1653 AÉ, 269ième
Chuo.
Quand je me réveille, c'est pour ouvrir les yeux sur ceux de l'Autre qui me regarde d'une manière bien à lui, à l'extérieur et à l'intérieur en même temps. Je le sais, parce que je suis en moi ET en lui à la fois : je le vois et je me vois par ses yeux. Nos iris se superposent, vert sur bleu.
Je sens mon estomac se soulever, m'obligeant à refermer brusquement les paupières. Mon esprit se bloque, incapable de gérer cette double perception. Après un infime instant de suspension, ma main part d'elle-même comme animée d'une vie propre et le pousse brutalement en arrière.
Je croise les avant-bras sur mon visage et commence à sortir tous les jurons que je connais. Comme mon répertoire n'est pas très étendu, cela s'épuise très vite.
Il a fermé le lien entre nous, décampant pour me laisser seul en moi-même.
- Quelle débauche de violence physique et verbale, venant d'un individu aussi civilisé que toi ! raille-t-il à sa façon inimitable.
- Tu jouais à quoi, là !?
Ma voix est autoritaire et cassante, à la hauteur du malaise que j'éprouve. La sensation de paix de cette nuit s'est éloignée, totalement effacée par cette nouvelle démonstration d'étrangeté.
- Je te regardais, c'est tout.
- Bon sang, tu n'as pas l'impression de passer les bornes ?
- Je ne voulais pas te réveiller, s'excuse-t-il.
- Ce n'est pas la question, tu le sais très bien. Qu'est-ce que tu faisais ?
- Rien ! Je ne faisais rien ! J'aime bien te regarder parfois.
- Alors, c'est le mot « regarder » qu'il va falloir redéfinir ! Pour moi, regarder, ça indique une action qui s'effectue avec les yeux.
- Pas pour moi, rétorque-t-il simplement. Je ne te vois pas vraiment si j'utilise seulement mes yeux.
Comment raisonner avec ça !? Je me lève furieux, attrape mes vêtements et pars à grandes enjambées vers la salle de bain. Pour revenir trente secondes après, encore plus remonté :
- Elle est cachée où, cette putain de salle de bain, dans cet appartement aussi dément que son propriétaire ?
Quelquefois, abandonner un langage trop châtié a un côté libérateur. Mais je persiste dans un registre tellement loin de mon habituelle maîtrise, de mon vocabulaire toujours policé, que l'Autre me fixe, à la limite de l'hilarité. Je vois bien qu'il se retient pour ne pas donner du carburant à ma colère. Il me montre du doigt une porte qui se cache dans la cloison de la chambre et qui s'efface devant mon approche décidée.
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Je crois que ce qui me désarçonne le plus, à chacune de nos rencontres, c'est l'imprévisibilité de ses réactions. Je ne sais jamais de quelle façon il va chercher - et parvenir - à désamorcer mon agressivité et ma fureur. Avec calme et humour souvent, mais quelquefois avec sarcasme et méchanceté. Ce fonctionnement déroutant entre nous est probablement de ma seule responsabilité, puisque je n'ai encore jamais épuisé la réserve de six mois de colère accumulée qui bouillonne en moi à chacun de nos rendez-vous.
Quand je ressors de la salle de bain après une vraie douche - un luxe inouï ici -, habillé et apaisé, il m'en donne la preuve en m'apostrophant sur un ton léger, depuis le lit :
- Tu as dormi avec moi ? Tu ne m'as même pas baisé. Ça t'aurait mis de meilleure humeur, sûrement.
- C'est une invitation ? fais-je froidement.
- Comme si tu avais besoin d'une invitation. Ce n'en est pas une d'ailleurs, juste une remarque. Ne prends pas tes grands airs offusqués.
Je hausse les épaules. Mon éducation m'a donné horreur de la vulgarité, il le sait et me choque par provocation. J'ai conscience de l'amuser, mais je réplique quand même sur un ton réprobateur :
- L'inélégance du propos me dérange.
Le sexe revêt diverses significations selon les contextes. Sur Nigato, dans le milieu d'où je viens, il occupe une fonction sociale et patrimoniale et n'a de valeur que par les enfants procréés. Grâce à lui, on gère des fortunes ainsi que des héritages. On assure la pérennité de la haute société.
Ailleurs, il concrétise l'union de deux personnes qui éprouvent des sentiments l'un pour l'autre.
Rien de tout cela ici. Entre nous, il agit comme exutoire et matérialise mon désir de revanche. Ce petit pouvoir que l'Autre me donne sur son corps participe au maintien d'un certain équilibre entre nous. J'admets que cela n'a rien de très glorieux.
J'ignore s'il suit mes réflexions, mais il s'insurge :
- Le propos devrait-il avoir plus d'élégance que ce qu'il décrit ? Ce n'est pas ce que tu fais ? Me baiser ? Je suis censé le voir comment ?
- Comme ça, tu peux le voir exactement comme ça !
Mon expression froide et satisfaite lui arrache une grimace. Je m'amuse du ressentiment que je perçois dans sa voix indignée.
- Et moi, ajouté-je, je suis censé le voir comment quand tu t'introduis dans mon esprit pendant que je dors ?
- Je suis désolé...
- Désolé de quoi ? De t'être fait prendre ?
Là, il me surprend une fois encore : un rideau coulisse tout seul, occultant la fenêtre et nous laissant dans une pénombre confortable. Il se tient devant moi, à trois centimètres, alors que je ne l'ai même pas vu se lever. Il me pousse négligemment contre la cloison avant de glisser les mains sous ma chemise.
- Dis-moi comment je peux me faire pardonner.
Cette manifestation soudaine de désir m'électrise. Il n'est pas prévu que cela se passe comme ça, mais pour cette fois...
- Je te croyais à moitié mort hier soir, remarqué-je sur un ton sarcastique.
Il esquisse un vague haussement d'épaules :
- L'esprit peut se résigner à l'inévitabilité de la mort, mais le corps affirme à sa manière la joie de l'avoir esquivée encore cette fois.
Je manque d'éclater de rire. Nous voilà en pleine réflexion philosophique. Il est on ne peut plus sincère et sérieux.
- Alors le corps nous trahit ? commenté-je.
- Pas forcément, il peut au contraire se faire le révélateur de nos désirs profonds.
Comme toujours, j'ai du mal à suivre. Quand délaisse-t-il la vérité pour le sarcasme ou l'ironie ? Troublé, je lui saisis les poignets avec fermeté.
- Tu parles trop. Va prendre une douche.
Il m'obéit avec une docilité inhabituelle. Quand il revient, moins de trois minutes plus tard, nu et à peine sec, s'essuyant les cheveux, je me dis qu'il va se moquer de mes vêtements, bien pliés sur la chaise, mais il n'y jette pas un regard. Ses commentaires désobligeants se focalisent sur moi :
- Tu t'es caché sous les draps, de quoi t'as peur ?
Il rouvre le lien entre nous, je sens son désir empreint d'une certaine appréhension. Je ne suis jamais brutal par plaisir, mais pas non plus très prévenant. Cela fait partie du jeu.
Il vient se glisser contre moi, sous l'étoffe soyeuse. Sa peau est chaude et encore humide. Je regrette presque la douche qui a effacé son odeur en faveur d'un parfum d'épices douces. Je prends possession des lieux : une main autour de sa taille, je presse ses fesses contre moi puis enfouis mon visage dans son cou. Son ventre plat est ferme, les muscles élastiques résistent à la poussée de mes phalanges. Par le lien entre nous, les sensations se réverbèrent, peau contre peau, en ondes caressantes. Je sens mes tensions se dénouer, ma colère décroître à chaque respiration. Sous mes doigts pulse son cœur qui accélère. Aujourd'hui encore, il n'en faut pas davantage pour nous mettre tous les deux en condition. Il a raison : têtus et tyranniques, nos corps suivent leur volonté propre. Il frissonne, se raidit imperceptiblement puis se laisse aller, abandon délibéré, reddition consentie, invitation irrésistible...
Je ne serai pas tendre, il le sait et l'a accepté.
Ce qu'il me fait quand il construit mes défenses n'est pas tendre non plus.
Coucou Rachael,
Heureusement que Sengo n’a pas été emprisonné ou envoyé dans une colonie pénitentiaire, mais vivre comme un paria, ça ne doit pas être drôle tous les jours, surtout sans argent. Cependant, il doit avoir acquis une liberté qu’il n’aurait pas pu avoir autrement. Les autorités ont accordé le divorce à sa femme : est-ce que c’est elle qui a voulu divorcer ou on lui a fait une proposition qu’elle ne pouvait pas refuser ?<br /> C’est marrant, quand tu parles de « cueillir des plantes officinales au cœur d'une jungle hostile », ça me rappelle Delum dans sa sylve, qui aime son travail et la vie qu’il mène, alors que la plupart des gens verraient ça comme une punition.<br /> Dans ce chapitre, j’ai presque envie d’appuyer ce qu’a dit Yggdrasil. Peut-être faudrait-il introduire la notion de psychokinésie pour faire, en la nommant, la distinction entre les simples télépathes et ceux qui ont également des pouvoirs de psychokinésie...
Ce premier paragraphe de « Regard » est très beau et son étrangeté paraît presque naturelle. Mais je suis surprise que Sengo ait aussi cette double perception. J’imagine que l’Autre a ouvert son esprit pour lui donner accès à ce regard « intérieur », ce qui minimise l’intrusion.<br /> Cette sorte de lutte entre eux est intéressante. On dirait que Sengo tente de reprendre le pouvoir et qu’il se venge en constatant une fois de plus que c’est peine perdue. Ce que j’aime bien, c’est que l’Autre ne semble pas le dominer activement : on dirait que c’est simplement une conséquence de ses pouvoirs.
Coquilles et remarques :
un homme sans honneur, un intrus indésirable [ça me paraît redondant : un intrus est par définition indésirable]
je ne suis plus le seul à voir l'aiguille de ma boussole tournoyer. [J’aurais tendance à mettre : « je ne suis plus le seul à voir tournoyer l'aiguille de ma boussole » ; il me semble que le fait de placer l’élément le plus long à la fin facilite la compréhension]
mes petites turpitudes représentent bien peu de choses [peu de chose]
Je vois dans son choix du Shuzo et dans son déplacement sur Nigato un goût pour la provocation que j'avais déjà remarqué sur le vaisseau et que je ne ferai que confirmer par la suite. [Je trouve bizarre de dire « que je ne ferai que confirmer par la suite » : l’expression « Je vois dans son choix » montre bien que Sengo n’est pas sûr des intentions de l’Autre. Alors comment pourrait-il les confirmer ? Je dirais plutôt « et qui ne fera que se confirmer par la suite » ou « et qui se confirmera par la suite ».]
l'endroit de l'univers le plus ouvertement hostile aux spion [spions]
Ma confiance envers les magistères de Nigato et leurs croyances s'en est trouvée profondément amoindrie [l’association de « profondément » et « amoindrie » me dérange un peu ; fortement, peut-être ?]
je suis seul à blâmer pour cela. [Je dirais : « Je suis le seul à blâmer » ; autrement, on dirait que c’est lui qui blâme.]
j'ai également gagné en sophistication sur les différences entre eux [plus haut, le mot « sophistication » passe assez bien, mais pas ici ; sagacité, peut-être?]
Chuo [d’habitude, tu écris Chuoo, il me semble]
Je le sais, parce que je suis en moi ET en lui à la fois [je suis un peu maniaque, mais visuellement, ces majuscules me dérangent ; si tu employais plutôt l’italique ?]
incapable de gérer cette double perception [« faire face à » plutôt que « gérer » ; voir ici : http://www.academie-francaise.fr/gerer]
Tu vois, je maîtrise un peu mieux la mise en page et les particularités de l’éditeur de FPA que dans mes premiers commentaires.
Hum, pour le divorce, c'est une conséquence logique de sa perte de citoyenneté : il n'est plus personne, c'est comme s'il était mort pour les autorités. Donc c'est presque un veuvage, en fait ! :-p
Je devrais peut-être le tourner autrement.
Tu as raison, l'autre ne cherche pas à le dominer activement, c'est seulement une conséquence de ses pouvoirs. Et sengo, lui cherche tout le temps à reprendre le pouvoir, ou au moins à ne pas perdre la face.
Concernant la psychokinésie, tu penses que ce n'est pas assez clair tel que c'est décrit jusqu'ici ? il faudrait appuyer plus (en utilisant ce terme par exemple) ?
Merci pour ton passage et tes remarques. Mise en page parfaite, en effet ;-)
"je me dis qu'il va se moquer des (de mes ?) vêtements, bien pliés sur la chaise, mais il n'y jette pas un regard." J'avais pas compris au départ ^^
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J'imagine assez bien en quoi ce double regard du début peut paraître dérangeant pour ton personnage, mais ça a aussi une dimension très belle ! Leurs échanges sont toujours très intéressants et très bien écrits, ils sonnent vrais. On n'arrive jamais trop à savoir ce qui se passe dans leurs têtes, spécialement dans celle de l'Autre. Leur relation est vraiment spéciale, notamment avec cette espèce de contrôle, de domination, qu'ils ont alternativement l'un sur l'autre...
Au sujet du chapitre 7, j'ai bien hâte de voir précisément comment ils ont repris contact :p ça a coupé à un moment fort intéressant.
Sinon, j'aime toujours autant lire ces échanges entre eux. Ils me font rire parfois ^^
Ne t'inquiète pas, tu auras la suite de ces "retrouvailles", sans faute dans pas très longtemps (enfin j'ai quelques corrections à faire encore...).
Les échanges entre eux, ils ont été assez amusants à écrire, aussi...
Merci de ton passage, et bonne année !