Tous avaient fini par aller se coucher, tardivement, non sans avoir passé une agréable soirée et profité de ce qui avait été un festin de grillades.
À son grand désarroi, Claire s’était réveillée peu avant huit heures. Elle qui aurait aimé faire la grasse matinée — comme elle avait encore la chance de le faire durant son adolescence –, mais le rythme de la vie active ne la laissait pas si facilement tranquille. Peut-être que les choses iront mieux dans quelques jours, se dit-elle. Le dernier jour sûrement, ajouta-t-elle en faisant la moue, et le suivant encore plus quand il faudra se lever tôt… Elle repoussa les draps en poussant un soupir résigné et se dirigea discrètement vers la cuisine après avoir enfilé une paire de chaussons lapins que sa mère lui gardait exprès pour sa venue. Elle aurait eu honte que quelqu’un la surprenne dans son appartement avec ça aux pieds, surtout s’il s’agissait d’un mec. Mais ici, c’était différent. Elle était venue pour se ressourcer et retrouver ses sensations d’enfance, alors des chaussons lapins, aussi ridicules soient-ils, collaient parfaitement à l’objectif du week-end.
Une fois dans la cuisine, elle dut faire face à l’assaut d’un Fifou trop heureux d’avoir de la compagnie. Elle caressa affectueusement l’animal avant de lui verser sa ration de croquettes matinales. Elle se prépara ensuite un petit déjeuner copieux, en tentant de faire le moins de bruit possible. Ses parents dormaient encore, elle ne voulait pas prendre le risque de les réveiller. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas pris le temps de se préparer un petit déjeuner digne de ce nom et elle comptait bien profiter de ce week-end pour y remédier. Chocolat chaud, tartines, elle n’allait pas lésiner sur les calories. En général, elle se contentait d’un café vite avalé ou d’un yaourt à la grecque tout aussi vite expédié, elle n’avait jamais le temps de profiter de ce repas, soi-disant si important. Là, la barre est bien placée, niveau écarts, songea-t-elle en contemplant son bol, ses tartines beurrées et le pot de confiture maison qui lui faisaient de l’œil. Elle haussa les épaules et trempa sa première tartine dans le chocolat, tout juste versé dans son bol. Jusqu’ici, elle avait réussi à garder son poids de forme, ce qui n’était pas une mince affaire pour une allergique au sport comme elle, mais il suffisait d’un repas en famille, ou pire, les fêtes, pour que sa balance lui indique la limite fatidique qu’elle s’était promis de ne plus jamais franchir. Mais pour ce week-end, elle avait décidé de laisser toutes ces restrictions derrière elle. Elle n’était pas là pour se prendre la tête et la diète attendrait bien son retour à une vie plus stressante. Deux ou trois jours à manger des légumes et les choses rentreraient bien dans l’ordre. Et si tu te bougeais pour brûler quelques calories supplémentaires, les choses iraient plus vite, lui souffla une petite voix dans sa tête. Et pour une fois, elle décida de l’écouter, enfin tout restait relatif, puisqu’elle avait décidé de s’occuper de trier les affaires du grenier. Bouger des cartons était en soi une activité relativement physique, mais le reste du tri avait peu de chances de la faire transpirer. Qu’à cela ne tienne, cette occupation serait son activité physique du week-end. Avec peut-être en bonus un peu de marche dans les verts pâturages, qui sait. Toutefois, Claire préférait ne pas trop présumer de son courage à venir.
Elle se dépêcha de débarrasser la table, puis grimpa – toujours en silence – à l’étage pour prendre une douche rapide, avant de s’attaquer à ce fameux tri repoussé depuis tant d’années.
Une fois la douche expédiée, Claire se retrouva dans le grenier poussiéreux, auquel elle accéda par un escalier qui se trouvait à proximité de sa chambre. Fort heureusement, il ne fallait pas grimper par une échelle de meunier, et elle qui souffrait d’un vertige prononcé n’en était que plus heureuse.
Le grenier avait été aménagé dans les combles de l’ancienne demeure et il était possible de s’y tenir debout, pour peu qu’on ne s’approche pas trop des extrémités du toit.
Un capharnaüm innommable se trouvait là. Durant sa vie, longue et bien remplie, la grand-mère de Claire avait stocké tout un tas de bricoles et d’objets en tout genre dans le grenier, et c’était sans compter tous ses biens que sa famille y avait remisé après son décès. Claire eut un moment de désespoir devant la tâche à accomplir et se demanda par quoi elle allait commencer. Elle en vint à se dire que si son frère repoussait toujours ses visites, c’était sûrement dû à la corvée qui l’attendait. Durant un instant, elle regretta presque d’avoir accepté de s’en charger, mais le souvenir de la gratitude éprouvée par son père lorsqu’elle avait accepté la motiva à se mettre au travail.
— Allez, c’est parti ! lança-t-elle à Fifou qui l’avait suivie jusque-là.
Ne sachant pas par où commencer, elle entreprit d’ouvrir le premier carton qui lui passa sous la main. Celui-ci contenait les jouets de son enfance, et c’est avec un sourire attendri qu’elle retrouva sa poupée Steffi et les Actions Men avec lesquels elle jouait les aventurières, mi-espionnes, mi-stars de la chanson. Elle reposa les jouets dans le carton et le mit de côté pour la brocante du village qui devait avoir lieu quelques semaines plus tard. L’idée d’abandonner ses amis d’enfance lui serra tout de même le cœur et elle repensa à Toy Story, son dessin animé préféré. Désolé Woody, pensa-t-elle, mais je vais devoir me séparer de mes anciens amis.
Le second carton, lui, ne fut pas aussi rapide à reposer. Il contenait en effet des dizaines de boites à photos que ses parents avaient fait développer au fil des années, mais qu’ils n’avaient jamais pris le temps de classer. Les albums vides devaient se trouver un peu plus loin dans la pile de cartons.
Cette plongée dans les années 90 poussa Claire à s’assoir sur le sol poussiéreux, aux côtés du petit chien qui, trop heureux de se voir présenter une telle opportunité, lui passa un coup de langue râpeuse sur la joue. Claire éclata de rire et déposa un baiser sur la tête poilue de l’animal, avant de se replonger dans le carton rempli de photos éditées à distance.
Cette pratique, quasiment disparue depuis l’avènement du tout numérique, avait fait le bonheur des photographes et des centres de développement photographique. Claire se souvenait des pellicules que sa mère envoyait par correspondance en choisissant de les recevoir en double pour les offrir à la famille. Elle se souvenait des boites en plastique blanc dans lesquelles les photos étaient stockées en attendant d’être rangées dans un album plus pratique, et des négatifs qu’elle s’amusait à regarder au travers de la lumière du jour. Toutes ces boites étaient encore là, à attendre qu’une bonne âme veuille bien les ouvrir pour classer ces souvenirs de vacances, de Noëls, ou d’anniversaires, préservés pour la postérité, mais oubliés au fond d’un grenier. La jeune femme se plongea dans les souvenirs que représentaient ces images, se remémorant pour certains les instants de bonheur d’une enfance insouciante, ainsi sauvegardée. Elle resta un long moment immergée dans le passé, oubliant pour un temps la tâche qui l’attendait. Elle ouvrit une dernière boite en se promettant que cette fois, elle se remettrait au boulot juste après, et tomba sur celle qui semblait contenir Noël 1998. Elle reconnut tout de suite le papier cadeau du gros paquet placé au pied du sapin. Il s’agissait du cadeau collectif qu’elle avait eu avec son frère. Il était accompagné de deux boites plus petites, mais tout aussi significatives. C’était l’année où, entrant dans la préadolescence, elle avait laissé tomber les jouets sur sa liste au père Noël (auquel elle ne croyait de toute façon plus depuis de nombreuses années, suite à une gaffe de son père), pour les choses sérieuses, comme elles les appelaient à l’époque. Sur la photo suivante, on la voyait, avec son frère, un immense sourire sur le visage, en train de déballer ce qui allait devenir l’un de leurs plus beaux cadeaux de Noël. Et c’est sur la quatrième photo (la troisième étant trop floue pour qu’on y décèle quelque chose) qu’elle aperçut enfin LE cadeau. La fameuse Nintendo 64 qui avait enchanté les deux gamins durant de nombreuses années après ce déballage enthousiaste. Les photos suivantes dévoilaient le contenu des deux petites boites accompagnant le gros paquet : les fameux Zelda et Mario 64 (le jeu du petit bonhomme rouge, comme l’appelait son petit frère à l’époque). Elle se rappelait encore leur joie enfantine et leur empressement à essayer la console, avec leur père qui se démenait pour débrancher le magnétoscope, en passant derrière le lourd meuble télé, tout en essayant de ne pas faire tomber l’imposant écran cathodique. Ce Noël avait été mémorable sur tous les points. D’ailleurs, la fameuse console, qu’elle avait laissée en partant faire ses études, devait, elle aussi, se trouver quelque part dans ce grenier. Ce nouvel objectif lui donna la motivation nécessaire pour refermer le carton à souvenirs et se mettre sérieusement au travail. Elle allait le refermer quand elle tomba sur une vieille photo en noir et blanc qui ne datait vraisemblablement pas de cette époque. Elle avait été rangée, semblait-il, par erreur, au milieu de ses souvenirs d’enfance. L’image représentait un couple bien habillé, à la mode des années 40, et accompagné de deux enfants au visage angélique et à la chevelure bouclée. La jeune femme se demanda si la petite fille de la photo n’était pas sa grand-mère, mais rien ne venait confirmer cette supposition. Elle glissa l’image dans la poche arrière de son jean en se relevant et décida de poser la question plus tard à sa mère. Le plus gros du travail l’attendait encore et elle avait assez perdu de temps comme ça. Elle repoussa “souvenir d’enfance” derrière elle, en prenant soin de le placer du côté opposé de “jouet à revendre”, et se remit à la tâche.
Plusieurs heures s’étaient écoulées quand elle entendit Eliza l’appeler depuis l’escalier.
— Ma chérie ? Tu es là ?
— Oui Maman, je m’occupe des cartons.
Claire se retourna, pour voir la tête de sa mère passer par l’entrebâillement de la porte.
— Ça fait longtemps que tu es là-haut ? Je croyais que tu dormais encore, lui demanda-t-elle.
— Je me suis levée tôt, je n’arrivais pas à dormir. Pourquoi ? Quelle heure est-il ?
— Presque midi. Je vais commencer à préparer le repas.
— Tu veux un coup de main ?
— Avec plaisir, tu n’es pas venue pour rester cloitrée, seule dans un grenier, lui répondit Eliza avec un sourire.
— C’est vrai, je voulais aider Papa, mais je n’ai pas vu le temps passer. J’arrive.
La jeune femme se détourna de son travail en cours. Elle n’avait pas encore retrouvé sa console et sa motivation restait intacte, mais elle y reviendrait plus tard. Elle avait le temps pour ça. Elle se dirigea vers l’escalier sans voir l’inscription à moitié effacée, écrite au vieux marqueur sur le carton qu’elle s’apprêtait à ouvrir :
1940 / 1955 Grand-Père Albert
Elle ne vit pas non plus le document qui en dépassait, comme tentant de s’extraire de ce vieux carton pour retrouver sa liberté. Avisé en allemand, il était siglé d’un funeste symbole de swastika...