C’est le dernier TGV avant plusieurs heures. Il va rester à quai jusqu’au matin. C’est mon coup de sifflet pour entamer le ménage de tous les compartiments.
Je fais partie des petites mains qui aspirent, briquent, débouchent, désinfectent et disparaissent au petit matin.
Ici, l’atmosphère de la gare change à la nuit tombée. Quelques usagers en rogne, les gens pressés qui ont peur de rater la soupe, les employés qui partent le diable aux trousses, les chefs qui remballent tout et filent avec la caisse, les souris qui grignotent les bouts de pain qui traînent et les chats du quartier qui guettent les souris.
Et aussi le fantôme du quai numéro 3.
C’est notre Dame Blanche à nous.
Robert l’a vue trois fois, Marcelle deux, Petra une, moi jamais.
D’après eux, elle est en robe noire, avec de hauts talons qui claquent sur le béton. Une grande figure élancée qui se dirige vers la boulangerie ou le kiosque à journaux vide, chaque soir au milieu de la nuit. Elle n’a pas de visage, qu’un mur lisse d’une peau diaphane, ni paupière ni pupille, ni lèvres ni rien. Un ballon de baudruche avec des cheveux blancs.
Je suis presque certain qu’ils se moquent de moi. Enfin, pas que j’ai la science infuse ou quoi que ce soit, mais quand bien même je croirais à ce genre de choses, si elle existait, je l’aurais déjà vue. Non ?
Robert dit qu’il ne l’a aperçue que quand il était heureux, détendu, comme si ses chakras mieux alignés ou la présence de je ne sais quelle constellation là-haut dans le ciel pouvaient y changer quelque chose.
Alors j’ai fait mes calculs. Quand il l’a vue, c’était la pleine lune à chaque fois. C’est à peu près tout.
Pour le bonheur, j’ai misé sur de la pâte à tartiner, mes chaussures préférées, un peu de musique sur mon smartphone et un wagon confortable pour m’affaler loin de tout.
Je me sens un peu crétin. Faut l’avouer.
Pourtant j’ai tellement envie de savoir si c’est vrai, et si elle viendra pour moi aussi.
Il est deux heures du matin.
Je n’ai jamais été si performant. Le TGV est propre comme un sou neuf, je suis libre de le salir un peu avec mes tennis noires bordées de liserés dorés.
Je m’installe confortablement malgré le froid qui mord mon visage.
Mon téléphone installé sur la table, j’écoute Sweet Child of Mine des Guns n’ Roses avec une cuillère à café de chocolat coincée entre les dents.
Le summum du bonheur pour un type un peu paumé.
Reste à attendre la Dame Blanche.
Pour l’instant, je ne vois que Marcelle qui fait signe qu’elle s’en va, Robert qui traîne des pieds et finit par s’asseoir sur un banc, juste à côté de la fameuse boulangerie, Petra qui fait un petit pas de danse en descendant de son TGV.
Ce qu’elle est jolie, la grande Petra.
Je somnole presque en pensant à mes collègues et à cette drôle de vie qu’on mène sur le quai numéro 3.
Les paupières lourdes, je les écoute au loin, leur voix résonnent dans la grande gare vide.
Puis le silence. Il annonce une patronne qui arrive, au loin. J’entends le clac-clac de ses chaussures sur le béton. Il me berce et me fait tout oublier. Je me sens en paix, heureux.
Clac-clac-clac
Clac-clac
Clac
Le bruit s’arrête. J’ouvre les yeux.
La grande figure est là, en face de moi, sur le quai. Elle n’a ni visage ni expression, pourtant je sens son regard sur moi. Il est bienveillant. Il me rappelle la vieille couverture bleu et orange que ma mère utilisait pour me réchauffer l’hiver quand je restais malade sur le canapé. Il a le parfum du chocolat chaud et des épices, du bonheur sans contrainte et de cet amour inconditionnel d’une mère pour son enfant.
Je lui souris bêtement et je referme les yeux.
On visualise parfaitement toute la scène.
A bientôt!
Elle est effectivement très gentille cette Dame Blanche ^^
À bientôt !
Merci pour ton retour ^^