La rumeur se répandait en ville comme la peste. Le capitaine Owin avait encore une fois failli à sa mission. Le roi, n'acceptant pas de subir tant d'affronts consécutifs, le ferait probablement exécuter sur la place publique, après des jours d'enfermement et de torture. Barryk IV était un tyran avare, égoïste et élitiste, qui ne remettait jamais en cause ses méthodes de gouvernement. On disait qu'il avait déjà fait tuer un audacieux qui avait osé soupirer d'ennui lors d'un de ses interminables discours. Les chevaliers de l'Ordre du loup des brumes faisaient appliquer la politique de répression et de censure qu'imposait le roi. Ils faisaient le sale boulot à sa place; il était hors de question que la royauté aille se salir les mains dans les bas-fonds, pas pour ces monstres incapables qui pataugeaient dans leurs propres déjections. Le roi avait réussi à marquer l'esprit des habitants de la haute-ville de cette image, et les habitants des bas-fonds eux mêmes avaient fini par y croire.
Le bruit de ce deuxième échec fit déplacer toute la cité d'Erfurt au quartier général de l'Ordre du loup des brumes.
Cinq capes noires, toutes brodées, au niveau de la poitrine, d'un blason représentant une bête enchaînée, traversaient l'interminable allée qui menait au quartier général de toutes les compagnies. Ils passèrent d'abord par les bas-fonds où les semblants de grillages en fer annonçaient vaguement l'arrivée à la cité. Les effluves des déchets de la haute-ville polluaient l'air déjà statique et humide. Leur place aurait dû être ici, avec les pauvres, les monstres et les chiens errants. Ils étaient voués à la prison ou à une vie misérable, et pour certains, la mort aurait pu être la plus douce des délivrances. Tous sauf un : le seul qui avait le visage découvert, le toutou du roi, qui était à sa botte malgré les maigres récompenses et le manque de reconnaissance. Owin savait le sort qui l'attendait suite à cet énième échec, à croire qu'il se complaisait dans l'irrévérence que le roi lui manifestait. Ce n'était de toute façon pas le premier, et il ne sera pas le dernier à essayer de dompter ces bêtes.
Après avoir pataugé dans la vase, les capuches noires atteignirent les pavés en granit des quartiers de la haute-ville, qui cerclaient le château royal. La limite entre les bidonvilles et le reste de la cité était maintenant alarmante, entre le fait que la haute-ville surplombait les bas-fonds, et que la colonne de remparts de plusieurs mètres de haut scindait la ville en deux parties distinctes : en contrebas les déchets vivants de la société, et au sommet, l'élite, surpuissante, intouchable.
Les gardes les virent arriver de loin et les toisèrent à leur arrivée. Ils leur ouvrirent les immenses portes battantes, à contrecœur. Leur regard traduisait un profond mépris.
Après avoir franchi les remparts, une des capuches soupira :
- Comme s'ils auraient fait mieux que nous à notre place… dit une voix féminine, exaspérée.
- Ils seraient morts avant d'avoir essayé, ces sois-disant chevaliers de mes deux. Sont bons qu'à être portiers !
C'était une voix masculine qui s'était exprimée cette fois, capuchée comme les autres. Un homme grand, un géant, aussi haut et épais qu'un ours tenu sur ses pattes arrières. Ses compagnons avaient l'air d'enfants à côté de lui.
Elle marchait en tête du groupe, démone aux allures de femme, dont les imposantes cornes et la chevelure aux reflets argentés se laissaient distinguer sous sa capuche. Elle leur glaça le sang à tous avec quatres mots :
- Ils sont déjà morts.
La compagnie continuait de marcher quand tous s'arrêtèrent. Elle avait parlé d'un ton léger, comme si ce n'était qu'une plaisanterie. Owin la regarda d'un air à la fois perplexe et étonné. Il ferma les yeux et se pinça l'arrête du nez en prenant une inspiration frustrée, puis reprit la marche comme si rien ne s'était passé. Les autres suivirent. Ils étaient tous stupéfaits, non pas qu'elle ait tué les gardes, elle avait l'habitude d'exécuter des gens sans raison lors de leurs déplacements. Ils étaient stupéfaits de sa vitesse d'exécution. Ils marchaient derrière elle, et n'ont pourtant rien remarqué. Cette diablesse était aussi folle que surpuissante, ils avaient de la chance de l'avoir de leur côté.
Elle, n'avait attendu personne, obsédée par un but insondable pour le commun des mortels. Elle huma le sang frais des gardes sur ses griffes, s'en délecta et rit à en perdre le souffle, comme si la mort était un spectacle hilarant qu'elle seule pouvait apprécier.