Représailles

Par Elore
Notes de l’auteur : CW : violence physique (explicite), viol (implicite et sous ellipse, en fin de chapitre).

- Ça me fatigue, tout ça, si tu savais.

A mi-voix dans la pénombre, la fille a rompu le silence. Assise entre les coussins, à ses côtés, j'ai délaissé les personnages de ma console de jeu pour la fixer.

- De quoi tu parles ?

C'était une soirée ordinaire au squat, Face m'avait demandé de veiller sur les filles. Il n'y avait pas grand monde au QG, la plupart des membres étaient dehors, à dealer, peindre nos symboles sur les murs ou faire d’autres trucs encore. Assise sur le grand lit, mon interlocutrice a délaissé le livre qu’elle tenait entre ses mains pour allumer une clope. C'était une fille élancée, au corps sec et à la peau ébène, avec quelque chose de très vif au fond des yeux. À ma connaissance, c’était la seule fille qui avait pris les devants et demandé à rejoindre la Meute. J’ignorais ce qui avait poussé Face à accepter, il lui avait même laissé choisir son nouveau nom : Jezebel - comme la chanson.

- ... tout.

Elle a tendu la main et commencé à tracer des cercles avec ses doigts.

- ... la danse, les regards des clients, rester ici à rien foutre à part fumer toute la journée.

Je me suis redressée : c'était ce genre de discours auquel Face m'avait demandé de faire gaffe. Alors que Jezebel fixait les fissures du plafond, je me rappelais les recommandations ("Les filles ne doivent pas se mettre en tête qu'on les utilise, qu'elles valent mieux que ça."), me suis mordue les lèvres.

- Si tu le dis.

Je me suis étirée, ai feint une nonchalance qui faisait bien.

- T'as envie de retourner chez toi ?

- Hmmm.

Je devais me faire violence pour ne pas la secouer en attendant qu'elle réponde. Au bout de quelques secondes, elle a fini par concéder :

- Je sais pas. Mais...

- Mais quoi ?

- Des fois, je me demande si j'aurais pas pu vivre différemment. Mieux.

Ses yeux noirs se sont posés sur moi.

- Pas toi ?

- Arrête tes conneries, Jezebel. Je vis bien et toi aussi.

Plus nerveuse que ce que j'aurais préféré ne l'admettre, j'ai sauté à bas du lit et ai commencé à faire les cent pas.

- Bien sûr que tu bosses, mais ça, va, c'est quelques rendez-vous par jours. Tu te fais ton fric, t'as de quoi boire, manger, un endroit où dormir... et tu fais partie d'une tribu, bordel. La nôtre.

Je me suis rassise sur le bord du lit.

- Tu sais très bien qu'on tient à toi, que jamais Hakeem laisserait ces mecs te faire du mal.

Jezebel a haussé un sourcil.

- Ça ne vous empêche pas de nous exploiter.

- On vous force pas. Si tu veux te casser et te trouver un job dans un fast-food ou au fond d’un bureau, tu peux. On te retient pas.

J'étais sèche, intraitable : j'avais dû me faire plus dure encore, depuis que je sortais avec Lola, pour que personne ne remarque de changement. Jezebel est restée silencieuse quelques instants, puis a haussé les épaules.

- ... c'est vrai. On fait tous ce qu'on peut, j'imagine.

- Bien sûr.

Un silence un peu gênant, que j'ai brisé :

- On va faire des courses ? J'ai besoin de bouger.

Souvent, c'était moi qui achetait les clopes et les capotes de tout le monde - Hope avait commencé à en exiger pour elle et les autres, question de sécurité - à ce qu'il paraissait. Jezebel a acquiescé et commencé à enfiler des collants pendant que j'allais voir si quelqu'un avait besoin de quoi que ce soit d'autre.

 

Il faisait frais, on sentait que l'automne touchait à sa fin. Jezebel marchait avec détermination, impériale dans les grands talons qu’elle avait piqué dans un vestiaire commun. C'était toujours compliqué, pour moi, de voir les filles se fringuer comme les putes qu'elles étaient : une part de moi admirait leur panache, une autre avait envie de juger ; au final, je fermais ma gueule et c'était très bien comme ça.

Sans nous attarder trop dans les rues sales, on est rentrées dans la supérette la plus proche - une espèce de petite station avec une sorte de café dedans. Comme souvent, quelques de regards se sont posés sur nous en un mélange de lubricité et de crainte. Je les ai ignorés, ai récupéré ce dont on avait besoin avant de passer à la caisse. Au moment de scanner les clopes, le caissier m'a jeté un regard morne.

- Vous avez une pièce d'identité ?

- Je l'ai oubliée à la maison. Ça pose problème ?

Je ne le connaissais pas, il avait l'air d'être nouveau. Sans ciller, j'ai soutenu son regard. Un peu embarrassé, il a répliqué :

- C'est-à-dire que... il me faut une pièce pour attester que vous êtes bien majeure.

J'étais loin de l'être et Jezebel n'avait pas 21 ans non plus. J'ai adressé un sourire crispé au type.

- Écoute-moi bien, fils de...

- Rain.

Jezebel m'a posé la main sur l'épaule.

- C'est pas grave, on peut aller ailleurs.

J'ai foudroyé le mec du regard mais me suis laissée entraîner : si ce type était nouveau par ici, c'était normal qu'il n'ait pas appris à nous craindre.

Dehors, on a marché jusqu'à un petit resto qui se situait à mi-chemin entre le QG et mon appart. Le maître kébabier - un pote de Face - nous a saluées avec chaleur avant de nous laisser commander ce qu'on voulait. On est reparties avec de la bière, des clopes et un kebab gratuit (j’avais faim et je bouffais comme mille). Sur le chemin, Jezebel picorait dans mes frites et fixait le ciel.

- On voit jamais les étoiles, dans le coin.

Sans trop savoir quoi répondre, j'ai tenté de la dérider :

- C'est une bonne soirée quand même, non ?

Je souriais, ignorais ma propre mauvaise humeur. Elle m'a adressé un regard indéchiffrable et fini par concéder :

- ... ouais.

 

Quelques heures plus tard, à la sortie de la supérette, le même caissier éteignait les lumières et se cassait en fermant derrière lui la porte de l'établissement. Comme dans un mauvais film, il s'est retourné pour faire face à trois silhouettes : celles de Dog, Chuck et moi qui, entre eux, lui ai adressé un sourire aimable.

- Mais que...

- Tu te souviens de moi ?

Il n'a pas répondu que Dog le fauchait d'un coup de batte un peu en-dessous des genoux. Je l'ai regardé s'écrouler avec un cri de surprise et me suis penchée. Je voyais ses épaules trembler, l'entendais gémir doucement. Ma main l'a cueilli au menton et je l'ai forcé à me fixer.

- T'es nouveau dans le quartier, à ce que je vois. Et parce que t'es nouveau, je vais me contenter d'un avertissement.

Avec un sourire flippant, Dog a levé sa batte à nouveau. J'ai senti le mec se crisper et lever un bras, mais le coup n'est pas venu. A la place, le punk s'est marré et je me suis senti sourire. J'adorais cette sensation de pouvoir qui filait dans mes veines, me donnait l'impression d'être tellement plus grande et forte que je ne l'étais.

D'un coup de genou, j'ai cueilli le mec à l'estomac. Il a encaissé, s'est écroulé dans la ruelle. Je me suis accroupie pour maintenir le contact visuel.

- V-vous... vous allez me t-tuer ?

- Non. Pourquoi on le ferait ?

Je me suis tournée vers les deux autres.

- Vous avez entendu ? Ce mec croit qu'on va le crever ??

Dog a éclaté d'un rire dément, presque ridicule tant il était caricatural. A côté, Chuck ricanait avec retenue et moi je feignais une joie de vivre écœurante. Je me suis retournée vers l'employé. Ma main s'est abattue sur son crâne et j'ai commencé à lui ébouriffer les cheveux. Il s'est laissé faire, abasourdi et craintif - c'était dingue de voir à quel point la confiance bête que les gens avaient en leur petite sécurité les rendaient dociles au moment où l'illusion se brisait.

- Écoute-moi bien, beau gosse. Si tu refuses encore de nous passer les trucs pour lesquels on paie, tu vas avoir de gros ennuis. Avec nous ou le reste de la Meute. Compris ?

Il a hoché la tête, des larmes pathétiques au coin des yeux. Je me suis redressée, ai remis ma veste en place.

- C'est bizarre, que tes collègues ne t'aient pas prévenus.

Il n'a rien dit, s'est relevé avec peine. En voyant qu'il glissait la main dans sa poche, j'ai été plus rapide - récupérant le couteau qui sommeillait tranquillement dans ma poche, me suis jetée sur lui. D’un geste, j’ai interceptée sa main et l’ai levée, la transperçant dans un même geste au niveau de la paume. Le mec a fait mine de hurler mais j’ai plaqué ma main contre sa gueule, étouffant son cri.

(Même si je sentais sa douleur, je la sentais toujours.

J’en avais besoin, pour prendre conscience de mon effet et pour - paradoxalement - me rappeler de ne pas exagérer).

- Oh, tu vas pas appeler les flics maintenant.

Il est resté immobile quelques instants, tremblant comme une feuille. D’un regard, j’ai vu son autre main tressauter, saturée par des signaux douloureux. Je lui ai adressé un regard glacial et absolument sincère : je détestais que nos victimes manquent de docilité alors que ça aurait pu être tellement plus simple. Sans que je n’aie rien eu besoin de dire, Chuck a fouillé la poche du type et en a sorti un petit téléphone. Après quelques secondes à sonder le regard du mec - peur, panique, douleur - j’ai fini par retirer mon arme d’un coup sec. Sous ma paume, sa bouche s’est tordue.

Je me suis détachée d’un coup.

- Casse-toi maintenant. Avant que je change d'avis.

D'un pas inégal et précipité, il a obéi et a remonté la rue avant de disparaître, laissant derrière lui une série de gouttes de sang. J'ai replié mon arme.

- Ça, c'est fait.

J'étais déterminée à rentrer vite chez moi. Alors que je suivais Chuck, Dog s'est glissé à côté de moi et, d'un geste de bras, m'a attirée à lui. J'ai voulu me décoller mais il me maintenait.

- Tu sais que t'es particulièrement séduisante, quand t'es comme ça ?

- Fous-moi la paix.

Je détestais quand il faisait ça, surtout qu'il évitait de se comporter de la sorte quand Hakeem était dans les parages. Je me suis débattue et l'ai bousculé, retrouvant mon espace.

- Toujours aussi farouche, à ce que je vois.

Je me suis retenue de lui en flanquer une, me suis contentée de marcher plus vite. Dog n'était pas constamment comme ça, mais quand il l'était, c'était avec moi seule. Ça avait toujours rendu notre relation compliquée et c'était encore pire, maintenant que j'étais en couple.

- Allez, Rain, tu sais bien que je déconne...

- Mais tu me déranges, putain. Ça t'a jamais traversé l'esprit ?

- T'es sûre que c'est pas plutôt le fait que t'aies déjà quelqu'un ?

- Ta gueule !

Je n'avais jamais répondu à son hypothèse, ce qui ne l'empêchait pas de me la balancer régulièrement, dans l'espoir, sans doute, que je la confirme enfin. Ça avait été flippant, cependant, de voir qu'il la vitesse à laquelle il avait pigé le changement.

A nouveau, il s'est rapproché. Assez pour pencher la tête vers moi et me susurrer des trucs à l'oreille.

- T'es moins chiante quand tu bois.

Frisson. Je me suis dégagée et rapprochée de Chuck, laissant le punk derrière.

 

Avec du recul, je me rends bien compte que son harcèlement obsessionnel n'avait rien de sain ni de normal. Mais, d'un autre côté, je ne l'avais pas détecté car rien de ce qu'on faisait avec la Meute ne l'était réellement. Au QG, j'apprenais et enseignais que c'était courant, pour une fille, de coucher avec ses potes par reconnaissance ou de s'offrir même si on ressentait ça comme une forme d'obligation. J'apprenais aussi que c'était pas grave, de se réveiller encore ivre et à poil à côté de quelqu'un que t'aurais jamais calculé en temps normal, tout ça parce que la fête de la veille avait été trop intense. C'était sans doute pour ce genre de raisons que je grognais contre Dog sans jamais le frapper, que, d'une certaine manière, je finissais par tolérer les avances qu'il me faisait - surtout que je savais que si j'en avais parlé à Hakeem, ça se serait réglé vite. Oh, ça et la suite - surtout la suite - ont fait partie des choses que j'ai regrettées pendant longtemps.

 

Cette nuit-là, j'étais censée rentrer chez moi - Lola m'y attendait - mais Dog et Chuck m'ont proposé de rester un peu, le temps de boire une bière pour fêter une intimidation réussie. Je m'en veux terriblement d'avoir accepté.

J'ignore, pourtant, ce qui s'est passé directement après.

 

Je me souviens, quelques heures plus tard, d'une sorte de réveil, de mon corps étalé sur le carrelage, comme désarticulé et du fait que, sur ma peau, il y avait de nouvelles marques que je n'ai identifiées au complet que quelques jours après. Par saccades - image après image - je me souviens m'être relevée douloureusement, pantelante, avant de rassembler mes affaires et de partir du QG. Est-ce que j'avais pris la peine de voir s'il y avait quelqu'un ? Dans mon souvenir, j'avais la sensation d'être seule au monde. Sur le chemin du retour, il pleuvait une pluie chaude et poisseuse : une honte crasseuse et comme sortie de nulle part me nouait la gorge et mes cuisses me brûlaient.

Le plus déroutant, c'est que ce qui s'est passé avant - entre la décision et le moment où mes souvenirs sont redevenus nets - ne ressemblait à rien. Et quand j'ai tenté de m'en rappeler, le lendemain et les semaines qui ont suivi, il n'y a eu que du vide. Pourtant, au fur et à mesure que le temps passait, j'avais comme l'impression que je pouvais y parvenir, si je le voulais. Comme si cette part de ma mémoire avait été une porte entrebâillée qu'il m'aurait suffi d'ouvrir avec un peu de force.

Seulement, j'avais peur.

Sans totalement comprendre pourquoi.

Je repensais à mon cœur qui cognait contre ma poitrine, à ce qui ressemblait à une fuite le long des rues. A la culpabilité qui me serrait au ventre, sans que j'ose en imaginer la cause. J'avais comme l'impression que - même si le vide m'effrayait - rien ne serait plus pire que d'ouvrir la porte et faire face.

 

Alors je me suis tue. Hakeem n'en a rien su.

 

Lorsque, des années après, la porte s'est ouverte, ça a été terriblement dur.

Et j'ai mis si longtemps à me pardonner que, parfois, j'oublie encore que ce n'était pas ma faute.

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Alice_Lath
Posté le 20/10/2020
Huhuhuhu <3 Je vais chercher un bidon d'essence et un paquet d'allumettes et je reviens vite, mon petit Dog d'amour, surtout NE BOUGE PAS, je vais juste te cramer les poils de fion un par un avant de m'attaquer lentement à la totalité de ton être jusqu'à carboniser ton âme à petit feu huhuhuhuhuhu
Bref, un très beau chapitre à nouveau, hyper poignant, qui m'a tordu le ventre comme à chaque fois, c'est douloureux d'assister à la chute de Raïra comme ça, et en même temps l'admirer dès qu'elle est badass, on se surprend à ce type de sentiments et tu les montres sous un jour peu reluisants. Et bravo pour ça!
Elore
Posté le 31/01/2021
Il y a certains personnages qui seraient mieux carbonisés, c'est vrai. Je suis sûre que c'est un look qui irait bien à Dog, il faudrait essayer ♥

Merci beaucoup pour tes compliments, j'ai beaucoup douté sur ce chapitre et je l'ai pas mal peaufiné, ça me fait vraiment plaisir que ce soit reconnu !
Makara
Posté le 24/09/2020
Coucou ! Me revoilà ! Je suis désolée, je lis un peu quand j'ai le temps mais je suis toujours très contente de retrouver ton histoire !
Bon dans ce chapitre Raïra prend vraiment un tournant vers l'obscurité avec l'attaque sur le vendeur. Elle prend goût au pouvoir de la rue :p
J'avoue que si tu n'avais pas écrit un warning viol au début du chapitre, je n'aurais pas forcément compris qu'elle avait été violée. Tu mets quand même quelques indices et finalement je trouve ça intéressant qu'elle le refoule, c'est normal en fait.
Ce dog c'est vraiment un gros connard et un violeur, je peux envoyer un de mes personnages le tuer ou l'arrêter :p ?
Un très bon chapitre en tout cas.


=> Petit problème dans cette phrase : Comme souvent, quelques de regards se sont posés sur nous

Bisous volants
Elore
Posté le 31/01/2021
Hello Makara ! Ne t'excuse pas, c'est déjà vraiment chouette de me lire et comme tu peux le voir, je mets du temps à répondre aussi x')

C'est vrai que le CW est bien plus explicite que le contenu en lui-même. Je ne suis pas fan du graphique pour être graphique, j'ai préféré être vraiment plus subtile, quitte à ce que ça ne se remarque pas directement (et puis, comme tu le soulignes, ça colle avec la façon de Raïra de gérer le trauma).

Et quand tu veux pour une arrestation ou un meurtre, je le mets à la disposition de tes personnages sans aucun souci :D

Merci pour la coquille, les remarques et la lecture ! ♥
_HP_
Posté le 29/08/2020
Hey !

Pauvre vendeur 🙄😢
Raira... En même temps j'ai de la peine pour elle, mais quelque part elle m'énerve aussi 😅😆 J'ai vraiment, vraiment hâte qu'elle sorte de tout ça, mais ça ne va pas être si simple... Argh 😬🙄 Pourquoi tu t'es mise là-dedaaaaaannnnnns ?? 😭😭🙄 (c'est une question qui n'attend pas de réponse, je sais très bien pourquoi xD)
Hâte de lire la suite <3

"Ça avait été flippant, cependant, de voir qu'il la vitesse à laquelle il avait pigé le changement" → "de voir la vitesse" ^^
Elore
Posté le 11/09/2020
Hello ♥

C'est vrai qu'avec R., je n'ai pas choisi un personnage principal qui fera l'unanimité ! Tant que tu restes partagée, je considère que le mix entre son côté humain et mauvais fonctionne plus ou moins :D

Je te conseille de réfréner ta hâte, je suis à l'écriture du chapitre 68 ces temps 8D

Merci pour la correction, pour ta lecture et tes commentaires ♥
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