« Makoo a l’âme colorée ». Ce furent les mots d’Ania. Habituellement, la colosse n’était pas douée pour les jolies phrases. Cette fois-ci pourtant, sa bouche pleine de gros mots dénicha les mots justes pour décrire cet artiste hors-pair.
Makoo, Ania et Léone. Voilà un trio qui fonctionnait comme sur des roulettes.
Ania était costaude. Disons, autant que la disette le permettait dans le Bas-Monde. D’une taille anormalement grande et dotée d’une carrure digne d’un bœuf, son soutien était fort apprécié par ses mousquetaires. Être épaulé par Ania dans une bagarre, c’était comme charger des fantassins à coup de cavalerie. Les frisettes courtes se dressant sauvagement au sommet de son front lui attribuaient un faux air candide, conforté par les tâches de rousseurs tapissant son nez. Son attitude puérile dénotait avec sa stature.
Néanmoins, valait mieux ne pas s’y tromper, Ania était une brute épaisse au caractère de feu.
Léone en fit d’ailleurs les frais à leur rencontre. Le moins qu’on puisse dire était que ces deux-là, étaient aussi butées l’une que l’autre. La rouquine prit Léone en grippe dès leur première entrevue et se mit en tête de soumettre cette gosse, de deux années sa cadette, qui osait soutenir son regard. Malgré les coups et les humiliations, Ania n’y parvint pas. Jamais elle n’aperçut une fichue goutte d’eau salée perlée au coin de son œil hostile. La colosse tenta bien de s’acharner sur sa proie, mais plus elle fut agressive, plus la rage incontrôlable de Léone déferla en retour. En dépit de son gabarit fluet, la gamine aux iris noirs manifestait un talent inouï pour le combat.
De sa défaite contre Léone, naquit chez Ania un profond respect. La brute n’était pas sans vouer une admiration secrète pour l’indomptable brune. Elle rangea donc son amour propre et revint vers elle plus humblement. Léone ne s’embarrassant jamais de rancœur inutile, elles étaient contre toute attente devenues amies. De vraies amies. Comme il en existait peu dans le Bas-Monde.
Ania lui présenta ensuite sa bande. Ils acceptèrent unanimement Léone, ainsi que Céleste sans cesse collée à ses baskets... Céleste.
Quant à Makoo, tout fut plus facile. Les personnes recueillant l’assentiment d’Ania, bon juge en nature humaine, étaient rares. Aussi, pour les affaires d’amitié, le garçon plaçait une entière confiance en sa partenaire. Plein de sagesse, il économisait aussi ses désaccords avec cette tête brûlée qu’il manœuvrait comme sa poche.
Léone apprit à connaître Makoo avec un soupçon de curiosité et d’admiration. L’agréable métis constituait un mystère à part entière. Une antithèse permanente. Ce talentueux touche-à-tout, se montrait aussi manuel que philosophe. Aussi bon lecteur que sportif. Aussi charismatique que timide. La douceur de son regard égalait en intensité, la froideur de sa violence. Perpétuellement équipé de ses coudières et genouillères de skateboard lui donnant des allures de gamin, il était incontestablement le plus mature d’entre tous. Le grand Rafiki de la troupe. Au fil des années, une synergie particulière naquit entre Léone et Makoo. Il existait entre eux un univers auquel nul autre n’avait accès, pas même Ania.
Leur première aventure à tous les trois resterait gravée dans les annales. Cet évènement, à lui tout seul, bâtit pour les années à venir une cohésion de groupe unique. Ce fut aussi là, que Makoo découvrit les aptitudes pour le vol et la bataille de la jolie brune. Il en était resté pantois et il fallait bien l’avouer, tout chose.
À l’époque, le garçon identifia la planque d’un groupe nettement plus âgé qu’eux se faisant appeler la « Bande à Ricker », Ricker étant le nom de l’hurluberlu aux cheveux longs leur servant de leader.
- Ces enfoirés ont fait passer un sale quart d’heure au P’tit Brice, expliqua Makoo en crachant son dégoût.
En effet, le P’tit Brice avait traversé une ruelle au mauvais endroit, au mauvais moment. Malheureusement, il n’avait rien eu à voler sur lui. Déçus d’avoir fait chou blanc, Ricker et ses acolytes avaient passé leur frustration sur le gosse. Le P’tit Brice, sept ans, était revenu dans un état déplorable se réfugier dans les pattes de Makoo, lequel avait patiemment recousu l’enfant. Pour l’annulaire gauche du petit, par contre, c’en était fini. Les os avaient été brisés en autant de morceaux que possible, de sorte que le gamin dut faire une croix sur l’usage de son doigt.
La Bande à Ricker avait néanmoins ignoré un élément clef : le P’tit Brice était l’un des protégés de Makoo. Or, le voisinage savait que ce métis veillait au grain sur son Cercle. Déjà très jeunes, Mak’ et Ania s’étaient bâti une sale réputation. Ils avaient tabassé à mort un adulte, une histoire sombre. Bref, les ragots allant à bon train, on se méfiait de ces deux ados comme de la peste. Ricker aurait certainement épargné le P’tit Brice, s’il avait su.
C’en était suivie une excursion vengeresse dans le fief de Ricker. La première d’une longue série qui permit à ce groupuscule d’adolescents de subvenir à leurs besoins.
Le lendemain de l’agression du P’tit Brice, Makoo, Ania et Léone se planquèrent à proximité de la cache de Ricker. La rue menant à sa baraque pourrie avait été volontairement obstruée par les gravas d’une bicoque voisine (il était de bon ton de dissimuler l’accès à sa résidence ici-bas). L’adresse de Ricker avait malgré tout fuité et Mak’ n’en n’avait pas perdu une miette.
Sur le toit de la maison mitoyenne, les mousquetaires attendirent leur heure.
- Le gros d’la bande vient d’partir. Il reste encore deux connards à l’intérieur. Plus prudent d’attendre que ça s’vide complétement, suggéra Makoo.
Ces trois-là se savaient jeunes et leurs musculatures d’adolescents ne rivalisaient pas encore avec celles des adultes. Mieux valait ruser avant de cambrioler. Pourtant Léone, du haut de ses douze ans, en eut ras-le-bol d’attendre. Ses doigts blancs saisirent un long tuyau de plomberie abandonné au sol puis elle se glissa à pas de velours, tel un chat en chasse, à proximité de l’entrée. Si dans le Bas-Monde les gens s’enfermaient systématiquement à double tour, la serrure ne résista pas au savoir-faire de cette gamine voleuse. Léone entra en trombe et bénéficiant de l’effet de surprise, frappa fort dans son élan les boîtes crâniennes avec la ferraille. Juste au bon endroit. Les impacts furent puissants. L’un des crânes émit un craquement sale. Les deux types s’effondrèrent au sol. La farouche gamine jaugea les corps. L’un semblait vivant ; un doute persistait quant au second.
Lorsque Makoo et Ania débarquèrent à sa suite, le garçon demeura incrédule. Une fois remis de la surprise, tandis que Léone retournait déjà les tiroirs pour remplir son sac, il adressa une œillade en tendue à Ania. À l’aide de son sourire carnassier, sans un mot, la rouquine lui répondit : « Tu vois, elle casse des briques ! ». Depuis, le métis tombait en pâmoison devant le talent de Léone à chaque fois qu’il la voyait à l’œuvre.
Leur méfait accompli, Makoo et Ania abandonnèrent une note à l’attention de Ricker, afin que le type sache d’où venait ce coup vengeur - une erreur dont ils paieraient le prix deux ans plus tard.
Sur le chemin du retour, bras dessus bras dessous, un somptueux butin sur le dos, le trio savoura sa victoire. Ania imita le bris de boites crâniennes avec sa bouche au rythme d’un beatbox endiablé. Léone l’observa en se marrant. Makoo guetta le rire de la jolie brune, du coin de l’œil. Insouciants et désinvoltes, les mousquetaires progressèrent le long des rues poussiéreuses et grisâtres de leur Secteur. Le bitume émietté et les vilains câbles électriques tendus comme des fils à linge au-dessus de leurs têtes, n’émoussaient ni leur joie, ni leur entrain. Dans ce décor morose où la nature avait tiré sa révérence, l’émulsion de ces adolescents portait la vie.
Brusquement, ils croisèrent un phénomène rare dans les cités du Bas-Monde.
Un animal sauvage.
Le petit être arborant un pelage roux flamboyant se mouvait entre les montagnes de détritus, afin de dénicher comme eux, de quoi subvenir à ses besoins les plus élémentaires. Ses mouvements empreints de grâce donnèrent l’impression que ses coussinets touchaient à peine le sol, comme s’il trottait un centimètre au-dessus.
Sans se concerter, les mousquetaires plongèrent furtivement dans l’ombre d’un bidon, pour l’épier. Ils ne prononcèrent pas le moindre mot, de peur que la bête s’affole et les fuit. Sous couvert d’une complicité spontanée et silencieuse, Makoo, Ania et Léone restèrent immobiles pour contempler ce spectacle insolite… Un renard.
Lorsque le mammifère eut fini sa besogne et quitta leur visu, la bouche d’Ania se remit en route :
- Mortecouille ! C’est la première fois que j’vois une bête comme ça ! Bordel, il était beau. C’était quoi ?
- Un Renard, renseigna le métis qui jouissait d’un savoir peu commun.
De retour dans l’immeuble désaffecté abritant le groupuscule réuni par Makoo, porteur de nourriture pour survivre près d’un mois, le trio relata cette rencontre inopinée avec tant de ferveur que le reste de la bande se forgea une image surréaliste de l’animal. Dans l’imaginaire du P’tit Brice, la bête posséda vite un pelage de feu et la capacité de voler dans le ciel ! Les plus jeunes leur demandèrent de répéter sans arrêt l’histoire de cette rencontre exceptionnelle avec un renard, à la sortie du casse chez la Bande à Ricker.
Ainsi cet animal mystique – ou pas si mystique que ça - devint progressivement un symbole sacré pour la troupe, puis leur Emblème. Celui de l’union avec Léone et Céleste, celui de la vengeance pour quiconque agressait l’un d’entre eux, celui de la bonne étoile qui leur permit de manger à leur faim après une longue pénurie. Ania plus personnellement, décréta que croiser un renard était un signe de bon augure et, eu égard à son caractère enflammé et sa susceptibilité, personne n’osa la contredire.
Lorsque les « Renards », comme ils se désignaient désormais eux-mêmes, menaient des expéditions fructueuses, le butin profitait dans une parfaite égalité aux membres de leur communauté. Telle était la règle. L’une des nombreuses lois qu’ils s’imposaient et qui faisaient d’eux un Cercle soudé, dans lequel chacun puisait sa force et son courage.
Makoo et Ania étaient sans conteste les leaders de leur bande de fanfarons. Léone était le loup solitaire qu’ils renoncèrent à dompter. Le métis ne cessait de mettre en avant sa vivacité d’esprit et surtout son incomparable instinct. Ania et lui la considéraient comme un atout indispensable à leur Cercle et Léone savait qu’elle et Céleste, seraient isolées sans les Renards.
Avec Lisa la Fouine, Gregory le Magicien, les Jumeaux et le P’tit Brice, ils étaient tous dotés de talents complémentaires. Lisa était douée pour se fondre dans la masse et laisser traîner une oreille, si bien qu’elle glanait toujours une information juteuse. Or ici-bas, un renseignement pouvait se monnayer son pesant de vivres. Quant à Gregory, ses doigts de fée associés à sa malice, lui permettaient de dépouiller sa proie en conversant innocemment avec elle. Le talent de ce pickpocket hors pair faisait également de lui, un merveilleux magicien qui amusait la galerie. Les Jumeaux eux, ravissaient leur quotidien en regorgeant d’ingéniosité pour bricoler des meubles, des lits, un repas comestible avec des restes… Et que dire du P’tit Brice, le plus jeune de la bande, surtout doué pour se chamailler avec Céleste.
Sur cette Terre plongée dans le chaos, l’Homme était devenu un terrible prédateur pour les siens. L’espérance de vie y était cruellement faible. Accorder sa confiance était dangereux. Vivre seul l’était encore plus, surtout lorsqu’on est jeune et que l’on se trouve être une cible facile. Il devenait vital de tenir son « Cercle ». Dans les citées grises, rares étaient les enfants qui grandissaient aux côtés de leurs parents, plus rare encore étaient ceux qui ne les voyaient pas succomber à la violence. Chacun des Renards n’avaient soit jamais connu leurs parents, soit essuyé leur perte au fil des années. Comme beaucoup, ils étaient livrés à eux-mêmes et leur foyer était progressivement devenu ce qu’ils nommaient le « Terrier », en écho au repère de l’animal au pelage flamboyant.
En grandissant, ces gamins s’étaient soudés pour faire face aux dangers du Bas-Monde. Et contre toute attente, ils étaient devenus un redoutable Cercle.
Si Léone n’en disait jamais rien, elle sut identifier le moment précis de sa vie où elle substitua les Renards à sa famille biologique et traça une croix sur ses origines. Ce fut le jour où son ami le plus cher la rebaptisa.
En réalité, le nom qui lui avait été donné à la naissance était celui d’un homme : « Léon ».
Ce fut une parole de ce garçon, en apparence anodine, qui bouscula son identité et grava sa mémoire :
- C’est chelou « Léon » pour une fille. Alors pour nous, ce sera « Léone ». D’accord ? lâcha simplement Makoo.
Ania acquiesça, la jolie brune aussi et « Léone » devint son nom. Elle-même se prénommait et se présentait ainsi dorénavant, car elle tenait sans conteste plus à ses Renards, qu’à un foutu père fuyard dont elle avait hérité du prénom.
Seule Céleste l’appelait encore « Léon ».