t-il pour qu’elle accepte de le suivre par la porte arrière du cloître. Leur refuge n’était pas très loin, ils pouvaient même apercevoir le pont à une trentaine de mètres d’ici. Néanmoins, Alessia était incapable de se concentrer tant elle était harcelée par ses doutes, ses soupçons qu’elle finit par confier à son chevalier toujours aux aguets. Comment nos ennemis ont pu rentrer si facilement, insista-t-elle malgré le malaise d’Ezio, obligé de chercher ses mots pour lui avouer cette vérité qu’elle soupçonnait déjà. D’après ses maigres informations, plusieurs agents infiltrés auraient permis aux sectateurs de franchir les murs inachevés de la commanderie, en retardant le déclenchement de l’alarme le plus possible. Quant aux derniers rapports des gardes, ils étaient bien plus formels : des hérétiques traînaient autour des remparts depuis le début de la nuit, sans raison apparente. Et bien sûr, pas un seul d’entre eux n’avait signalé les assaillants ni donné l’alarme, puisque c’est une patrouille d’écuyers qui parvint à faire sonner le tocsin. En bref, il n’y a pas besoin d’être devin pour voir d’où vient la trahison, dut avouer le chevalier à sa pontife désemparée, toujours incapable d’en comprendre les motivations.

Seulement la vérité était là et, dès qu’ils atteignirent le pont du reliquaire, il leur suffit de jeter un regard vers les pentes inférieures du monastère pour la voir apparaître.

—  Oh bordel… Vous voyez ces silhouettes là-bas, près de l’abbatiale de la Louve ? lâcha-t-il en désignant le premier des clochers sous leurs yeux. Ce sont les Hérétiques, ils montent vers nous plutôt que de combattre les sectes ! Ces foutus traîtres…

—  Gaël leur aurait donné l’ordre de… de me faire du mal ? s’angoissa-t-elle sans que son chevalier ne puisse lui assurer le contraire, tout juste se figer en arrivant devant les grilles du reliquaire.

La chaîne est défaite, remarqua-t-il d’un air inquiet, en abaissant le loquet sans même utiliser ces clés qu’il tenait encore en main, qu’il avait même gardées toute la soirée…

Car cette nuit-là, Ezio était de veille avec des écuyers autour du reliquaire, et ils n’avaient pas quitté ce pont avant d’entendre les coups de feu. Aucun intrus n’avait donc pu entrer, pourtant c’était bien le cas, il ne pouvait en être autrement. Alessia supposa bien sûr la présence de l’abbesse, mais son chevalier était catégorique : elle est avec les autres, Ascanio s’occupait de la mener en sécurité. Quoi qu’il en soit, il n’était plus question de faire demi-tour ni de rester ici, leurs poursuivants étaient peut-être déjà dans les cloîtres en ce moment même. Alors il ouvrit la grille sans un bruit, avant de suivre sa pontife vers le grand caveau arrondi qui s’y dressait, seul au milieu de cette cour déserte. Le pic du reliquaire était un vulgaire caillou cerné par un muret de pierres usées, il n’y avait donc pas le moindre recoin où se cacher, si ce n’est derrière cette porte de bois qu’ils trouvèrent ouverte, elle aussi. Filez vous cacher tout au fond, confia-t-il en lui tenant la porte, avant de lui emboiter le pas pour fermer l’ouverture derrière eux, lorsqu’une balle transperça le bois à hauteur de tête. Et dans la foulée, Ezio reçut un tir dans les côtes qui le fit tomber près d’un battant, sous les airs effarés de la religieuse sitôt à son chevet.

Touché au bassin, son chevalier lui ordonna d’aller se cacher dans un recoin, sans lui et les traces de sang qu’il laisserait dans son sillage, mais c’était inadmissible pour Alessia. Elle n’allait pas l’abandonner à la merci de l’ennemi, c’était prendre la garantie de le voir fusillé comme une bête sans la moindre pitié. Non, Alessia lui arracha les clés des mains et s’empressa de fermer puis barrer la porte, même lorsqu’une balle vint traverser le bois entre ses jambes. Cela devrait les retenir un petit moment, annonça-t-elle à Ezio en venant l’aider à se traîner, jusqu’à ce qu’il retrouve la force de marcher seul vers les escaliers de la cave grande ouverte. Prenez mon deuxième pistolet, on ne sait jamais, insista-t-il en venant lui reprendre ses clés afin de fermer la grande trappe derrière eux, pendant qu’elle retrouvait ces vieux sous-sols avec appréhension. De part et d’autre, les caveaux avaient été inspectés, leurs urnes et leurs ossements parfois renversés aux pieds d’Alessia.

Comment ont-ils pu fouiller tout cela aussi vite, c’est impossible, chuchota-t-elle dès que son chevalier revint à ses côtés, déjà certain de la réponse : parce qu’ils n’ont pas encore fini.

— Il y a du bruit dans la prochaine salle. Restez derrière moi, résuma-t-il en sortant ses armes, avant de s’avancer en silence vers le seuil d’où sa pontife entendit bientôt des sons elle aussi.

—  Ces bruits de pierre, ils viennent de la vieille châsse au fond à droite, prévint-elle pour qu’il sache où jaillir, avant d’ajouter qu’il ferait mieux d’épargner les intrus. Nous pourrons peut-être nous servir d’eux comme otages.

—  Je vais faire ce que je peux, Madonna. Vous feriez mieux de rester sur le pas de la porte.

—  C’est vrai, mais je veux voir ces intrus. Je crois que le Prophète est parmi eux, murmura-t-elle en serrant son pistolet sous les yeux de son chevalier soudain nerveux, à la fois méfiant et remotivé.

Après tout, ce Prophète devait être un adversaire redoutable, immensément puissant d’après les rumeurs colportées chez les sectateurs comme dans le reste de la population.

Si les intuitions d’Alessia étaient fondées, le faire prisonnier ne serait pas une partie de plaisir, surtout s’il était accompagné de chasseurs pour le protéger — c’était presque du suicide en réalité. Pourtant Ezio reprit sa marche silencieuse, concentré à frôler la paroi sans faire cliqueter son équipement, jusqu’à se figer au bout de ce couloir afin de tendre l’oreille une dernière fois. Il paraît seul, comprit le Napolitain en écoutant les frottements de bottes sur la pierre, puis les glissements de main sur la châsse, il n’aurait pas d’arme en main. Alors après un dernier signe de tête, ils bondirent du corridor toutes armes dehors, leurs canons braqués dans le dos de la silhouette qu’ils découvrirent penchée sur la tombe. Couverte d’un chapeau et d’un long manteau sombre, elle faisait une bonne tête de plus qu’Alessia, tout en étant presque deux fois plus fine, émaciée au point d’en paraître fantomatique. Nimbée d’un très fin nuage de brume rouge, elle dégageait une impression si malsaine que la religieuse se mit à trembler, là où son chevalier hésitait encore à prendre l’initiative.

Car le Prophète ne paraissait pas avoir remarqué leur entrée, il resta immobile avec le crâne de la sainte en main, avant de le laisser retomber dans sa châsse d’un air négligent, soupirant de ne pas y trouver l’objet de ses convoitises…

 

(Alessia et Ezio sont pris au piège dans le reliquaire par les serviteurs du Prophète. Ezio a réussi une sortie grâce à l’aide d’Alessia, beaucoup d’ennemis viennent de tomber, la victoire semble possible.)

 

Aussitôt, la pontife sortit la tête pour discerner la silhouette de son chasseur, quelque part dans cette obscurité dont les relents donnaient la nausée, lorsqu’une voix s’éleva par-delà l’escalier du caveau.

—  Feu ! cria le chef d’une escouade restée en couverture, derrière l’écran de fumée qu’elle cribla d’un rideau de balles assourdissant.

Alessia se cacha d’instinct, écrasée par le déluge de projectiles venus ricocher à ses pieds, dans tout le couloir d’où jaillit son chevalier ensanglanté.

La moitié du sang dont il était couvert n’était certes pas le sien, Ezio avait tout de même reçu quatre ou cinq balles, sans parler des éclats insérés dans sa joue et son front. Son teint faisait d’ailleurs peur à voir, tantôt bleuté, tantôt rougi, privé d’oxygène et irrité par les fumées qui le faisaient encore tousser, si ce n’était pas dû à l’une de ses plaies au torse. Ne bouge plus, supplia-t-elle avant de lui demander si elle pouvait l’aider à se soigner, ou si elle pouvait essayer de les tenir à distance elle aussi. Elle allait cependant devoir y réfléchir seule, puisqu’Ezio était juste capable de se traîner derrière la châsse de Sainte Messaline, leur ultime rempart. De leur côté, les assaillants ne tardèrent pas à descendre en rangs serrés, au travers des fumées qui libéraient petit à petit le caveau où ils prirent position, chacun derrière une tombe, leurs fusils bientôt braqués sur le seuil du couloir.

Je dois faire diversion d’une façon ou d’une autre, s’angoissait la pontife sans réussir à trouver une solution ni la moindre idée pour gagner du temps.

—  Vous êtes condamnés ! Rendez-vous tous ! lui lança le chef de ce commando d’une voix ferme, lorsque l’intuition d’Alessia se réveilla : ils ne savent pas combien nous sommes ?

—  Mes chevaliers sont peut-être blessés, nous vous tuerons si vous osez franchir le seuil de ce couloir ! Même à cent, vous ne tiendrez pas une seconde ! promit-elle, assez furieuse pour faire douter son interlocuteur l’espace d’un instant.

—  Vous croyez être les seuls à réfléchir ? Les seuls à savoir s’y prendre ? Déposez les armes, ou je vous fais enfumer comme des rats. Nous sommes ici pour capturer la pontife, aucun mal ne vous sera fait si vous sortez les mains en l’air.

—  Nous n’avons aucune raison de vous croire, nous continuerons à nous battre jusqu’au bout ! Même si je dois lancer cette grenade à nos pieds ! lui asséna-t-elle sans l’ombre d’un doute, comme si elle la tenait dans sa main en ce moment même.

—  Je n’ai pas de temps à perdre. Je vous laisse cinq secondes pour vous rendre, après nous enverrons les fumigènes. Un, deux —

—  Vous pouvez envoyer tout ce que vous voulez, je vous les renverrais !

—  Dans ce cas, nous vous tirerons dans les jambes. Je vais vous sortir de là par les cheveux s’il le faut. Deux ! reprit le mercenaire excédé par cette bonne sœur assez insolente pour l’interrompre à nouveau, en lui annonçant qu’ils capitulaient enfin.

Bien entendu, c’était un nouveau mensonge, tout juste un répit qui lui permit de retourner auprès de son chevalier afin d’implorer ses conseils, une idée, quoi que ce soit.

La lutte restait hélas leur seul espoir, même si Ezio n’était pas en état de combattre, même si Alessia insista pour lui reprendre ce pistolet. J’en aurai besoin pour ce combat-là, sourit-il malgré l’air défait de la Florentine, prête à proposer de vraiment se rendre, lorsqu’il lui rappela de garder foi dans les miracles de notre Dieu, de notre cœur, ou du LM si ça ne vous suffit toujours pas. Au vu de sa difficulté à se relever, il faudrait au moins ça pour espérer s’en tirer face au bruit des bottes qui avançait en toute prudence, sans leur laisser la moindre chance de les surprendre. Ezio se pressa néanmoins au bord de l’ouverture, son grand couteau dans une main et un pistolet dans l’autre, prêt à jaillir sur le premier intrus à s’engager dans le couloir. Mais leurs beaux espoirs furent balayés dès les premiers instants, quand le déluge des coups de feu répondit à la charge du chevalier. Effondrée sur le sol, Alessia voulut se boucher les oreilles pour faire taire cette fusillade, ce vacarme incessant qui lui serra la gorge au point de la faire éclater en sanglots…

 

« Le Cœur Astral s’en est allé ce matin, avec deux de ses meilleurs chevaliers. Mais ce n’est qu’un pâle rayon de l’énergie qu’elle concentre ici, des forces qu’elle assemble dans les vieilles montagnes étrusques. Je crains que sa réaction n’ait dépassé les prédictions, Père. La Chouette a dû cacher quelques pistes dans la forêt, à moins que ça ne soit sa progéniture. Quoi qu’il en soit, la Louve est trop imprenable pour un assaut restreint, ses chevaliers et leurs écuyers tailleraient nos escouades en pièces, fussions-nous près d’un millier. Je ne doute pas que votre clairvoyance nous permettra de damner le pion à votre grand rival. »

 

Message d’un espion du Prophète à la Dolce Lupe, le jour du départ d’Alessia pour la réunion du Conseil, août 1880.

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