Étendu sur les coussins, les yeux fermés, Arthen devint conscient de l’extérieur d’une façon totalement nouvelle. Ou presque ! Ce qu’il avait expérimenté avec F’lyr Nin, ce n’était qu’une version tronquée, une image qu’elle transmettait pour tenter de lui expliquer, comme si un dessin d’enfant pouvait représenter tout un monde. Savait-elle déjà, à ce moment-là ?
Arthen avait l’impression que le monde avait pris de l’épaisseur. Il voyait sans ses yeux, grâce à ce nouveau sens qui venait de s’éveiller. Il « voyait » bien mieux qu’avant, dans toutes les dimensions. Le monde devenait comme un atlas de toutes les vies, des humains aux vers de terre. La vie pulsait tout autour de lui, et il était maintenant capable de la percevoir. Dans cette nouvelle cartographie, les humains apparaissaient comme des nœuds complexes qui renvoyaient chacun des vibrations différentes.
Curieux, il tenta de percevoir les plus proches de lui. Il aperçut Djéfen, une présence solide, une aura rassurante ; Nin, mais Nin était loin, elle était occupée ailleurs. Il reconnut ensuite Olaia, une lueur intense, mais si petite : sa lumière s’était concentrée en un point de la taille d’une tête d’épingle. Il comprit que la vie d’Olaia touchait à sa fin.
Un peu triste, il se projeta plus loin. Il identifia mille individus autour de lui, dans le Horfoll, et dans la plaine, à des kilomètres. Jusqu’où réussirait-il à aller ? Il s’apprêtait à continuer, explorer au-delà quand une pensée le tira en arrière. Où se trouvait donc Yû’Chin ? Pourquoi ne l’avait-il pas vu près de lui ? Inquiet, il revint dans le Horfoll ; cette fois il décela une présence, cherchant à se dissimuler, noire dans le noir de la nuit. Cette ombre obscure englobait Yû’Chin, qui semblait transparent, en train de disparaître.
Arthen ouvrit les yeux ; son corps se tendit, s’électrifia d’un coup devant le tableau : Uzum était en train d’étrangler Yû’Chin !
Arthen hurla et se précipita en même temps sur l’agresseur, qu’il tenta de tirer en arrière. Uzum n’était pas lui-même, le garçon en était certain. Une autre présence se cachait derrière lui, un marionnettiste, qu’il percevait dans le lointain. Une aura lâche et répugnante, inhumaine, réalisa-t-il avec un mépris mêlé de terreur. Leur ravisseur, qu’il aurait reconnu entre mille.
— Aidez-moi, faites quelque chose ! cria Arthen à la cantonade, constatant que ses moyens ne suffiraient pas. Uzum, reviens à toi ! Uzum ! Uzum ! Lâche-le !
Arthen sentit ses forces se multiplier. Olaia, c’était Olaia qui lui prêtait main-forte ! Il ignorait comment elle s’y prenait, mais cela fonctionnait. Dans un ultime effort, il réussit à arracher les mains d’Uzum de la gorge de Yû’Chin. Bientôt, d’autres bras vinrent à la rescousse ; Uzum fut ceinturé par des adolescents que les cris du garçon avaient tirés de leur transe.
Yû’Chin, suffoquant, chercha à inspirer, toussa, se redressa, et s’agrippa à Arthen, qui lui massa le cou, paniqué à l’idée que l’autre lui avait peut-être écrasé la trachée de ses doigts puissants. Mais les inspirations précipitées du Yu’Chin lui indiquèrent que l’air passait ; il passait même de mieux en mieux. Rassuré, il l’enlaça puis murmura à son oreille :
— Ça va aller, c’est fini, tout va bien ! Il ne te fera plus de mal.
Pour s’en assurer, il tourna la tête vers la mêlée, et découvrit Uzum à terre, sans vie, les ados bras pendants autour de lui. Pas besoin de vérifier. Il était mort, il le percevait.
Autour de lui, des gens allumaient des bougies, éteintes après l’absorption de la potion. Le rite de passage avait été interrompu, peut-être trop tôt pour certains, mais on n’y pouvait plus rien. Des têtes hagardes se dressaient, cheveux ou poils en bataille, yeux dans le vague. On sentait un vent de panique enfler dans l’air nocturne.
La lumière dévoila qu’une autre personne ne se relevait pas. Olaia était tassée sur un coussin, petite forme immobile. À côté d’elle, Ellania venait de la découvrir. Elle poussa un long gémissement qui fit monter les larmes aux yeux d’Arthen. Il comprit qu’Olaia lui avait donné ses dernières forces afin de sauver Yû’Chin.
À côté de lui, Djéfen se redressait ; Arthen lui colla Yû’Chin dans les bras et se leva.
— Tout va bien, cria-t-il d’une voix sonore. Quelqu’un nous a attaqués, mais il est hors d’état de nuire, il n’y a plus de danger. Vous pouvez partir, rentrer chez vous, la cérémonie ne reprendra pas.
Les adolescents se levèrent plus ou moins vite ; des murmures choqués parcoururent la salle. On entendit des protestations, des cris. Sûrement, ils n’allaient pas se laisser dicter leur conduite par un étranger, un humain ! La plupart se taisaient néanmoins, l’esprit confus, encore sous l’effet du breuvage.
Ellania se redressa de toute sa taille et cria d’un ton suraigu, à la limite de l’hystérie :
— Taisez-vous ! Sortez ! Sortez tous.
L’injonction de la jeune maestra eut un effet immédiat. Une chape de silence tomba sur le Horfoll. Les jeunes alters se mirent à sortir en titubant, sur des jambes mal assurées. Ils se pressaient, comme poussés par les gémissements d’Ellania, qui emplissaient l’espace.
La grande salle se vida ; les enfants restèrent seuls, naufragés sur leur amas de coussins dans la pénombre désertée.
Arthen se tourna vers F’lyr Nin, qui venait de s’asseoir et clignait ses yeux orangés, découvrant la désolation.
— Ça va ? Tu as tout raté, expliqua-t-il en prenant la main qu’elle tendait, inquiète.
Il visualisa pour elle en quelques images ce qui s’était passé, s’émerveillant de la facilité de la chose. Son visage s’allongea, elle jeta ses bras autour du garçon :
— Il aurait pu t’enlever, je n’aurais rien vu !
— C’est pas le plus grave, il aurait pu te tuer aussi !
— Où est-il, cet ignoble individu ? cracha-t-elle.
Arthen sentit son esprit s’éloigner ; incapable de la retenir, il lui enjoignit la prudence. Elle le laissa sur place, mortellement inquiet, mais revint bientôt en fulminant et en déplorant qu’il ne reste rien, même pas la trace d’une présence. Elle se tourna vers Yû’Chin et le prit dans ses bras à son tour. Il tremblait, toujours sous le choc de l’attaque ; il se serra contre elle avec reconnaissance.
Arthen alla s’agenouiller à côté d’Ellania, qui pleurait maintenant silencieusement près du corps d’Olaia.
— Tu as vu ? Sans elle, je n’aurais pas pu sauver Yû’Chin. Elle a jeté ses dernières forces dans la bataille et elle a réussi.
— Je savais que le temps lui était compté, mais elle aurait pu rester encore des mois avec nous, se désola-t-elle.
— C’était à elle de décider, non ? Tu devrais être fier d’elle.
Elle renifla :
— Tu as raison… Oui, tu as raison. Elle a choisi de partir pour une bonne cause.
Elle se leva pour accueillir les adultes qui maintenant se précipitaient, inquiets, dans le Horfoll, et commença à expliquer ce qui s’était produit.
Arthen, lui, éprouvant subitement une fatigue intense, se rapprocha de ses compagnons ; il s’assit lourdement, les yeux fixés sur Uzum.
— Pourquoi faut-il qu’il soit mort ? Il n’y était pour rien dans nos histoires ! Il s’est juste retrouvé au milieu…
— Tout ça, c’est la faute de ce ravisseur d’enfants, de ce...de ce... ce rat, s’indigna F’lyr Nin. Il l’a utilisé, et puis s’est débarrassé de lui. Sa vie n’avait pas plus de valeur que la nôtre pour lui… Un jour je le tuerai, promit-elle, sérieuse, ses yeux plissés montrant sa résolution. Et si j’ai l’occasion de le pousser dans le vide, je n’hésiterai pas.
Arthen sentit la réalité s’effriter. Est-ce que tout ce qu’il avait expérimenté, ressenti ce soir était vraiment arrivé ? Est-ce que demain il se réveillerait comme avant, et constaterait que tout n’était qu’un rêve, suscité par la drogue ? Si c’en était un, alors rien n’était réel, il retrouverait à son vrai réveil la bonne figure ronde et plissée d’Olaia, non le cadavre d’Uzum !
Dans son demi-sommeil, tandis que son esprit épuisé commençait à décrocher, il crut entendre l’oiselle qui les interpellait :
— Eh, au fait, j’ai oublié de vous prévenir : j’ai réussi, ils sont en route !
En route ? Bah, ça aussi, ça devait être un rêve !