Il tenait dans chaque main une pomme et un morceau de pain. Le soleil n'était pas encore levé, mais il marchait comme s'il faisait jour : il connaissait la vallée depuis petit. Il monta sur la pente du versant est, et arriva sur la plaine silencieuse. Noir complet. Il resta debout, attendant que le soleil se lève pour commencer ses recherches.
La fille ne devrait pas être trop loin, il était impossible de voyager de nuit avec un vent aussi glacial. Vent qui faisait frissonner Rik, dont seuls le visage et les mains n'étaient pas couverts. Il se mettrait à la chercher dès que les premiers rayons de lumière apparaîtraient. Depuis combien de temps n'avait-elle pas mangé ? Et comment avait-elle pu se retrouver seule ici ? Il savait que personne n'allait jamais au-delà des monts-interdits.
Les inconscients ayant osé s'y aventurer n'en étaient jamais revenus. Alors d'où pouvait-elle bien venir ? Il aurait tellement de questions à lui poser. La plus importante, et la plus délicate, étant celle à propos de Cizna. Comment pourrait-il demander à une inconnue de l'aider à combattre l'homme qui lui a pris sa sœur ? Il ne pourrait pas le faire ouvertement. Mais il ne pourrait pas non plus laisser passer une telle occasion, qui ne se présentera sûrement jamais à nouveau. Il soupira, trop réfléchir l'agaçait.
Le soleil commençait à se montrer. Rik, lui, voulait disparaître. L'obscurité qui régnait sur la plaine disparut, les ombres des arbres se dessinaient peu à peu sur le fond orangé de l'aube. Il avança méthodiquement, inspectant tous les fourrés et tous les arbres sous lesquels la neige n'était pas tombée. Il ratissa la zone sans trouver personne. Elle n'aurait pourtant jamais pu avancer seule, sans feu ni monture, dans l'immense désert de glace qui les séparait de la ville la plus proche. Impossible. Elle n'aurait pas survécu une heure.
Alors qu'il s'interrogeait sur la potentielle mort de cette fille, Rik perçut un mouvement dans un petit bosquet près de lui. Il se tourna brusquement dans cette direction. En dehors du son de ses propres pas sur le sol enneigé, c'était le premier bruit qu'il avait entendu depuis qu'il avait commencé sa recherche.
Sur un lit de mousse et de feuilles mortes, se trouvait, paisiblement endormie, comme une bête retournée à l'état sauvage, l'inconnue en qui il avait tous ses espoirs. Elle était inconsciente, vulnérable. Elle serrait contre elle un imposant objet en cuir. Il ne comprit pas ce que c'était, mais ne s'y attarda pas.
Il l'avait enfin trouvée, mais n'avait pas vraiment pensé à ce qu'il ferait une fois face à elle. Alors il l'admira simplement. Il la trouva très jolie, sauvage. Après un long moment de contemplation, il posa le morceau de pain et la pomme sur le sol. Pour une raison qu'il ignorait, il n'osa pas là réveiller. Il allait faire demi-tour lorsqu'il sentit son cou serré par une force inhumaine. Il vit un regard empli d'une énergie meurtrière dirigée contre lui.
- Tu fais quoi, là ?
Pris par la panique et par la force de l'étranglement, Rik balbutia une suite de mots incompréhensibles. La main serra encore plus fort. Le teint du garçon vira au rouge. Il tenta de se débattre, en vain. Ema comprit qu'il était incapable de s'exprimer et le lâcha d'un coup. Elle eut un éclair de lucidité et réprima sa pulsion avant d'encore commettre l'irréparable. La mystérieuse énergie l'avait fait bouger instinctivement, un instinct de défense, mais ce garçon en face d'elle n'avait pas l'air de représenter une menace. Elle refusait de céder à cette force qui la poussait à tuer. Ema n'était pas une meurtrière !
Le garçon était terrorisé, pétrifié par la peur qu'Ema lui inspirait. Il s'était écroulé, elle le regardait de haut.
- Non pitié je te voulais pas de mal. Je voulais juste t'aider, tu m'a surpris et…
Ema se sentit alors coupable de l'avoir effrayé.
- Désolée. Je voulais pas que t'aies peur. J'étais juste… surprise.
Un long silence suivit. Le soleil était maintenant levé. Rik se remit debout. Il était plus petit qu'elle d'une tête.Ils s'inspectèrent mutuellement. Il avait les yeux électriques et les cheveux dorés très courts. Le teint pâle. Elle avait les yeux d'un noir dense, des cheveux roux, frisés. Le teint basané. Il était si différent. Elle était si différente.
Chacun perdu dans le regard de l'autre. Ce ne furent que les premiers chants des oiseaux qui les sortirent de leur torpeur.
- Pourquoi t'es toute seule ici ?
Ema ne répondit pas.
- Tu t'es perdue ?
- Non. Et puis qu'est-ce que tu me voulais ? Tu venais faire quoi ici ? Il y a personne.
- En fait… je voulais t'aider.
Il lui pointa du doigt la nourriture au sol. Le regard d'Ema suivit. Elle parut moins en colère. Elle prit la pomme, la renifla et croqua dedans.
- Merci.
Elle engloutit le reste sans prendre le temps de respirer. Rik pensa qu'elle devait avoir vraiment très faim. Elle n'avait pas l'air si dangereuse, finalement. Ema s'essuya la bouche d'un revers de la main.
- Et pourquoi tu voudrais m'aider ?
Devait-il lui dire maintenant, ou attendre ? Ne serait-ce pas trop tôt ? Il ne faudrait pas tarder…
- T'avais l'air d'avoir besoin d'aide quand je t'ai vue hier, dit-il, faussement désintéressé en baissant les épaules.
Il pria de toutes ses forces pour qu'elle y croit. Elle réfléchit tout en l'inspectant de haut en bas. C'était lui ! Le regard qu'elle avait senti sur elle, elle ne l'avait pas halluciné !
- Je savais que quelqu'un me regardait ! C'était toi !
Et sans savoir pourquoi, Rik se mit à rire. Il riait, pourtant la situation n'avait rien de drôle. Mais son rire était contagieux, et Ema le suivit sans comprendre pourquoi elle aussi. Un simple moment de bonheur. Pour la première fois depuis des jours, ou plus, elle était joyeuse. Ça faisait du bien.
Essoufflés d'avoir autant ri, les deux enfants en avaient oublié tout le reste. Rik remarqua que le soleil était monté dans le ciel. Il n'aurait pas dû sortir de chez lui, et n'en avait pas informé sa mère, qui était sûrement angoissée à l'idée que Rik soit seul dans la nature, vulnérable à la magie de Cizna.
- Mince, faut que je me dépêche de rentrer !
Il se mit à courir en direction du village, alors qu'Ema ne bougea pas. Elle ne savait pas vraiment ce qu'elle devait faire.
- Alors, tu viens ?
Ema écarquilla les yeux, surprise par la question. Elle hésita. Suivre un inconnu chez lui : serait-ce une bonne idée ? Après tout, ce garçon était la seule personne à lui avoir proposé de l'aide, en dehors de Yacob qui lui avait menti, et il n'avait pas l'air dangereux.
Elle marcha dans la direction opposée à celle du village pour récupérer son épée, qu'elle avait laissé à l'endroit où elle s'était endormie, pour ensuite rejoindre le garçon. Elle voulait lui faire confiance. Elle devait lui faire confiance, au moins le temps de glaner des informations sur sa situation, de peut-être retrouver la mémoire, et de savoir précisément où elle se trouvait.