Se réveiller avant l'aube pour se faire bouffer

Par Brook

Je déteste quand le réveil sonne avant l’aube. On m’arrache de mon sommeil, et je dois obliger mon corps à s’arracher du lit. Je dois lutter contre mes paupières et mon corps lourds pour déjà m’extraire du nuage. J’y ai plusieurs fois été tellement confortablement enfoncé que je n’ai pas entendu sonner mon réveil, ce qui ne m’a pas fait culpabiliser d’avoir raté deux heures de travail : j’ai bien préféré dormir. Malheureusement, je ne peux pas me permettre de le faire trop souvent, alors j’ai dû me lever. La sensation de dérèglement des lève-tôt est la même que celle des couche-tard, mais l’une est plus chiante que l’autre.

Sur le quai de la gare, je peine à rester droit. Si les jobs étudiants sont parfois pénibles, il est nécessaire pour moi d’y passer. Mais je me suis fait la promesse que ça ne durerait pas trop longtemps. Je veux avoir envie de me réveiller avant l’aube. La majorité des personnes que je croise dans le train quand le soleil se lève sont dans le même cas que moi, mais j’ai une longueur d’avance. Je trouve ça injuste que je puisse encore avoir beaucoup de choix, et eux, moins. Les années : c’est pourtant ce que j’ai en moins, entre autres. 

Quelques jours par semaine, je distribuais le journal devant les bouches de métro. Quand j’arrive, le livreur a déjà déposé les paquets dans un chariot, que je n’ai plus qu’à déballer. C’est un boulot que j’avais d’abord trouvé absurde. Je pensais inutile de donner un journal à des gens qui le froisseraient dans leur sac ou le jetteraient à la poubelle sans même lire la une. Les quelques lecteurs assidus venaient à moi avec un sourire sincère, le genre de sourires qu’on capterait sous un masque. Tous les autres refusaient d’un pincement de lèvres ou m’ignoraient tout simplement. L’indifférence des parisiens, j’ai vite fini par m’y habituer, jusqu’à ce que je devienne à mon tour indifférent. Ça rend fou d’essayer de convaincre autant de personnes qui n’écoutent pas. J’ai de la peine pour les mendiants. Je m’efforce de rendre les “bonjour!” et les “merci” le plus honnêtement possible, je n’ai pas envie de perdre mon humanité. J’essaie de recevoir, de donner, mais c’est difficile dans ce flot continu de personnes : des vagues humaines comme on en voit dans les films de zombies. Trop de bruits de pas, de voix (étrange, car presque personne ne s’adressait la parole). Toujours plus de nouveaux visages. Impossible de cerner une identité.

Une seule personne semble nager à contre-courant. Elle est immobile, et c’est la foule qui se fend à sa rencontre. Une main ballante, dans l’autre une cigarette. Elle ne quitte pas la bouche de métro de ses yeux assombris par les réveils avant l’aube, par peur de se faire engloutir. 

 

- J’ai pas envie d’y aller, soupira-t-elle.

Elle ne m’avait pas adressé ces mots directement. 

- Tu travailles dans quoi ?

- En enfer. Je sais que je suis pas à plaindre, mais j’ai vraiment envie de pleurer quand j’suis..

 

Elle me sourit, quoi qu’elle n’a pas l’air heureuse du tout. Je lui rends le même sourire, pourtant, je ne suis pas heureux non plus. On ne s'échange pas des sourires joyeux, mais de soutien. J’aurais voulu la prendre dans mes bras avant qu’elle ne se fasse bouffer par la bouche de métro. Elle a à peine eu le temps de respirer, juste le temps d’une clope.  

 

 

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
coeurfracassé
Posté le 31/08/2024
Recoucou !
J'ai de la chance, je suis une lève-tôt... Donc j'ai rarement l'impression d'être dans un nuage :-)
Ton texte m'a un peu fait pensé à "métro, boulot, dodo"... Mais tu dépeints aussi ce qui sort de l'ordinaire, et c'est ça qui est intéressant.
Je me demande ce que deviendra cette fille... Ou, déjà ce qui est cette fille. Mais je pense que c'est une bonne idée de garder le mystère.
J'ai pensé à un truc plus technique en lisant ton texte : ce n'est ni un système de temps au passé, ni au présent. Et, d'habitude, ça me fait bizarre, mais là, pas. On aurait presque dit que tu nous racontes cette histoire à l'oral, sans vraiment faire attention aux temps. Alors si tu veux quelque chose de plus classique, tu pourrais retoucher de ce côté, mais ce qui est assez incroyable, c'est que ça va aussi très bien comme ça !
Détail :
mon corps lourds --> mon corps lourd
Bonne soirée 🍀
Brook
Posté le 01/09/2024
Hello, encore merci pour ce retour ;) J’ai volontairement décidé d’utiliser un langage plutôt « parlé » car c’est un événement de ma vie que je raconte là, je voulais donc que ça paraisse le plus naturel possible. Je prends note de la faute de frappe.

À bientôt !
Vous lisez