— Maman ? Papa ?
La petite fille semble perdue dans ce grand magasin. Les rayons débordent de jouets, de couleurs vives, mais pour elle, tout paraît terne, oppressant. Des dizaines d’adultes passent à côté d’elle sans la voir, absorbés dans leurs achats ou leurs discussions. Elle a envie de hurler. D’appeler ses parents. Mais son père lui a dit que ce n’était pas bien de crier dans les lieux publics. Alors, elle se contente de murmurer leur nom, une fois, deux fois, sa voix tremblant davantage à chaque tentative.
Une main se pose sur son épaule. Grande. Lourde. L’homme se penche légèrement pour croiser son regard. Elle lève les yeux vers lui, les larmes naissantes brouillant sa vision. Il lui fait un sourire mais son regard reste distant.
— Tu es perdue ? demande-t-il d’une voix douce.
La petite fille ne répond pas. Ses larmes commencent à couler silencieusement. Alors, il la porte contre lui et lui offre le premier mensonge.
— Peut-être que tes parents t’ont abandonnée, souffle-t-il, presque comme une confidence. C’est triste, mais… ça arrive, tu sais. Je peux t’aider à les chercher. Mais si tu ne les trouves pas, c’est qu’ils t’ont laissée là.
La petite fille éclate en sanglots. L’homme resserre son emprise, murmurant des mots qui se veulent apaisants.
Alice regarde la scène. Son cœur bat trop vite, sa gorge se serre. Elle sait qu’il ment. Elle le sait. Elle imagine ses parents, deux rayons plus loin, cherchant leur enfant avec inquiétude. Elle n’a plus six ans. Elle est une adulte, maintenant. Elle peut agir.
Elle court. Pose une main tremblante sur l’épaule de l’homme. Il se fige et se tourne vers elle. Alice soutient son regard. Prend l’enfant dans ses bras. Doucement. Tendrement.
— Tes parents ne t’ont pas abandonnée, lui dit-elle. Viens, on va les retrouver.
Le tic-tac s’arrête. Le doigt d’Isabelle cesse de bouger devant mes yeux embués de larmes. Seuls mes sanglots percent le silence alors que je retire le casque de mes oreilles.
— Tout va bien, Alice ? me demande ma thérapeute d’une voix douce.
— Je … je sais pas, réussis-je à répondre. Je crois pas.
Isabelle ajuste ses lunettes, me regarde avec un mélange de douceur et d’attention.
— Ce souvenir est encore très chargé pour toi, remarque-t-elle calmement. On l’a travaillé plusieurs fois, mais il reste lourd.
Je hoche la tête, incapable de parler davantage. L’image de Chéri me fixant de ses yeux glacés me brûle encore. Je ne peux pas échapper à cette scène. À cet instant où tout a changé.
— Très bien, me répond Isabelle, rassurante. On va arrêter l’EMDR pour ce soir. Si on papotait un peu ?
— Alice, ici, toutes les femmes portent des blessures différentes. Cet endroit est à la fois un lieu de travail et un refuge.
Le regard de la patronne ne me quitte toujours pas. Mes yeux, eux, sont fixés sur le café qui danse dans la tasse.
— Ton assistante sociale, continue Marie-Josée d’une voix calme, m’a parlé de ton histoire. Dans les grandes lignes.
Mon cœur rate un battement. Je sursaute, et un peu de café brûlant coule sur mes doigts. Je réprime un juron en posant la tasse sur la table. Comment Julie a-t-elle pu parler de ça à une inconnue ? Mon souffle s’accélère légèrement.
— Ne t’en fais pas, répond la patronne à mon sursaut. Je n’en parlerais à personne. Mais j’avais besoin de savoir qui tu étais. Pour te trouver un poste adapté et connaître tes besoins particuliers.
Ses paroles glissent doucement, presque apaisantes, mais je reste tendue.
— Je… essayé-je de répondre, mais les mots se coincent dans ma gorge. Je préfère ne pas en parler.
La femme me fait un petit sourire compréhensif. Elle possède une allure, une aura, rassurante. Un calme qui donne l’impression d’une force tranquille.
— Aucun problème, Alice. Mais sache qu’ici, personne ne jugera tes blessures.
Je hoche la tête, incapable de répondre. Parce que je sais qu’elle a tort. Il reste une personne dans cette pièce qui juge mon passé. Qui scrute chaque fissure, chaque faiblesse, chaque erreur. Moi.
— Alors, tu as rencontré Sam. Maintenant, laisse-moi te présenter l’équipe de cuisine. Les autres serveuses arrivent plus tard. Bonjour les filles !
Marie-Josée s’exclame joyeusement en poussant la porte derrière le bar. La chaleur m’enveloppe immédiatement, mêlant les odeurs de pâte levée et d’épices. L’endroit est blanc, immaculé. Des murs carrelés scintillent sous les néons, et des tables en inox bordent les murs. Au centre, un fourneau imposant trône, et des casseroles vibrent doucement sur ses six feux.
Deux femmes s’affairent dans ce tableau effervescent. La première est grande et élancée. Ses cheveux noirs coupés très courts encadrent un visage anguleux, presque austère. Ses yeux perçants croisent les miens brièvement et ses lèvres fines s’étirent en un sourire rapide et professionnel. Pourtant, à peine une seconde plus tard, son expression change, et elle se précipite vers un four en marmonnant quelque chose sur un gratin qu’elle aurait presque oublié.
La seconde femme attire mon attention pour d’autres raisons. Plus petite, un peu ronde, elle malaxe une pâte sur une table en inox, ses doigts épais s’enfonçant dans la texture avec une précision presque hypnotique. Sa chevelure châtain est tirée en un chignon serré, mais c’est sa peau qui retient mon regard. La moitié de son visage est marquée par des cicatrices anciennes, comme un parchemin que le feu aurait gravé. Je remarque sa main droite, qui porte les mêmes traces, avant de détourner les yeux, mal à l’aise à l’idée qu’elle m’ait vue la fixer.
— Alice, voici Rebecca et Mélanie. Rebecca, la grande, est la cheffe de cuisine. Mélanie, la belle, est sa seconde.
La petite femme rougit et baisse encore plus les yeux alors que la cheffe s’approche de moi avec son air sérieux et me tend une main ferme, que je serre maladroitement.
— Les filles, voici Alice. Elle va travailler ici. Elle n’a jamais fait de cuisine donc je la mets en plonge. Rebecca, tu la guides pour qu’elle puisse vous aider en mise en place, s’il te plaît.
La patronne parle avec une autorité naturelle malgré son calme, et la cheffe hoche la tête, avant de me lancer un regard plus détendu.
— Bienvenue, dit-elle simplement, avant de retourner à son gratin avec une précision méthodique.
Mélanie, quant à elle, ne dit rien, ses mains continuant à travailler avec la même attention presque dévorante.
Marie-José me fait signe de la suivre et me montre les vestiaires.
— Il me faudra ta taille pour les tenues. En attendant, on a du surplus dans ce casier. Essaie de trouver une veste qui te va. Je te laisse te changer, tu peux prendre le casier deux.
La pièce est plus spacieuse que ce à quoi je m’attendais. La lumière y est douce, et des rangées de casiers bleus s’alignent le long du mur. Une longue banquette occupe le centre de la pièce. Je me dirige vers le casier marqué du numéro "2" et y dépose mon manteau et mon sweat-shirt, avant d’attraper une veste noire dans le surplus. Elle semble à peu près à ma taille.
Je m’arrête un instant devant le miroir pour ajuster les manches. Mon reflet me renvoie une image familière mais troublante : toujours un peu trop grande, un peu trop nerveuse. Cette veste de travail ressemble à une armure, et pourtant, elle n’arrive pas à cacher mes doutes.
Quand je retourne dans la salle principale, Marie-Josée discute avec Sam et une autre femme. Celle-ci attire immédiatement mon attention. Elle est grande et fine, mais ses épaules légèrement larges et ses mains fortes créent un contraste inattendu. De longs cheveux décolorés encadrent son visage anguleux, et ses yeux d’un bleu perçant me scrutent un instant avant de s’éclairer d’un sourire.
— Salut ! me lance-t-elle avec un ton enjoué. Émilie.
Sa voix, légèrement grave, est posée et soigneusement articulée, comme si chaque mot méritait une attention particulière.
— Alice, dis-je en hésitant un peu.
— Bienvenue, répond-elle simplement, avant de se diriger vers les vestiaires.
— Émilie est la cheffe de rang, me glisse Sam. C’est elle qui gère les serveurs, et la salle en général.
J’essaie tant bien que mal de me faire une idée des relations hiérarchiques de l’établissement, comme a essayé de me l’expliquer Julie. La patronne n’a pas eu l’air d’être surprise quand je lui ai avoué que c’est mon tout premier emploi, mais si je veux prouver que j’ai ma place ici, je vais devoir faire un effort.
— Ok ensuite, tu rince avec la douchette ici. Puis tu mets dans la machine.
Rebecca est en train de m’expliquer mon travail. La vaisselle. Parfait. Je suis cachée dans les cuisines, dans un petit creux dans le mur près de la porte. De là, je ne pourrais pas voir les clients sans faire l’effort de tourner la tête. Il y a quelque chose dans la voix de la cheffe. Ce ton sec et autoritaire me rappelle Chéri, mais ce n’est pas la même chose. Rebecca ne cherche pas à m’intimider. Sa voix n’a pas cette lourdeur suffocante. C’est une autorité qui ne me fait pas peur, et ce simple constat est presque déconcertant.
La matinée avance doucement et je commence à prendre quelques marques. À chaque fois que je demande où je dois ranger un plat ou un ustensile, Rebecca est celle qui me répond, d’une phrase, parfois avec un sourire rapide. Mélanie, elle, ne m’adresse la parole que pour me murmurer une excuse quand elle me donne quelque chose à laver. Chaque fois, mon regard ne peut s’empêcher de se poser sur ses cicatrices, et une pointe de culpabilité me traverse quand je pense à la chance que j’ai que les miennes ne soient pas visibles.
Quand le service commence, tout s’accélère. Les assiettes arrivent par dizaines, les serveuses courent, la cuisine semble en ébullition. Rebecca a laissé tomber son sourire pour se contenter d’ordres courts que Mélanie exécute silencieusement. Deux autres serveuses passent en coup de vent, mais nous n’avons même pas eu le temps de nous présenter.
Émilie entre parfois par l’autre porte pour annoncer les commandes en posant les “bons” sur le comptoir, mais quand elle me voit, n’hésite jamais à me lancer un sourire rassurant. Cependant, dans la course du service, ses mots semblent moins posés, choisis. Sa voix est plus grave, aussi, moins douce, et je ne peux m’empêcher de la trouver étrange et fascinante. Quelque chose chez elle semble différent des autres filles du café.
— J’suis dead.
C’est ce que me lance Sam alors que je termine de nettoyer la cuisine. Elle s’est assise sur une table, s’étirant, avec un sourire fatigué. Mais avant que je puisse répondre, Rebecca la fusille du regard.
— Sam ! hurle la cheffe. Tu te crois où, là ?! Lève ton cul de mon plan de travail propre !
Sam bondit, fuyant dans la salle comme une enfant prise en faute. Derrière la porte, j’entends le rire d’Émilie résonner.
À dix-neuf heures, nous allons toutes aux vestiaires pour nous changer pendant qu’Émilie ferme les portes du café. La pièce est remplie de murmures et de mouvements. Je me concentre sur mes gestes, dépliant la veste que j’ai portée toute la journée. C’est étrange de se déshabiller ici, au milieu des autres. Je n’ai jamais vu d’autres corps que celui de Chéri, dans des moments où je n’avais pas le choix. Pourquoi est-ce que je pense à lui, encore ?
Un rire éclate à côté de moi, et mes pensées se dispersent. L’abysse est là, profonde. Alors que je réussis à reprendre pied avec la réalité, je ne me rends compte que trop tard que tout le monde est parti… sauf Émilie. Elle est en soutien-gorge, en train de ranger ses affaires. Mon regard se pose, sans le vouloir, sur elle.
C’est là qu’un frisson me parcourt le dos. Sa peau très claire fait ressortir la marque des poils naissants sur sa poitrine et son ventre. De près, ses mains semblent trop épaisses, ses épaules trop larges. Un instinct en moi crie à la fuite. Cet instinct que je connais trop bien.
— Ça va, Alice ?
Sans même répondre, j’enfile mon sweat-shirt en vitesse et quitte la pièce en trombe. L’abysse est là. Mes pensées se cognent dans mon esprit. Inspirer. Les yeux glacials de Chéri me regardent. Souffler. Il baisse son pantalon, le regard suppliant. Je serre ma main si fort autour de ma veste que mes doigts en sont engourdis. “Pas de ma faute. Pas de ma faute” Pourquoi cette personne est-elle ici ? Comment ? Les échanges avec mes amies en ligne me reviennent. Des hommes qui s’infiltrent dans les espaces féminins pour tenter de leur faire du mal. Est-ce le cas ? Suis-je en danger ? Le sommes-nous toutes ?
Je croise Sam à l’entrée en train de nous attendre. Son sourire s’efface peu à peu alors qu’elle voit mon visage décomposé.
— Un problème ? me demande-t-elle d’un ton surpris.
— Je croyais, réussi-je à articuler depuis le gouffre. Je croyais que seules les femmes travaillaient ici.
C’est un espoir. Une supplique. Cette journée jusque-là était intéressante. Bien mieux que je ne me l’imaginais. L'équipe m’a félicité pour mon bon travail. Je me languissais d’être là demain. “S’il te plaît”, me dis-je. “Dis moi que je me trompe.”
L’air étonné de Sam semble être une réponse silencieuse. “Je me suis trompé” me rassuré-je. Pourtant, quand le bruit de la porte des vestiaires résonne derrière moi et que Sam aperçoit Émilie en sortir, elle semble comprendre. Son visage s’assombrit. De colère. Pas envers Émilie, non. Envers moi. Elle me lance un regard noir.
— C’est le cas, dit-elle d’un ton glacial.
C’est un constat. Simple. Pourtant, je comprends instantanément ce qu’il sous-entend. Émilie, à ses yeux, est une femme. Pas de doute. Pourtant, je sais ce que j’ai vu. Ce que j’ai ressenti. Est-ce que Sam est avec “eux” ? Ces instigateurs de harcèlement, ces extrémistes, ces lobbyistes ? Et qu’en est il de la patronne ? Sait-elle qu’elle abrite dans sa bergerie un loup prêt à montrer les crocs ?
Émilie s’approche, perplexe. Mais avant qu’elle n’arrive, Sam me souffle doucement.
— Tu devrais y aller. Bonne soirée, Alice.
Je comprends l’ordre sous-entendu. Je la regarde, et ses yeux semblent toujours aussi froids. Je hoche alors la tête, enfonce ma capuche et sort de l’établissement sans un mot.
J’arrache presque la porte de mon appartement de ses gongs. Que dois-je faire ? Fuir ? Ne plus jamais remettre les pieds dans cet établissement ? Quelques notifications me tirent de mon questionnement interne. Mes amies, ma communauté. Je pourrais leur en parler. Mais, à vrai dire, je connais déjà leurs réponses. "Un homme est un homme."
Pourtant… Émilie jusque-là m’avait semblé... normale ? Une fille un peu grande, un peu large, avec une voix un peu grave. Rebecca, avec sa coupe courte, ses manières brusques, est bien plus "masculine" dans son allure. Et pourtant, ce n’est pas près de la cheffe que cette peur panique s’est déclenchée.
Émilie est certes féminine, mais certains signes m’ont rappelé cette terreur qui me glace quand je pense aux hommes. Est-ce que ses sourires toute la journée étaient sincères ? Je pensais les sourires de Chéri sincères, à l’époque. Je pensais qu’il m’aimait vraiment. Que je n’avais que lui. J’ai été manipulée. Détruite. Qu’est-ce qui empêche Émilie de faire de même ?
Je ne comprends pas. Le George S était censé être un lieu sécurisé pour les femmes. Un éden pour soigner nos cicatrices. Je serre les poings, luttant contre cette vague de peur et de confusion. "Merde," me dis-je. J’ai oublié d’aller au tabac.
Quelques instants plus tard, de retour de ma course, mon téléphone s’illumine de notifications. Les messages sont là, prévisibles. Toujours les mêmes réponses :
"Va te plaindre à ta patronne. Dis-lui que cette personne doit avoir des vestiaires et des toilettes séparés. Ne reste jamais seule avec..."
Ces mots résonnent en moi, logiques, comme un écho de mes propres peurs. Mais une petite voix, enfouie, s’élève. Et si elles avaient tort ? Je me remémore la journée. Émilie. Ses sourires. Ses gestes mesurés. Ce regard, presque timide, qu’elle posait parfois sur moi. Ce n’est pas un comportement de prédateur. Mais alors… pourquoi est-ce que je ressens ça ?
Je soupire longuement. Mon esprit est un champ de bataille, et je n’arrive pas à discerner la vérité. Ce que je sais, c’est que j’ai besoin de ce travail. Si Émilie s’approche demain, je fuirai. Si elle utilise le vestiaire, j’en sortirai.
Pourquoi est-ce que je continue à utiliser "elle" ? Pourquoi est-ce que, malgré tout, je ne peux pas l’appeler autrement ? Je ne comprends rien.
Je suis arrivée en même temps que Rebecca et Mélanie ce matin. La cheffe me lance une boutade alors que sa seconde me salue d’une voix timide et endormie. J’essaie de paraître enjouée, mais mes pensées sont toujours embrumées. Quand Sam arrive, elle semble avoir oublié l’incident de la veille pendant une seconde. Pourtant, quand elle me salue, je ne peux m’empêcher de remarquer que son ton est un peu plus froid. Suis-je leur ennemie maintenant ? Vont-ils me dénoncer, comme mes amies en ligne se font dénoncer par ces groupes que nous méprisons tant ? L’idée me glace le sang.
Rebecca me montre rapidement la tâche du matin : préparer le poisson. Parfait. Une tâche technique et minutieuse, idéale pour occuper mes mains et, surtout, mon esprit. Je me concentre sur les écailles qui tombent sous la lame, sur la précision des gestes, essayant d’étouffer le tumulte intérieur qui me submerge.
Quand Émilie arrive, elle entre en cuisine et lance d’un ton enjoué :
— Salut tout le monde !
Elle accompagne ses mots d’un sourire radieux et d’un petit signe de la main à mon adresse. Je ne peux m’empêcher de répondre d’un léger hochement de tête. Son comportement est… naturel. Chaleureux. Elle s’éclipse aussitôt vers la salle, mais je reste figée un instant.
Son allure, sa gestuelle, sa façon de parler. Rien chez elle ne semble forcé ou artificiel. Tout paraît… féminin. Mais alors, pourquoi ce frisson glacé revient-il chaque fois que je la vois ?
Dans le vestiaire, le soir, je vois Sam attraper une veste dans un casier qui n’est pas le sien. Nous ne sommes plus que toutes les deux et elle soupire longuement, avant de répondre à ma question silencieuse.
— Le manteau d’Émilie. Elle préfère se changer chez elle, pour ne déranger personne.
Son ton est accusateur. Presque péremptoire. Je baisse les yeux, même si je ne sais pas pourquoi.
— Sam …
— Il faut fermer, me coupe-t-elle. Dépêche toi de te changer. On peut parler demain si tu veux.
Son ton s’est adouci sur la fin, mais je sens que quelque chose entre nous semble brisé. Est-ce leur stratégie ? M’isoler des autres femmes qui pourraient me soutenir ?
Alors que je sors du vestiaire, j’entend des voix dehors, derrière la porte. Sam et Émilie parlent à voix basse, semblant presque comploter.
— … n’a pas à faire ça tu sais ?
— Ça ne me dérange pas, Sam. C’est juste une chemise à mettre à la maison.
— Je comprend pas pourquoi tu te laisses toujours faire, Émi.
Un soupir.
— Tu ne connais pas son histoire. Essaie d’être un peu compréhensive. On fait tous des efforts pour intégrer les nouvelles, tu devrais le savoir.
Sam grogne en me voyant m’approcher et je me recroqueville immédiatement. Émilie me fait un sourire et un signe de main avant de monter sur son vélo et de partir. Dehors, ma collègue ferme la grille à clé. Son expression est tendue, ses gestes brusques. Elle me regarde enfin, et son sourire forcé, maladroit, trahit une pointe d’irritation. Comme si elle s’y obligeait, suivant la demande d’Émilie. Je reste plantée là un moment, la nuit tombante me serrant la poitrine. Je ne sais pas quoi penser. Je ne sais pas quoi ressentir.
Pourquoi j’ai l’impression d’être la mauvaise personne dans cette histoire ? Je n’ai rien demandé. Je viens travailler dans ce café en pensant être en sécurité, et cette personne est là, menaçante. L’est-elle réellement, cependant ?
Celle qui demande aux autres de tout faire pour m’intégrer sans même connaître mon histoire ? Celle qui, malgré tout, semble vouloir être aussi rassurante pour moi que n’importe quelle autre femme ? Celle qui a décidé d’éviter le vestiaire pour ne pas que je m’y sente mal à l’aise ?
Mes amies en ligne me diraient que c’est une stratégie. Un plan. Comme ceux de Chéri, à l’époque. Un bluff. Une arnaque. Un tigre déguisé en chaton. Et je dois les croire. Je le dois, car si elles se trompent — non, pire, si elles mentent — alors que me reste-t-il ? Qui me reste-t-il ?
Pendant des mois, je n’ai eu qu’elles. Leur vérité, absolue. Leur vision du monde, si bien articulée, si étayée par des faits, des chiffres, des témoignages. Des vidéos de femmes fortes, parlant avec assurance. Comment cette simple rencontre peut-elle fissurer tout cela ?
Je serre les poings, cherchant un ancrage. J’ai regardé des centaines de vidéos, écouté des milliers de voix. Elles ne peuvent pas toutes se tromper. Pas vrai ? Pourtant, le regard d’Émilie continue de me hanter. Ce n’est pas un regard de Chéri. Pas un regard de prédateur.
Pourquoi est-ce si compliqué ?
En rentrant, j’ai fait quelques recherches en alcoolisant mes pensées chaotiques. “Transgenre”. Ce terme contre lequel mes amies se battent. Ce mot qui, selon elles, subvertit la vérité, faisant croire que deux choses aussi différentes qu’un homme et une femme peuvent être interchangeables. Qu’on peut accueillir un loup dans une bérgerie sous pretexte qu’il se prétend agneau.
Je navigue prudemment. Quelques sites expliquent des concepts que je trouve incompréhensibles. Des mots nouveaux, étranges, que mes amies qualifient souvent d’inventions absurdes. Je n’ai jamais eu besoin de les lire. Pourquoi le faire ? Elles m’ont déjà tout résumé, tout expliqué. Elles connaissent ces arguments et les ont démontés un à un.
Pourtant, ce soir, j’ose m’y aventurer. Bien sûr, je garde mes distances. Rien ici ne peut être vrai. La vérité, je la connais déjà. Elles me l’ont donnée. Mais certains mots résonnent étrangement. Des descriptions de honte. De distance. D’un effort pour cacher ce que l’on ne veut pas montrer. Je pense à Émilie. Cette personne qui, malgré sa douceur, semble marcher sur des œufs. Qui préfère désormais se changer chez elle. L’ai-je mise mal à l’aise ?
Je ferme les sites. Mon esprit brûle. Les pensées tournent dans ma tête comme un tourbillon impossible à arrêter. Ce travail est déjà épuisant, mais cette histoire ajoute une touche de fatigue mentale qui n’était pas nécessaire. Est-ce que je pourrais poser des questions ? Sam m’a dit qu’on parlerait demain… devrais-je en profiter pour lui demander ce qu’elle sait d’Émilie ?
Mais si Sam est déjà manipulée… si elle est comme eux, alors ses réponses ne seront qu’un énième mensonge. Un écho de leur propagande.
“Le sommeil, ce soir, va être difficile à trouver”, me dis-je en allumant une cigarette.
Merci, j'adore suivre ton histoire 🤗
Tu aimes recevoir des commentaires constructifs ?
Tu débutes avec la thérapie, mais ton retour au café est un peu abrupte, peut-être une petite phrase de mise en contexte avant de tomber directement sur le dialogue.
Sinon, une coquille avec le prénom : Marie-José me fait signe de la suivre et me montre les vestiaires.
Et dans l'extrait :
— Ok ensuite, tu rince avec la douchette ici. Puis tu mets dans la machine.
Rebecca est en train de m’expliquer mon travail. La vaisselle. Parfait...
Après ce que dit Rebecca, pas besoin de la phrase qui suit, c'est un peu redondant, avec ce qu'elle dit ont comprend très bien ce qui se passe.
Voilà ! Bonne continuation