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Par Rachael

Ce n'était pas un rêve. Quand des bruits le tirèrent d'un sommeil lourd, alors que seules quelques bougies chassaient le noir autour de lui, Arthen plongea son regard dans des yeux dorés qui le désorientèrent un moment. Orange, F'lyr Nin avait les yeux orange... Non, ce n'était pas Nin...

- Maman, maman, c'est toi ? questionna-t-il.

Il vit l'apparition froncer des sourcils, et réalisa que dans son état à demi endormi, il n'avait pas parlé du tout, mais utilisé son nouveau don et projeté sa pensée à la manière de F'lyr Nin. Heureusement, la vision ne disparut pas, elle sembla au contraire se solidifier devant ses yeux.

Oanell lui sourit ; il la contempla le temps d'un battement, deux battements de cœur, avant de se réfugier dans ses bras.

 

****

 

Le départ du campement des alters fut quelque peu précipité. À l'arrivée de Tenzem et Oanell, moins de deux heures s'étaient écoulées depuis le drame. La confusion à l'extérieur n'avait fait qu'augmenter : la nuit décuplait les inquiétudes et faussait les perceptions.

Des pulsations de colère et de peur venues de la plaine avaient envahi Arthen aussitôt réveillé, le chahutant et le jetant dans des abîmes d'angoisse. Il s'était senti fragile, incertain de pouvoir résister à la pression des esprits étrangers. Soudain, sa condition lui était apparue beaucoup plus précaire que pendant le rite du passage. Il s'était remémoré les paroles de son oncle, autrefois, appelant les télépathes des infortunés, contraints de se construire des défenses pour ne pas se faire submerger par les émotions et les pensées des autres. Un danger bien réel, considérant la fureur désordonnée des alters, là-bas dehors !

- Les clans s'agitent, avait confié Ellania au petit groupe, dès l'arrivée des Arcandiens. Ils rendent les enfants responsables des événements. Le passage a été interrompu, les deux hommes qui gardaient le Horfoll ont été assommés pendant l'attaque. Et, bien sûr, il y a la disparition d'Olaia. Je ne possède pas l'influence de mon ancêtre. Vous devez partir.

Ellania avait défendu à grand-peine la tranquillité du Horfoll. Seule la peur d'offenser les dieux - ou ce qui en tenait lieu dans leurs croyances - avait protégé les enfants. L'apparition de la navette d'Arcande avait été providentielle, car sinon, ils se retrouvaient bons pour s'enfuir à pied dans la montagne, une fois de plus...

Installés dans l'appareil volant, un de ceux que la ville possédait, ils ressentirent un immense soulagement et, pour Arthen au moins, un vide encore plus grand. La présence de la dépouille d'Uzum n'y était pas pour rien :

- C'était un vieil ami, avait souligné Oanell, il mérite une sépulture, je ne veux pas l'abandonner ici à la vindicte populaire.

Nin avait soulevé le corps, le faisant flotter à un mètre du sol, sous l'œil attentif de Tenzem, occupé à remercier Ellania de les avoir protégés.

Arthen avait l'impression qu'ils s'enfuyaient comme des voleurs, laissant à Ellania la lourde tâche de calmer les esprits, de remettre tout en ordre, et de continuer sans Olaia. Il aurait aimé rendre un dernier hommage à la vieille femme, dont la dépouille allait trouver sa place au pied du grand chêne. Il aurait tant souhaité en savoir plus sur elle.

- Ce n'était pas notre rôle, souffla doucement Tenzem dans son esprit, répondant à la sourde culpabilité qui avait envahi Arthen. Tu pourras revenir plus tard.

Le garçon soupira, calé dans les bras de sa mère. Les premiers instants avec Tenzem, il s'était senti mal à l'aise, mais la communication aisée et fluide avec lui, d'esprit à esprit, à une juste distance, ni trop loin, ni trop près, l'avait vite rassuré. Tenzem respecterait son intimité tout autant que Nin, il fallait seulement qu'Arthen s'habitue, de son côté, à ne pas laisser déborder ses émotions vers eux, comme il venait de le faire.

Malgré la lassitude qui les accablait tous, Djéfen avait entrepris de raconter leurs aventures sans tarder. Arthen écoutait, incapable maintenant de s'assoupir. Yû'Chin dormait, lui, du sommeil de l'épuisement, pâle comme un mort, la respiration sifflante. La peau autour de son cou était rouge et enflée, mais on ne pouvait pas y remédier pour le moment. Un caisson médical l'attendait à Arcande, où une équipe avait été prévenue. F'lyr Nin aussi dormait, après ses explorations télépathiques. Arthen se demanda ce qu'elle avait découvert, durant le passage. Ce n'était pas rien, apparemment, au contraire de Djéfen, qui avait haussé les épaules, en expliquant que le temps lui avait manqué, certainement comme pour beaucoup des participants au rituel. Pas étonnant : Djéfen, le plus logique et rationnel de la bande, aurait eu besoin d'une plus longue immersion pour lâcher prise, s'abandonner aux effets de la drogue et des murmures entêtants psalmodiés par les deux femmes.

Fidèle à lui-même, son ami déroula avec méthode un résumé très succinct de leurs aventures. Les détails viendraient plus tard. Cinq ou six minutes lui suffirent, pas plus. Incroyable, se dit Arthen, qu'on parvienne à condenser en si peu de temps autant d'événements ; des événements qui les avaient changés au plus profond d'eux-mêmes...

- Voilà, vous savez tout dans les grandes lignes, terminait-il. Papa, tu connais ce type qui nous a enlevés ? Est-ce qu'on est encore en danger ?

- Mhm, mettons que je vois qui cela peut-être. Vous serez tranquilles une fois à Arcande, nous avons renforcé la sécurité. À condition d'éviter dorénavant les escapades de nuit. Vous obtiendrez les explications que vous attendez, mais ce n'est ni le lieu ni l'heure.

Il avait levé une main apaisante, pour couper court aux velléités de questionnement de Djéfen, qui faisait maintenant la moue.

- Promis ?

- Promis !

- J'suis quand même vachement content de te voir !

Tenzem sourit ; Arthen pensa qu'ils se ressemblaient drôlement, ces deux-là. Mêmes cheveux blonds épais comme des chaumes de blé, même forme de visage, et même finesse d'esprit que trahissait le pétillement de leurs yeux bleu pâle. Lui aussi avait les mêmes cheveux et les mêmes yeux que son père, mais ils se trouvaient à une distance invraisemblable l'un de l'autre...

- Tu n'as pas sauté à un mètre de haut, quand j'ai parlé dans ta tête, tout à l'heure, fit remarquer Arthen à sa mère.

Elle resserra le bras qu'elle avait passé autour de son épaule, l'attirant plus près d'elle. Il vit qu'elle souriait.

- Ça a toujours été une possibilité, murmura-t-elle. J'ai depuis longtemps cessé de penser que c'était un malheur. Au contraire.

Arthen se sentit soulagé. Comment avait-il pu douter que sa mère comprenne tout...

- Je suis désolé d'avoir cherché à savoir avant l'heure. J'ai fichu un beau bazar.

- C'est moi qui aurais dû réaliser que le moment était venu. Tu as mûri bien trop vite, ces derniers mois ; je ne m'en suis pas rendu compte, j'ai cru qu'il me restait encore du temps. Ne t'inquiète pas, je vais tout te raconter, après une bonne nuit de repos.

- Dis-moi juste une chose maintenant !

- OK, juste une.

- Mon père, tu l'aimais ?

- Ton père, je ne cesserai jamais de l'aimer, souffla-t-elle dans son oreille.

 

****

 

Arthen vit à peine la salle sombre de l'auberge ; il embrassa en somnambule sa grand-mère Trisbée, qui se précipitait sur lui. Il s'écroula dans son lit, après avoir balayé d'un regard attendri la chambre et ses objets préférés : un sifflet que son oncle Siohlann lui avait taillé dans un roseau, un ours en peluche élimé aussi vieux que lui, et là accroché au mur, le fusil que lui avait donné son grand-oncle Lestrenn. Les yeux déjà fermés, il laissa sa mère le déshabiller, un peu honteux, mais trop fatigué pour l'entreprendre lui-même.

 

****

 

Il s'éveilla en entendant la voix de Siohlann résonner dans l'établissement encore tranquille. Le rire de sa mère y répondit, ainsi que des bruits caractéristiques de cuisine : tintement des ustensiles, grésillement de l'huile dans la poêle. Avant même d'ouvrir les yeux, il perçut une présence à ses côtés, prenant tout une partie du lit, la gauche. Arthen aimait se coucher du côté droit, la main agrippée au bord du matelas. Tiens, pensa-t-il, toujours à demi endormi, le chien de l'auberge, le vieux Etto, était monté en cachette pour profiter du confort douillet.

... Non, ce n'était pas ça... on ne sentait pas l'odeur un peu musquée du vieil épagneul.

Arthen se redressa, intrigué. Dans la pénombre, il reconnut Yû'Chin, recroquevillé sur le dessus-de-lit, tout habillé. Il le contempla un instant. On ne voyait plus de marque sur son cou, sa respiration, normale, indiquait qu'il se reposait paisiblement. Arthen souleva sa couverture avec délicatesse, et la replia sur Yû, afin qu'il récupère un peu de bonne chaleur.

Il sortit de la chambre à pas de loup et dévala l'escalier en pyjama.

- J'ai faim ! réclama-t-il en déboulant dans la cuisine.

Il se jeta dans les bras de son oncle, qui lui fit faire trois tours en le soulevant de terre, comme quand il était petit, avant de le lâcher.

- Pique-assiette ! railla Siohlann. C'est à peine rentré que ça veut déjà nous ôter le pain de la bouche.

- T'étais où ? Pourquoi t'es pas venu me chercher ?

- J'étais juste cinq minutes trop loin, Tenzem ne m'a pas attendu. J'étais furieux, mais je crois qu'il a bien fait.

- Mouais, ça s'énervait pas mal là-bas ! Tu sais... je suis désolé d'avoir causé tant de souci.

- Bah, ta mère te l'a dit, c'est aussi notre faute, on aurait dû te parler de tout ça avant.

- Qu'est-ce qui s'est passé depuis hier ? Est-ce que tout le monde va bien ?

Oanell commença à rire, imitée aussitôt par Siohlann.

- En fait, tu as dormi une journée entière, et encore une nuit, expliqua-t-il. Ton « hier », c'était avant-hier.

- Mais oui, tout le monde se porte à merveille, la rassura Oanell. Ton ami est ici, à l'auberge, dans une chambre près de la tienne. Il a été secoué, mais les neutres sont plus costauds qu'il n'y paraît. Il a juste besoin de repos. Djéfen et F'lyr Nin sont chez eux, vous vous verrez cet après-midi.

Comme il acquiesçait, pensant que Yû'Chin ne dormait pas vraiment dans sa chambre, il entendit un grondement sonore, provenant de son estomac, qui confirmait l'affirmation de Siohlann. Cela faisait bien trop longtemps qu'il était vide !

- À table ! intima Oanell. Après le repas, je vous propose une promenade tous les trois vers ta cabane. On pourra y parler tranquillement.

Oanell avait préparé un petit déjeuner solide ; ils s'assirent tous autour de la grande table de bois de la cuisine pour déguster le gruau de maïs aux champignons des prés, les fraises du jardin, et les tartines du pain bis confectionné par sa grand-mère. Après le repas, il courut se laver en quatrième vitesse, mais avec le soin nécessaire à un décrassage en règle - demande expresse de sa mère. Quel plaisir de retrouver la pluie brûlante qui martelait son dos et assouplissait ses muscles endormis ! Il passa ensuite avec délectation des vêtements propres, parmi ceux qu'il affectionnait.

L'auberge était encore calme. Arthen sentit que Trisbée était réveillée, s'occupant de son côté, pour les laisser profiter de leurs retrouvailles. C'était si troublant, de percevoir toutes ces choses, de pouvoir faire le tour de la famille rassemblée là, d'effleurer chaque personne, avec sa couleur singulière, reflet de son identité et de son humeur. Plus serein ce matin, Arthen contemplait avec confiance les apprentissages qui l'attendaient. Il n'était pas seul.

Il dévala de nouveau l'escalier, retrouva Sio et Oanell, ainsi que le chien Etto, ravi à l'idée d'une promenade. Ils se dirigèrent ensemble vers la cabane en courant à moitié, à la poursuite des bâtons qu'Oanell lançait, et que les deux autres disputaient au chien en riant.

 

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