— Ma... madame ?
Sa bouche était noire à l'instar d'un membre gangrené. Eleonara crut perdre son équilibre.
L'Abbesse était morte.
Bien joué, sourit sa petite voix intérieure. Eleonara lui intima de se taire.Tout tournait à ses alentours.
Les éclats de veines noires, c'était la marque du poison des elfes. La légende des quinze espions mentionnait une telle signature sur le cou de l'espion Mauricien d'Olys, tué par un dard elfique. Eleonara pressa ses mains glacées sur son visage fiévreux. Sœur Griselle avait dû traverser le même raisonnement. Comment allait-elle brouiller les pistes jusqu'à elle ? Et surtout, qu'avait-elle fait ? Sa farce virait au cauchemar !
Eleonara fut envahie par une sensation de froid boréal. Les elfes empoisonnaient leurs dards. La fleur jaune tuait. La fleur jaune était le poison, issu de ses propres veines, un poison mortel !
Respirant par de petites prises d'air rapides et pénibles, elle déserta l'appartement désaffecté, un remue-ménage dans l'âme. Elle tomba aussitôt nez à nez avec Griselle en bas de l'escalier en hélix.
— Et Sœur Melvine, où qu'elle a filé, celle-là ? sermonna la vieillarde, sans se douter que son interlocutrice se trouvait au bord de l'évanouissement.
— Elle... elle avait besoin de reprendre ses esprits.
L'elfe serrait les poings, les coudes enfoncés dans ses côtes, anxieuse de dissimuler le tressaillement de ses membres. Que ressentait-elle ? Elle échouait à identifier ses émotions ; elles étaient trop fortes, trop grandes pour une petite poitrine telle que la sienne, contractée et sur le point d'imploser. L'urgence de se transformer en cafard pour se sauver à travers une fente du parquet s'accentuait. Entendait-on résonner ses craintes à travers son crâne ? Remarquait-on son extrême agitation, sa terreur ?
— Les veines noircies, les as-tu reconnues ? C’est la marque du poison des elfes, comme dans les légendes. Soit nous sommes les cibles d'un leurre de très mauvais goût, soit... tu sais, chuchota Sœur Griselle, comme si quelqu'un était encore en assez bonne santé pour les espionner. Je mettrais ma main au feu pour la deuxième hypothèse. Le sergent Petrus d'Ox avait été informé il y a deux ans qu'un elfe parcourait Terre-Semée en liberté, tu vois. D'après un témoin, la créature aurait été vue pour la dernière fois non loin de la Place des Échecs. Le sergent d'Ox avait averti l'Abbesse et envoyé un émissaire de confiance chez tous les ducs avec la prière de maintenir cette information secrète. Il fallait à tout prix éviter la zizanie. De notre côté, nous, les vieilles biques du monastère, nous nous sommes gardées de souffler quoi que ce soit aux novices. Aujourd'hui, c'est pareil, sauf que je t'inclus dans le secret, parce que l'espérance de vie dans ce couvent a pris un sacré coup. J'avertirai également Sœur Melvine. Nous allons devoir inventer une histoire autour de cette affaire pour dissimuler ça, le temps qu'il faudra pour coincer la bête. J'espère que j'aurai droit à y émousser mon scalpel. Si un jour on te demande d'ôter ta coiffe, cède sans te vexer, ce ne sont que des mesures de sécurité, rien d'autre.
Eleonara avait envie de se jeter par une fenêtre. Qui l'avait dénoncée, qui ? Dalisa ? L'alchimiste ?
Dalisa.
Évidemment : une Taberné ne pouvait pas se permettre de perdre. Dalisa l'avait laissée s'enfuir à Terre-Semée pour le plaisir de lâcher les chiens. N'était-ce pas divinement plus amusant de faire courir sa proie, plutôt que de la contempler dans sa cage à la maison ? Par naïveté, Eleonara avait cru que Dalisa s'était satisfaite de ne plus être encombrée d'elle. Non. Il avait fallu l’anéantir, la dénoncer auprès d'un sergent passant par là. Dalisa ne voulait pas un allègement de charge, elle désirait une victoire absolue et aussi divertissante que possible. À cause de sa langue de vipère, les supérieures savaient qu'un elfe circulait dans le royaume depuis longtemps, depuis le début ! Et durant tout ce temps-là, les religieuses s'étaient crues sauves dans leur sanctuaire au bord de la mer, alors qu'elles avaient fréquenté le démon au quotidien. Des mains pleines de griffes, une obsession pour l'obscurité, un appétit pour les nouveau-nés... Qui, de son vivant, n'avait pas entendu des histoires atroces à propos des elfes ?
Les nonnes voulaient croire à l’impénétrabilité des Crocs des Dragons ; Eleonara y croyait parfaitement. Elle ne pouvait pas s'en échapper. Des gardes étaient postés à chaque dent de la muraille ; un précipice écorché donnait sur une mer affamée et une enquête ne tarderait pas à être mise en place. L'elfe songea aux sous-sols que lui avaient fait découvrir les Nordiques. Et si elle s'y cachait avec une réserve de nourriture ? Elle ne ferait que repousser son destin : mourir de faim ou se perdre, car elle n'avait pas les plans des souterrains.
D'un côté comme de l'autre, humaines ou elfe, elles se sentaient toutes enfermées.
La voix dissonante de Sœur Griselle la fit sursauter. Eleonara avait effacé son existence de ses pensées.
— Je ne comprends pas. Un elfe ne s'éloignerait jamais autant de Hêtrefoux sans avoir le mal de maison. C'est curieux.
Les cheveux collant à son front, la novice regarda ses mains, moites. À l'intérieur d'elle-même, elle suppliait Griselle de se taire. Sa présence la rendait malade.
— Et s'il n'en avait pas, de maison ? souffla Eleonara les yeux froids, la gorge sèche, la voix rauque.
— Tous les elfes en ont une : la Forêt Maudite. Hêtrefoux.
La doctoresse posa ses doigts noueux sur son épaule.
— Mais sa maison n'est pas ici. On va le lui faire comprendre.
Ce toucher provoqua une sensation létale sur la peau de l'elfe, qui repoussa la vieille femme et s'enfuit dans les couloirs, en direction des dortoirs. Traquée, détestée. Elle l'avait toujours été ; comment avait-elle pu l'oublier ?
Ses pieds fins martelèrent les dalles ; le bas de sa robe pliait et virevoltait autour de ses chevilles à mesure qu'elle pressait le pas. Sa peur courait après son cœur dans sa poitrine.
Elle longea les rangées de cellules, puis ses genoux freinèrent et elle sauta à pieds joints dans sa chambre, où elle s'enferma à clef.
Elle était une morte en sursis.
En s'écroulant sur son lit, elle attrapa son coussin au passage et l'appuya de toutes ses forces sur son visage. Elle poussa un cri silencieux traduisant l'ampleur de sa panique. Pourquoi l'alchimiste ne lui avait-il rien dit sur les vrais pouvoirs de la fleur dorée, lui qui avait semblé si informé ? Il aurait pu lui éviter ce désastre ! Elle avait marché droit dans un piège ; en venant au Don'hill, elle s'était déniché une prison pour elle-même. Il lui fallait quitter ce lieu, mais comment ?
Sous le rythme déchaîné de ses battements cardiaques, elle s'efforça à dégeler sa raison. « Pense, pense ! Réfléchis, bon sang ! » Le temps pressait. C'était le moment d'être cérébrale, objective, le moment d'être une elfe pure et dure.
Longtemps, elle resta ainsi, à faire revenir ses pensées dans sa tête, transformée en poêle. Pesant le pour et le contre, calculant ses chances de survie, jaugeant chacune de ses possibilités qu'elle traçait mentalement les unes après les autres, son esprit s'illumina face à un dernier espoir.
Elle se décolla de son oreiller et recommença à respirer normalement. « Porte DXII, songea-t-elle. Porte DXII. Sebasha. »
***
C'était une journée étrange, apogée d'un mois étrange, symptôme d'un siècle étrange.
Une sombre procession se traîna jusqu'à la chapelle, où des lumières furent allumées en mémoire des défunts. Pour raviver l'esprit des vivants, on fit une messe, durant laquelle la nervosité se sentait sur tous les rangs. Il y avait une époque où les nonnes vivaient dans l'ordre et la mesure, dans le silence et dans la maîtrise de voix et d'émotions. Cette régularité n'était qu'un souvenir.
La mort de l'Abbesse n'avait pas suffi à étancher la soif de l'épidémie. Gourmande, celle-ci s'était délectée des âmes des supérieures, fragiles dans leur âge avancé, ainsi que de certaines novices et de quelques moines. Seules les jeunes filles les plus robustes avaient survécu, en plus de Sœur Melvine et de Sœur Griselle. En l'espace d'une nuit, la plupart des bougies aux fenêtres du monastère s'étaient étouffées. Devenu cimetière, le potager grouillait de moines armés qui creusaient des tombes à n'en plus finir entre les carottes, les salsifis, les panais et les potirons déracinés.
La gorge nouée, la Chouette s'agrippait aux bancs des fidèles. Elle avait le cœur percé. Les maux ne semblaient pas vouloir finir. Les lèvres noires des morts prédisaient une suite funeste. Le retour des elfes. De nature rationnelle, Melvine avait d'abord refusé d'y croire, puis elle s'était assise pour faire respirer des sels à une camarade. Depuis deux ans déjà, l'Einhendrie reniflait en secret la piste d'un elfe échappé. La rumeur disait que l'elfe rôdeur était une femelle. Le peuple de Hêtrefoux avait donc persisté ! Et pendant tout ce temps, le sergent et le duc d'Ox l'avaient su. Une onde de vexation se posa sur sa douleur. Pourquoi ne l'avaient-ils pas renseignée, elle, sœur jumelle de feu Tomislav, sœur cadette de Petrus et deuxième fille du duc d'Ox ? Si elle n'avait pas été mariée trois fois par le passé, on la connaîtrait encore sous le nom de Melvine de la maison d'Ox.
La Chouette ressentait le besoin de s'en plaindre à Bronwen, mais cette dernière n'était venue ni au goûter du matin, ni au sermon. Craignant les premiers signes d'une maladie, Melvine s'était rendue à sa cellule, mais ne l'y avait pas trouvée non plus.
Sœur Bronwen n'avait pas été la seule à manquer l'hommage aux décédés. À la fin de la messe, Melvine vit les quelques survivantes se regrouper autour d'une Sœur Agnieszka et d'une Sœur Sereine haletantes. Elles avaient sûrement été prendre l'air dans les bois pour accélérer leur rétablissement. Leurs coiffes avaient été déplacées par la plus folle des courses. Curieuse, Sœur Melvine s'approcha d'elles. Elle n'avait jamais vu ses consœurs dans un tel état : une gravité anormale pesait sur leurs paupières, qui d'habitude papillonnaient de malice. Sereine gardait le regard bas et sanglotait, tandis qu'Agnieszka se comportait comme une enfant perdue.
— Bronwen est tombée de la falaise ! s'époumona la benjamine en voyant Sœur Melvine arriver. Accidentellement ou volontairement, je n'en sais rien. Je n'y suis pour rien, je le jure ! Nous avons trouvé ceci sur la côte.
Elle brandit une robe noire déchirée et maculée de sang, qu'elle remit entre les mains de la Chouette, qui la toisa avec des yeux immenses. Abasourdi, le groupement de religieuses éclata en questions.
— Il y avait des traces bizarres devant le précipice, dit Sereine par-dessus les voix affolées de ses consœurs. Comme si Bronwen avait croisé le chemin d'un meurtrier ou d'un animal féroce ! Comme si... comme si elle s'était battue avant d'être poussée !
— N'importe quoi, ces bois-là sont calmes ! s'écria une novice aux dents de castor, déterminée à voiler sa mortification. Il n'y a jamais eu de bêtes dangereuses ! De plus, les Crocs des Dragons sont infranchissables ! Aucun monstre, malfaiteur ou animal n'aurait pu venir s'installer ici !
Appuyée sur sa canne tordue, Sœur Griselle observait tristement Sœur Melvine, qui ne supporterait pas un mot de plus. Seules à connaître la face la plus sinistre de l'épidémie, elles avaient toutes deux préféré éloigner les survivantes des corps, de peur que la découverte du sceau des elfes ne les attirât à la folie.
« Bronwen », formula intérieurement la Chouette, comme pour l'invoquer. Une aura de mystère lui tournait perpétuellement autour, épaissie par l'absurdité de sa fin tragique. Sœur Melvine s'était jurée de l'ajourer, cette aura, exactement comme elle avait su voir à travers les rumeurs et les secrets du couvent. Bronwen avait connu le labeur, la boue, les giclures de charrettes, les fuites dans les toits, les jargons et les gueux. Elle n'avait rien d'extraordinaire à première vue et pourtant, elle avait été la seule à ne pas fuir sa poisse. Cette fille ne lui ressemblait en rien et malgré tout, elles étaient devenues complices. Cette roturière sortie de nulle part l'avait tirée de son ennui et lui avait donné envie de vivre un peu en dehors des livres, dans lesquels elle se terrait comme un ermite. Avec Bronwen, Melvine avait enfin pu parler, parler pour de vrai et non pas de taches sur sa robe, de vaillants chevaliers ou d'oisivetés prépubères.
Et un monstre la lui avait ravie.
— C'est l'elfe rôdeur qui l'a tuée, j'en suis sûre ! affirma Agnieszka sans crier gare, un incendie dans les yeux. Exactement comme il a tué l'Abbesse et toutes nos compagnes ! La Bête est encore dans les parages ! Vous ne comprenez toujours pas ? Un elfe a essayé de toutes nous tuer ! C'est un attentat !
Estomaquée, la Chouette la dévisagea. D'où cette gamine sortait ces informations ? Elle n'était pas censée le savoir ; on lui avait interdit de visiter les morts par crainte de nouvelle contagion. Désobéissante, Agnieszka avait dû lever le linceul sur le visage de sa défunte mère !
L'imprudente remarque d'Agnieszka sema la pagaille. Les responsables de l'infirmerie et de la bibliothèque passèrent le quart d'heure suivant à courir après les filles apeurées pour leur expliquer la situation, pour tenter de les rassurer et pour leur faire promettre de se taire.
Plus tard, tandis que Sœur Griselle débattait avec les sergents sur la fameuse question « Que faire, à présent ? », la Chouette gardait un œil d'aigle sur ses jeunes consœurs bouleversées et à peine sorties de l'empoisonnement. La plupart hurlaient qu'elles voulaient partir, rentrer à la maison et retrouver leurs familles. Certaines souffraient de crises d'angoisse.
Sœur Melvine ne savait pas combien de temps elle endurerait l'abstention de ses émotions. Ce ne fut que le soir, après que chacune des survivantes se fût endormie, qu'elle s'autorisa à pleurer. Il fallait être forte au nom des autres, mais au nom des autres seulement. Pour son compte, elle pouvait laissait libre cours à ses larmes. Les premières furent douloureuses, les autres suivirent en rivière. Elle devait vider son bac à tristesse ; ce n'était qu'avec un cœur engourdi qu'elle s'endormirait. Son frère jumeau Tomislav, puis les nonnes, puis sa meilleure amie, tous lui avaient été retirés ! Pourquoi ? Sa poisse avait-elle encore frappé ?
La Chouette voulait prier. Elle déplaça la brique branlante dans la paroi de sa cellule et glissa sa main dans le trou, à la recherche de la tenue d'équitation de son jumeau. Un objet, une bricole, un gris-gris avaient le pouvoir de renvoyer la mémoire à des temps révolus pour revivre les sensations du passé. Elle tâtonna, chercha, chercha encore et retira vivement sa main. Les vêtements avaient disparu !
Sans remettre la brique à sa place, elle se laissa choir sur son lit, enfouit son visage entre ses mains et expira longuement. Les hoquets ne cessaient pas. Sans qu'elle ne s'en rendît compte, Melvine se retrouva à fixer la paroi en face d'elle. Blanche, vide. Comme elle.
Bronwen avait voulu s’échapper et n’avait fait que rencontrer sa mort.
Alors que Melvines'apprêtait à divaguer sur un horizon de lamentations, son regard trébucha sur une tache bleue sur le sol. Elle se frotta les yeux ; les larmes lui brouillaient encore la vue. Une couleur si vive, artificielle... Qu'était-ce ?
Avec lenteur, Sœur Melvine essuya ses joues rouges, se pencha en avant et recueillit l'objet entre ses mains froides.
C'était un flacon bleuté aux reflets dorés. Le flacon de Bronwen.