J’avais 16 ans. La fin de l’année était proche et le temps se faisait doux. Mais je n’étais plus capable de regarder le soleil. Après de trop nombreux drames familiaux causant des absences à répétition, j’étais retourné dans le bâtiment froid qui abritait la vie du lycée. J’étais seul ; personne ne m’attendait là-bas. Je passais mes journées à jouer à cache-cache, silencieux au fond de la classe. J’avais les réponses aux questions des professeurs. Je ne les donnais pas. Discret, honteux, j’étais un étranger, un inconnu, une erreur dans le paysage scolaire.
J’avais toujours été un élève à la discipline irréprochable. Si je ne pouvais pas avoir des résultats excellents, je m’étais fait un point d’honneur à ne pas suivre l’exemple de mes camarades qui rataient aisément un cours de français pour aller jouer au babyfoot. Mais la raison de cet honneur devint floue face aux cours de sports où il était facile aux autres de me jeter des insultes loin des oreilles des professeurs quand je courrai sur le terrain. Les casques et la musique pour les masquer étaient interdits, et je ne pouvais pas fermer les yeux pour oublier leurs rires et leurs grimaces. Alors, la fierté de l’élève modèle s’est brisée. En une suite logique de mes journées, je me suis caché du gymnase et de ma classe cruelle.
Il était interdit aux élèves de traîner dans les couloirs et il leur était interdit d’utiliser leur téléphone dans l’enceinte de l’établissement. Deux règles supplémentaires que je rompais d’un pas lourd. Trouvant après quelques minutes de déambulation perdue un renfoncement qui me cachait du monde, je m’assis à terre et je fus si statique que la lumière elle-même cessa de me remarquer. Je me retrouvais ainsi dans la pénombre la plus complète, planqué dans un trou de couloir sans aucune fenêtre. Je restai immobile. J’écoutais au-dehors les sons des élèves, marchant, parlant, riant. L’écho qui me revenait au cœur était tant à l’opposé de ce que je vivais qu’il me brûla. Pour échapper à la douleur, je mis mon casque pour m’enfuir, toujours un peu plus loin. Très vite, Mc Solaar enveloppa la pénombre avec un beat marqué et un ton amer. RMI, que je ne connaissais alors que très peu, se grava dans mon crâne.
J’écoutais d’ordinaire du metal pour sa violence que l’on pouvait assimiler à de la colère. Quand les chanteurs hurlaient, j’avais l’impression qu’avec eux sortait tout ce qui restait enfermé en moi. Mais en vérité, le metal n’a qu’assez peu à apporter à la fureur. Il est beaucoup trop mélodieux, trop puissant, trop démonstratif, pour ressembler à l’émotion que je ressentais en ce moment, caché dans un bâtiment sous vide. Et le rap s’en rapprochait bien plus. Sa basse lente et forte faisait écho à la véritable colère lancinante et secrète qui faisait trembler mes doigts sur le téléphone.
« Que se passe-t-il ? Rien, c’est personnel ! Une douleur éternelle que je ne partageais qu’avec le ciel ! ». Dans mon amertume, j’avais regretté que l’on n’étudie pas ce genre de texte durant les cours de français. Les couplets mélangeaient la recherche savante des mots et la simplicité évidente de son message. Une qualité de poème qui me faisait aimer depuis l’enfance les chansons de Brassens. Mais la comparaison s’arrêtait ici. Avec Mc Solaar, la mélodie était cachée dans un ton de rancune contre le monde entier. Pas d’espoir, pas de conciliation, comme si son objectif était de tout briser en quelques phrases bien choisies. Et moi, en réponse à son talent, je jetai mon téléphone sur mon sac aussi hargneusement que je pouvais sans me faire remarquer par la lumière. Il avait réussi à me rendre jaloux.
La musique boucla dans mon casque durant les deux heures manquées. Ma cachette était bonne : personne ne m’avait trouvé. Et à force de l’entendre, je pouvais récupérer quelques mots, chanter sur ses paroles comme si je savais rapper. Avec moins d’artifice que les power chord d’une chanson de Bullet for My Valentine, ma rancœur se révélait plus vraie à moi-même dans l’obscurité, se mélangeant à l’injustice, la tristesse et la solitude face aux problèmes que je n’avais pas choisis.
« Et la musique ? Moi j’l’aime ! Ils veulent l’emprisonner ! Imagine Cupidon lançant des flèches qui sont empoisonnées ! » Je pensais à mes parents, ma mère qui détestait le rap qu’elle voyait comme beaucoup d’autres comme une sous-musique de sauvage sans intérêt. Puis en serrant le poing me vint l’image de mon conservatoire carcéral et vétuste qui ne tolérait rien d’autre que la musique classique. « C’est un espace de liberté… Qu’on place dans un coin ! Des clous, des clones de Claude, des clowns, des clans de nains de jardin ! » Même si je ne savais pas ce qu’était le RMI, remplacé depuis un moment par RSA, la chanson ne pouvait que me parler. Car même les musiques que je préférais et qui me faisaient le plus de bien, j’étais obligé de les masquer au monde sous peine d’être jugé plus sévèrement que n’importe qui d’autre.
Avec la fin de mon adolescence, ma passion pour le rap qui m’avait tant guidé jusque-là s’évapora quelque peu. Certains peuvent y voir comme un effet de génération, une réflexion qui me traversa l’esprit quand j’appris bien des années plus tard que mon père m’avait caché son amour identique au mien pour Mc Solaar et ses jeunes années qui lui avait fait enregistrer avec des amis à lui des morceaux de hip-hop sous le nom du « rap des margoulins. ». Néanmoins, plus qu’une question d’âge, je pense que mon rapport plus distant au rap s’est fait avec mes émotions. J’écoutais RMI avec la haine, désormais elle me rappelle avec plus d’apaisement une période où il fallait me cacher pour être malheureux.