Il n’était pas l’heure du dîner, car il n’y a pas vraiment d’heure du dîner chez moi, mais ma mère venait de poser un plat sur la table, autour duquel se trouvaient mes parents et ma sœur. Mon frère était presque là.
On allait manger, mais je dis à ma mère que je n’avais pas faim. Je n’ai jamais faim quand il faut manger en famille. Je sortis du salon en entendant ma mère rappeler aux autres membres de ma famille à quel point je détestais les repas ensemble. Elle avait raison. Sans précisément savoir ce qu’ils étaient, j’avais conscience de mes changements. Ils n’avaient pas été soudains, mais assez nombreux pour que mes proches ne les remarquent. Ce à quoi j’étais sujet est de l’ordre de la transformation plutôt que du changement. Les gens autour de moi identifiaient ces changements comme négatifs, et je ne comprenais pas pourquoi. Changement, transformation… Ce qui m’effraie, c'est de ne pas évoluer ou de devenir un inconnu, même à mes yeux. Celui que j’étais ne faisait pas de vagues, n’avais jamais d’opinion et suivait parfaitement le chemin qu’on avait tracé pour lui. J’ai mis du temps à intégrer qu’il existe une infinité de manières d’être heureux. Mais j’étais comme entouré d’autant de personnes convaincues qu’il n’en existait qu’une. Personne n’était comme moi, j’avais peur de devenir vraiment fou.
“T’es la personne la moins folle que je connaisse.”
Je ne peux pas être fou si je me dis que je le suis, non ? Les personnes folles sont comme les idiots : elles le sont car elles ne savent pas qu’elles le sont.
Ciel orange et violet : le soleil se couchait. C’était stressant et effrayant d’être à un carrefour décisif de ma vie. Je savais que certains choix détermineraient le métier que j’allais avoir, si je me marierai ou non, avec qui, l’endroit où je vivrai, et encore tout pleins d’éléments dont je n’ai pas conscience. Je savais que c’était dans tous les cas impossible d’arrêter la machine, même si elle était en surchauffe.
Est-ce que j’aurais accepté d’entrer dans cette vie si j’avais eu le choix ?
J'enfilai une tenue de sport. Le soleil avait presque fini de se coucher, mais aucune lumière n'était allumée. Je veux courir et lever les yeux, être fier d’être Moi. Un frisson de déception, que j’ignorai. J’enfilai mes chaussures :
- Je vais courir !
Courir me donne le contrôle. Je peux choisir où je vais, à quelle vitesse, quand je m'arrête. Je décide même quand je veux lâcher prise. Personne ne me parle, je ne réponds à aucun appel. C’est souvent la nuit que je cours, donc je n’aurais de toute façon pas grand monde à qui parler. La nuit, je peux courir sur la route parce qu’il n’y a presque pas de voitures. Quand je croise certaines personnes, je me dis que j’ai de la chance d’être en train de courir, et d’être un garçon à ce moment-là. Je ne sais pas si c’est à cause du vent ou si je profite de cette excuse pour pleurer. Je sais que j’en ai le droit, mais mon corps n’a pas appris à le faire, donc j’utilise ce que je peux pour faire sortir les émotions. Ça m'arrive d’être presque en sprint quand je suis perdu dans des pensées fortes, puis ma respiration me rappelle à la réalité si mes muscles ne le font pas. J’aime comment tout est flou autour quand je vais aussi vite. Le seul élément stable, c’est moi. Mes pensées partent un peu dans tous les sens d’habitude, alors le fait d’être à bout de forces m’oblige à sélectionner, pour ne pas être encore plus crevé. C’est des pensées diffuses ou obsessionnelles, je ne sais pas trop de quoi ça dépend. Je peux ne rien écouter de ce qu’une personne me dit alors qu’on était plongés dans une conversation intime; penser à faire l’amour quand je parle à mon père, ou le contraire. Je ne contrôle pas ces pensées, elles viennent toutes seules. Parfois elles sont chiantes, mais d’autres fois elles prennent de belles voies. Celles qui fanent s'en vont d’elles mêmes quand je cours, et les plus importantes restent.
Je viens de découvrir ta plume, et je trouve ça très intéressant !
Ton texte a soulevé quelques questions. Que s'est-il passé dans cette famille pour qu'il n'aime plus manger avec eux ? Et pourquoi son frère était "presque" là ? Ou bien, est-ce l'adolescence, qui apporte tous ces changements ? Ou autre chose ?
Ton texte s'articule en deux temps, un pour le dîner, un pour la course. Durant la deuxième moitié, j'ai eu l'impression de totalement comprendre le personnage : c'est très bien !
J'ai bien aimé le concept de "pensées qui fanent", à la fin. Une belle métaphore ! Et aussi le coucher de soleil : j'ai eu l'impression que ce n'était pas réel, juste ?
Et je ne pense pas qu'il soit fou... Simplement, il ne maîtrise pas les changements, donc devient étranger à lui-même.
À ce propos, d'ailleurs : "La seule chose qui m’effraie est de ne pas évoluer, de devenir un inconnu, même à mes yeux." Cette phrase semble manquer de sens. Il faut évoluer pour devenir un inconnu, non ? Donc ce qui l'effraie, c'est d'évoluer ou pas ?
Enfin voilà, j'espère que ça t'aura été utile ;-)
Avant tout merci pour ce commentaire et ces retours !
Le personnage principal de cette histoire n'est autre que moi-même, il s'agit de textes biographiques. Il (je peu importe) n'aime plus manger avec eux car il se sent étranger à sa famille, donc évite tous les repas en famille.
Le frère est presque là car il est dans la maison, mais sa présence est comme celle d'un fantôme : on sait qu'il est là mais on ne le voit jamais.
Le coucher de soleil est tout à fait réel, c'est juste comme ça que je le décris.
Je prends en compte ton retour sur la phrase : "La seule chose qui m’effraie est de ne pas évoluer, de devenir un inconnu, même à mes yeux.". Je la modifierai.
Merci beaucoup ! J'espère que la suite te plaira ;)