Les graviers crissèrent sous les pneus de la citadine. Aussi anodin que fût ce bruit, il fit remonter une foule de souvenirs dans l’esprit de Claire. Elle serra le frein à main en soupirant, envahie par la nostalgie.
Ce son faisait partie d’un ensemble qui avait pour elle une signification toute particulière. Celle des vacances. Et pas n'importe lesquelles, celles de son enfance, passées en famille dans la maison de campagne de sa grand-mère.
Ce qui la frappait le plus quand elle était enfant était surtout le chant des oiseaux, qu’elle se souvenait entendre dès à l’instant ou le moteur de la vieille Peugeot 405 de ses parents s’éteignait pour laisser place au silence de la campagne. Enfin, silence était peut-être un grand mot. Il régnait effectivement ici une certaine tranquillité comparée à la ville, mais les bruits de la nature étaient omniprésents et ils avaient toujours fasciné la petite fille qu’elle était à l’époque. Aujourd’hui, elle apprécierait sans doute moins d’être réveillée à cinq heures du matin par le chant strident de ces mêmes volatiles.
Mais quand bien même, elle était heureuse de venir passer quelques jours dans le cocon familial.
Elle eut une pensée pour sa grand-mère. Cela faisait à présent plusieurs années que son aïeule les avait quittés, et elle ressentait encore un certain vide quand elle venait ici. La mamie s’en était allée, mais pas sans leur laisser un paquet de bricoles entassées au grenier et surtout une multitude de souvenirs.
Elle y repensa avec tendresse. Elle adorait sa grand-mère et les souvenirs qui lui étaient associés. Les premières vacances après sa disparition avaient été terriblement difficiles tant le chagrin était encore présent. Toutefois, cette tristesse avait fini par faire place aux échos d’un passé heureux tandis que le deuil se faisait dans la famille.
Au cours des dernières années, la propriété avait changé de mains quand les parents de la jeune femme avaient hérité de la demeure familiale, et c’était à présent en leur rendant visite que Claire pouvait se remémorer cette époque joyeuse.
Elle klaxonna allégrement avant de descendre de voiture. Elle savait très bien que sa mère l’attendait déjà sur le pas de la porte, mais peu importait, il s’agissait là d’une tradition – enfin pour elle, pas sûr que le reste de sa famille fut du même avis.
La jeune femme ouvrit la portière et inspira la bonne odeur des conifères en écoutant le piaillement des oiseaux. Pas de doutes, elle était revenue. Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas posé le pied sur ces gravillons familiers, et rien n’avait changé. Les sensations étaient toujours les mêmes et l’emplissaient d’allégresse.
Une silhouette s’approcha sur le perron.
— Maman ! s’écria Claire, en se précipitant vers elle.
Eliza Manahau, la cinquantaine à peine entamée, ne semblait pas laisser le temps avoir de prise sur elle. Sportive et élancée, elle ne laissait jamais passer une occasion d’aller courir pour se maintenir en forme. Elle faisait la fierté de sa fille, mais cette hygiène de vie irréprochable rappelait aussi constamment à la jeune femme qu’elle était loin d’égaler le modèle maternel.
Eliza s’approcha avec un sourire pour prendre sa fille dans ses bras.
— Ma chérie ! Tu sais que ça rend ton père fou quand tu klaxonnes comme ça ?
— Oui, désolée…
La jeune femme s’écarta et regarda sa mère avec malice.
— Mais au fond, on sait toutes les deux qu’il adore ça.
Aussi loin qu’elle s’en souvienne, Claire avait toujours aimé taquiner son père. Dès le premier jour où elle avait obtenu son permis de conduire, elle avait entrepris de marteler l’avertisseur sonore pour prévenir tout le voisinage de son arrivée. Éric, son père, avait toujours trouvé cette pratique insupportable, mais avec les années il avait fini par entrer dans le petit jeu de sa fille. Il ne l’avouerait sûrement jamais, mais si elle arrêtait ses coups de klaxon, ils lui manqueraient à coup sûr.
— Où est Fifou ? demanda-t-elle en regardant aux alentours.
Sa mère n’eut pas le temps de répondre qu’une ombre jaillit des buissons pour se jeter sur Claire. Surprise par cet assaut soudain, la jeune femme tomba à la renverse et heurta les gravillons avec les fesses. Une langue râpeuse entreprit de lui nettoyer le visage. Elle éclata de rire en essayant de repousser le basset fauve de Bretagne. Le petit chien s’écarta pour la laisser se relever et aboya joyeusement en agitant énergiquement la queue.
— En voilà un qui est content de me voir, lança Claire avec un rire.
Elle se releva tant bien que mal, et s’agenouilla pour lui câliner la tête.
D’un naturel calme, l’animal n’en était pas moins vif et rapide. Quand il était question de montrer son affection, il savait se montrer énergique avec la brusquerie qui le caractérisait. C’était Claire qui avait choisi de l’offrir à ses parents, alors qu’ils traversaient une mauvaise passe deux ans auparavant. Son père avait toujours aimé cette race de chasseurs et gardait un souvenir ému du compagnon de son enfance. La jeune femme avait tout de suite fondu devant la bouille adorable du chiot, qui n’avait pas changé avec le temps. Arborant à présent une magnifique robe couleur froment doré, l’animal faisait le bonheur de ses parents tant son affection était grande.
— Je vais sortir ton sac de la voiture, décida Eliza. Va rejoindre ton père dans le séjour, il regarde le match.
Claire acquiesça. Il ne servait à rien de contredire sa mère en lui proposant de porter elle-même ses affaires, elle le savait. Et d’ailleurs, celle-ci étant plus sportive qu’elle, elle risquait moins de se blesser que sa fille — qui s’était encore coincé le dos, une semaine auparavant. À peine la trentaine et plus décrépie qu’à cinquante, pensa Claire en soupirant. Elle allait devoir se remettre sérieusement au sport, mais son nouvel emploi du temps ne lui en avait pas encore lassé l’occasion.
La jeune femme franchit le pas de la porte et retrouva les odeurs de son enfance. Bien sûr, ce n’était pas les mêmes plats préparés par sa mère, mais les senteurs d’épices et de cuisine lui rappelaient vraiment celles de sa grand-mère. Elle s’avança dans le vestibule et pénétra dans le salon. La décoration n’avait pas été refaite et elle y retrouva une chaleureuse familiarité. Du lambris tapissait les murs et un ancien lustre pendait au plafond. L’antique cheminée rustique était toujours là, et les solides meubles de chêne n’avaient pas bougé. L’immense table où elle avait participé à tant de repas de famille trônait toujours au centre de la pièce et l’ancien canapé défraichi était toujours à sa place, dans le fond. Une seule chose avait changé : l’immense écran plat qui siégeait dans un coin de la pièce. Son père avait accepté de déménager à la campagne pour sa santé, mais il n’était pas question de venir sans un écran digne de ce nom.
Éric Manahau leva la tête à l’approche de sa fille.
— Bonjour ma chérie ! lui lança-t-il avec un sourire. Je t’ai entendu arriver. Il va falloir un jour que tu grandisses un peu, continua-t-il sur un ton faussement courroucé.
Il faisait bien sûr référence aux coups de klaxon. Claire lui sourit en retour. Il avait beau essayer de faire semblant d’être contrarié, cela faisait des années qu’elle n’y croyait plus.
— Désolée Papa ! J’étais tellement contente d’arriver, je n’ai pas pu m’en empêcher ! Alors ce match ? demanda-t-elle en s’approchant pour l’embrasser.
— 67-7. Notre nouvel ailier fidjien vient encore de marquer un essai. Je ne la sens pas trop mal cette saison.
Claire sourit à nouveau. Si l’équipe favorite de son père gagnait le match, il serait de bonne humeur durant tout le week-end. Un bon match, un barbecue et sa famille étaient bien les seules choses qui pouvaient lui redonner le sourire dernièrement.
— Ton frère ne viendra pas ce week-end, continua-t-il avec une pointe de déception dans la voix. Son beau-frère a encore besoin de lui pour couler une dalle.
— Il passe plus de temps à bosser pour lui que pour son patron, regretta Claire avec un soupir. Mais il viendra le prochain, Papa, j’en suis sûre.
— Je l’espère, il doit venir m’aider à ranger le grenier.
— Tu vois, toi aussi tu l’exploites, pouffa Claire en lui déposant un baiser sur la joue.
— Il ne faudrait pas que seul son benêt de beau-frère soit le seul à en profiter, lui répondit son père avec un sourire.
— Je vais m’en occuper du grenier, si tu veux. J’aurai le temps, je ne reprends le travail que mardi prochain.
— Tu ferais ça pour ton vieux père, ma belle ? Ça fait des années qu’on repousse. Il serait vraiment temps de s’y mettre. Je ferais bien ça tout seul, mais…
Il s’interrompit et Claire vit dans ses yeux la même détresse qu’elle y voyait depuis deux ans.
— Ne t’en fais pas, enchaina-t-elle pour couper court à la conversation. Je suis là, je m’occupe de tout. Mais avant, on a un barbeuc qui nous attend !
Elle savait cette seule mention suffisante pour le ferait sortir de ses sombres pensées.
— Je reconnais bien là ma fille.
Le changement de sujet avait fonctionné, son père souriait à nouveau.
— Allons-y, continua-t-il. De toute façon, le match est plié. Tu veux bien m’aider ?
S’il y avait bien un moment redouté par Claire, c’était bien celui-ci. Elle se doutait de la raison qui poussait son frère à reporter aussi souvent ses visites, il avait toujours autant de mal à accepter la condition de leur paternel.
À côté du canapé, stationné dans un recoin sombre, attendait le fauteuil roulant de son père. Elle le rapprocha et aida celui qui avait toujours été là pour elle à s’y installer. Elle se remémora toutes ces fois où il l’avait soutenue dans les moments difficiles. Sa première chute de vélo, son premier genou égratigné à force de courir après son frère dans les graviers, sa première chute à scooter, où lui et sa mère avaient eu la peur de leur vie. Son premier accident de voiture. Ce souvenir lui rappela l’accident de son père. Leur accident ; son épouse était dans la voiture avec lui ce soir funeste, deux ans auparavant.
C’était un samedi soir comme les autres, une soirée banale, pour un week-end banal. Ils sortaient d’une agréable soirée entre amis, et Éric avait été prudent. Il n’avait pas dépassé les limites autorisées, qu’il s’agisse de la vitesse ou de l’alcool. Il n’avait jamais été le dernier quand il s’agissait de faire la fête, mais pas quand il était chargé de conduire sa femme ou ses enfants en lieu sûr. Et ce soir-là, comme beaucoup d’autres, il avait été raisonnable. Il avait refusé les – nombreux – derniers verres proposés par ses amis, bien moins raisonnables que lui. Et pourtant cela n’avait pas permis d’éviter le drame. À quelques kilomètres de là, quelqu’un avait été moins prudent et n’avait pas laissé seulement l’alcool lui embrumer l’esprit, mais aussi quelques drogues, pourtant réputées comme douces. Et au croisement d’une route très banale, d’un samedi soir très banal, cet autre fêtard avait percuté de plein fouet la voiture des parents de Claire. On n’avait jamais su s’il s’était assoupi un moment, ou si les sens trop embrouillés, il n’avait pas vu qu’il roulait en sens inverse, mais ce soir-là, il avait ôté l’usage ses jambes à Éric Manahau. Aucun procès n’avait jamais eu lieu – le chauffard était mort sur le coup –, mais la famille Manahau, et Claire la première, était restée avec un sentiment d’injustice. Son père, jeune quinquagénaire sportif et dynamique, s’était retrouvé fauché par la vie, brisé et démoralisé après un accident qu’il n’aurait jamais pu éviter. Les premiers mois après la révélation du diagnostic avaient été terribles. Éric n’acceptait pas l’inévitable. Il voulait se battre, retrouver l’usage de ses jambes, mais malheureusement, les séquelles étaient irréversibles.
De longs et douloureux mois d’acceptation avaient suivi et Éric avait finalement commencé à retrouver le sourire, grâce au soutien de sa famille. Par moment, une ombre de détresse passait encore dans son regard, et Claire craignait plus que tout qu’il resombre dans la dépression. Elle faisait donc tout son possible pour lui changer les idées et orienter la conversation dans une autre direction. Elle était douée pour ça, et son père lui en était reconnaissant. Mais dernièrement, depuis qu’elle avait trouvé un nouvel emploi, il lui était difficile de trouver du temps pour de rendre visite à ses parents. Elle craignait cet isolement qui risquait de faire plus de mal que de bien à son père, mais sa mère lui assurait qu’il reprenait du poil de la bête, revigoré par la magie du lieu qui semblait avoir le même effet sur tous les membres de la famille.
La jeune femme accompagna son père jusqu’à la cuisine, laquelle donnait sur une terrasse spacieuse, dallée et bordée de thuyas taillés. Ces petits conifères perpétuellement verts avaient une odeur particulière et agréable qui participait à l’afflux de souvenirs qui assaillait Claire chaque fois qu’elle venait ici. Mais c’était surtout la vue qui enchantait la jeune femme. Vers le centre de la terrasse, la haie s’arrêtait pour laisser place à quelques marches qui descendaient sur le jardin. Grâce à cet espace dégagé, on pouvait observer une vue magnifique sur les monts qui trônaient fièrement à l’horizon. La maison avait été conçue pour laisser cette surprise aux visiteurs qui ne s’attendaient pas à trouver une telle vue en arrivant dans l’allée de gravillons.
— Je te laisse gérer ? demanda Claire à son père, en sachant très bien que le barbecue était son domaine de prédilection.
— Si tu pouvais m’apporter juste les épices qui sont dans la cuisine, tu serais un ange, lui répondit-il avec un sourire.
La jeune femme s’exécuta et s’éclipsa pour laisser le chef œuvrer. Elle monta directement dans sa chambre, là où sa mère avait déposé ses affaires, bien décidée à passer quelques minutes sous la magnifique douche à l’italienne aménagée par ses parents quelques mois auparavant. C’était une petite entorse à la traditionnelle maison familiale dont elle se souvenait, mais les jets massants de la colonne ultramoderne l’avaient aussitôt convaincue des bienfaits de cette installation.
L’odeur des saucisses grillées monta aux narines de Claire quand elle redescendit dans la cuisine. Elle n’avait pas eu – ou plutôt pas pris – le temps de manger depuis son départ le matin même et elle commençait à se rendre compte que son estomac n’était pas vraiment d’accord avec cette décision. Comme toujours, son père avait eu raison d’insister pour s’occuper du grill, il en était vraiment le maitre incontesté. Depuis aussi loin qu’elle s’en souvienne, il avait toujours adoré ces rituels de préparation. S’occuper du charbon de bois, allumer le feu, assaisonner la viande, la mettre à griller, la retourner… Lui qui n’avait jamais été très doué en cuisine appréciait particulièrement de s’occuper des grillades, moment pendant lequel il avait l’impression d’être un grand chef. Il se faisait toujours une fierté de régaler ses convives. Bien qu’il ne l’ait jamais avoué, Claire l’avait toujours ressenti ainsi.
Le barbecue en pierre qui ornait la terrasse était aussi une de ses fiertés. Il l’avait monté avec Juju, le petit frère de Claire, durant l’été 1999. Le gamin s’était montré aussi fier que son père et les deux hommes de la famille avaient tenu à inaugurer leur chef-d’œuvre le soir même devant Claire, sa mère et leur grand-mère qui était encore de ce monde. Bien sûr, les choses ne s’étaient pas déroulées comme ils l’imaginaient et leurs premières grillades s’étaient très vite transformées en « brûlades ». Dépités, les deux apprentis cuistots avaient dû se rabattre sur le camion à pizza local. Depuis, le père de Claire s’était fait un devoir d’améliorer ses compétences en grillades, et elle devait bien avouer qu’il avait atteint cet objectif haut la main tant l’assaisonnement et les temps de cuisson n’avaient plus de secrets pour lui.
Claire rejoignit sa mère qui terminait de mettre la table et lui adressa un sourire.
— Alors le chef nous prépare sa spécialité ? Les saucisses cramées ?
Eliza étouffa un rire et se tourna vers son mari.
— Tu entends ce qu’ose dire ta fille ?
— J’ai entendu, mais je ne relèverai pas ce genre de provocations, répondit le père, concentré sur la cuisson de sa viande.
— Assieds-toi Claire, ça ne va pas tarder à être prêt, reprit sa mère en apportant une salade de tomates.
— Mmh, ça va être délicieux ! ne put s’empêcher d’ajouter Claire, en contradiction avec son attaque précédente.
— Ah, je vois qu’on revient sur sa position, entendit-elle son père par-dessus le bruit de la cuisson.
Claire laissa échapper un petit rire et se cala dans sa chaise. Il s’agissait d’une simple chaise de salon de jardin en plastique et pourtant, à cet instant elle lui semblait la plus confortable du monde. Mais après la semaine difficile qu’elle venait de passer, n’importe quel support, même un tapis de fakir, lui aurait paru confortable, pour peu qu’elle soit ici avec sa famille.
— Et alors ce nouveau boulot ? lui demanda sa mère, comme si elle venait de lire dans ses pensées.
— Épuisant, lui répondit la jeune femme. J’ai commencé il y a peine depuis un mois, pourtant j’ai l’impression que ça fait plusieurs années.
— C’est qu’ils ont confiance en tes capacités, s’ils te confient tant de travail, avança Eliza avec un ton maternel.
— Je sais, reprit Claire, et j’en suis très contente, mais je suis encore plus heureuse d’avoir quelques jours de repos avec vous ici, j’en avais vraiment besoin.
Éric arriva alors avec un plat de chipolatas et de merguez. Il avançait, une main sur la roue de son fauteuil et l’autre, le plat tenu en équilibre à la manière d’un serveur de grand restaurant. Avec Fifou qui tournait autour du fauteuil, l’opération paraissait d’autant plus compliquée.
— Attention, mesdames, la spécialité du chef !
Il déposa le plat au centre de la table et se tourna vers sa fille.
— Et cette histoire de prodiguer des soins gratuitement aux plus pauvres, c’est un coup de pub de ta boite ?
— Pas seulement, lui répondit Claire en servant sa mère. Bien sûr, ça permet de redorer l’image des laboratoires pharmaceutiques, mais j’ai l’impression qu’ils sont sincèrement convaincus du bien qu’ils peuvent apporter.
*
Près de deux mois auparavant, Claire avait postulé à une offre qui lui semblait pourtant inaccessible. L’expérience – d’un minimum de cinq ans dans le domaine pharmaceutique – et le niveau d’étude requis dépassaient grandement les siens, mais elle s’était dit qu’elle n’avait rien à perdre. Le poste paraissait tellement intéressant, sans parler de la rémunération.
Après quelques minutes de réflexion, elle avait envoyé un CV, ainsi qu’une lettre de motivation plus que motivée. À sa grande surprise, pas moins de deux semaines plus tard elle recevait un appel des ressources humaines de Pharmaceutical G.R. Un premier entretien via vidéoconférence avait été programmé, et elle avait commencé à travailler son argumentaire malgré le stress qui n’avait pas tardé à l’envahir. Finalement, l’entretien s’était passé dans la plus grande sérénité. Elle avait rencontré à un recruteur aimable et avenant qui ne lui avait posé aucune question piège ou embarrassante. Tout s’était déroulé bien mieux qu’elle n’aurait pu l’imaginer. Contre toute attente, elle avait rapidement reçu une convocation pour un véritable entretien, de visu, cette fois-ci.
La rencontre avait eu lieu dans les locaux flambants neufs du groupe, situés dans la toute nouvelle « zone d’activité » qui était sortie de terre à peine trois mois auparavant, à moins de cinq kilomètres de chez elle. Du pain béni pour la jeune femme qui voyait ici l’occasion de travailler au plus proche de son domicile.
Contrairement à l’entretien vidéo, l’arrivée dans les locaux de PGR s’était révélée bien plus intimidante. Le bâtiment faisait une dizaine d’étages, et elle était restée bien dix minutes devant ce géant de verre et d’acier, hésitant à pénétrer dans ses entrailles inquiétantes. Elle avait finalement surmonté cette crainte passagère, avant de s’engager dans le hall d’entrée. La lumière naturelle qui traversait les panneaux de verre offrait un spectacle déroutant et presque aveuglant. Elle avait levé la tête pour découvrir une hauteur de plafond à faire pâlir une cathédrale, et ainsi écrasée par l’immensité du lieu, elle s’était avancée timidement vers le guichet. L’acoustique lui avait fait craindre une résonnance à même de faire retentir ses pas dans tout le bâtiment, aussi s’était-elle adressée à l’accueil avec une voix si faible que la jeune femme derrière l’immense comptoir blanc avait dû la faire répéter. Elle s’était finalement éclairci la gorge pour s’annoncer d’une voix plus forte.
Tout compte fait, la résonance du lieu n’était pas aussi impressionnante qu’escomptée, et elle s’était sentie un peu bête d’avoir eu peur de déclencher une avalanche pour si peu.
Une femme qu’elle estimait avoir dans la quarantaine avait fini par se présenter peu de temsp après. Impeccablement apprêtée dans son tailleur de luxe sur mesure, madame Lemard dégageait une telle aura d’autorité ! Claire s’était sentie ridicule dans ses vêtements achetés en soldes – qui plus est, dans une boutique déjà bon marché. La femme avait toutefois arboré un sourire bienveillant en lui tendant la main, ce qui avait effacé toutes les appréhensions menaçant d’engloutir la jeune candidate quelques minutes auparavant.
— Je vous souhaite la bienvenue chez nous, mademoiselle Manahau, lui avait-elle lancé.
Claire avait tiqué sur ce choix de mots. Elle était là seulement pour un entretien, après tout. Et au vu du nombre de candidats qu’ils devaient recevoir pour un tel poste, elle se faisait peu d’illusions quant à l’issue de cette rencontre. Elle avait remercié madame Lemard avant de lui emboiter le pas en direction du cinquième étage où se trouvaient les ressources humaines. Plus tard, elle avait réalisé qu’il s’agissait de la directrice nationale des ressources humaines. Subtilité qui lui avait à ce moment-là échappé, lui permettant d’éviter une pression supplémentaire durant l’entretien.
Une fois installée en face du bureau de madame Lemard, Claire avait eu la surprise de se voir présenter un contrat et une multitude de documents à remplir ; de la fiche d’identité à la charte informatique, en passant par une imposante liasse de feuillets portant sur d’importantes clauses de confidentialité à parapher, dater et signer.
La surprise se lisant manifestement sur son visage, madame Lemard lui avait demandé si quelque chose clochait. Claire avait bredouillé une réponse indistincte avant de se rependre.
— Je m’excuse, mais je croyais venir pour un second entretien. J’ai pourtant bien relu le mail de votre assistante avant de venir, avait-elle hésité.
Elle s’était sentie à ce moment-là quelque peu honteuse de faire si mauvaise impression pour sa première rencontre avec son nouvel employeur.
— Oh ma chère, lui avait répondu la DRH, avec une familiarité qui étonnait encore Claire. C’est à moi de m’excuser. Mon assistante, Linda, n’a pas dû comprendre mes directives. Elle est un peu tête en l’air parfois.
— Ah… donc je suis ici pour mon premier jour ? avait hasardé Claire, encore confuse.
— Oui, oui tout à fait.
Un rire cristallin avait échappé à madame Lemard avant qu’elle ne reprenne.
— Ne vous inquiétez pas, je comprends votre confusion. Mais oui, vous êtes ici pour votre premier jour. Enfin, disons plutôt votre première matinée. Je comprends. Vous n’avez pas eu le temps de vous organiser pour une première journée de travail. Nous allons nous occuper des papiers et vous commencerez demain. Cela vous convient-il ?
Encore hésitante, Claire avait répondu par l’affirmative. Au fond d’elle-même, elle aurait aimé faire bonne impression en restant la journée entière, mais le contrat qu’elle avait sous les yeux avait fini de lui couper les jambes. Elle avait beau le relire, il y était inscrit en gras et de façon intelligible : « Contrat à Durée indéterminée ». Elle qui croyait avoir un second entretien pour un CDD de neuf mois, se voyait intronisée directement à un poste définitif sans passer par une étape qu’elle pensait essentielle. C’était comme se retrouver en finale sans passer par la demi-finale. Bien qu’elle pensât cette image à même de faire sourire son paternel, elle n’en était pas moins déstabilisée.
Le lendemain, elle avait commencé sa première journée en tant que gestionnaire des soins à but caritatifs. Son rôle était d’étudier les dossiers des nombreuses familles dans le besoin qui demandaient l’aide du groupe, afin de payer les soins de leurs enfants ou des membres de leurs familles. Beaucoup de demandes n’entrant pas dans le champ des prises en charge, un gigantesque travail de tri en amont devait être fait. C’était peut-être la partie la plus difficile de son nouvel emploi, car certaines familles étaient persuadées de se voir accorder une aide, mais la plupart des cas n’entraient pas dans les strictes conditions d’admissions définies par le conseil médical de Pharmaceutical G.R. La deuxième partie du travail était quant à elle bien plus gratifiante. Il s’agissait de contacter les familles retenues pour leur faire part de la bonne nouvelle, avant de s’occuper de toutes les formalités administratives. Claire aimait entendre la joie dans la voix des parents qui pensaient avoir enfin une chance de sauver leurs enfants. Elle avait l’impression de travailler pour une cause importante et c’était ce qui la rendait encore plus motivée à bien faire son travail. Mais en moins d’un mois, elle avait fini par se laisser déborder en faisant un maximum d’heures supplémentaires, dans le seul but de valider les dossiers des familles, le plus vite possible. La fatigue avait fatalement fini par la rattraper. Ce n’est qu’après le recrutement d’une seconde gestionnaire que madame Demy, sa responsable, lui avait proposé de prendre quelques jours de repos. Claire avait fini par accepter. Venir se ressourcer auprès de ses parents ne pouvait lui faire que le plus grand bien.
*
Claire sourit en croquant dans sa première chipolata. Oui, elle sentait déjà les bienfaits d’un week-end auprès de sa famille.
— D’ailleurs, reprit-elle, j’ai rencontré le président du groupe la semaine dernière. Il avait vraiment l’air d’être enthousiasmé par ce programme. C’est un jeune cadre qui vient d’hériter du poste de son père et il a l’air d’être vraiment à l’écoute et de vouloir agir pour le mieux.
En plus d’être beau gosse, ne put-elle s’empêcher de rajouter mentalement.
— C’est tant mieux s’il donne l’impression d’être tout ça, répondit son père, mais n’oublie pas, tous ces grands patrons n’en ont qu’après le fric.
— Et les femmes, ajouta Eliza avec un petit rire.
— Comme tous les hommes, Maman, enchaina Claire avant d’en rire elle aussi.
Éric regarda les deux femmes de sa vie et ne put s’empêcher de les accompagner dans leur hilarité communicative.