Sables Mouvants

Par saoT

Io ne regarde rien, elle pense à sa mère, et à toutes celles de sa lignée avant elle. Son regard est rivé vers le ciel, sa pupille se contracte pour repousser la lumière qui l’éclaire, mais qui ne l'atteint pas. Elle ne voit plus. En suivant une pensée, elle semble avoir basculé dans le puits de sa mémoire, rompant toute connexion avec son enveloppe, spectatrice muette et appesantie du passé. Le sien, presque vivant et palpable, et celui aux contours insaisissables de la tradition orale, une rumeur, une poussière échouée que la houle du temps, dans son affront contre la masse insondable de l'existence, épargne et ressasse. Ni le bruit des vagues, ni le picotement du sable mêlé aux cristaux de sel de sa propre transpiration, ni les paroles inquiètes qui se bousculent autour d’elle ne l’atteignent. Elle aperçoit des visages qu’elle n’a jamais connu et se demande si elle les imagine ou si ils sont venus l'accueillir. Si elle les rencontre réellement. Aujourd'hui.

 

Io n’était pas que son nom, c’était aussi le nom de la planète qu’elle avait arpentée toute sa vie. Et puis c’était surtout son héritage, le nom de sa mère, et toutes celles de sa lignée avant elle. Une lignée ininterrompue de femmes, toutes parties de ses rivages avant qu’elle ne puisse les rencontrer, chaque génération chassant la précédente. Comme sa mère et toutes celles de sa lignée avant elle, elle n’avait jamais connu ses parents. Elle avait été élevée dans le temple d’Io par une Gardienne. Non pas comme un être vivant doté de volonté, mais comme une chose, un objet sacré. Perçue par certains comme la relique d'un folklore surrané, hissée par d'autres au rang de talisman suprème. Prônée par les anciens comme la seule et unique protectrice d'une civilisation vouée à s'éteindre en son absence. Comme sa mère et toutes celles de sa lignée avant elle, en grandissant elle n’avait pas voulu de cet héritage tissé de croyances absurdes, et s’était fait la promesse de ne jamais léguer à un autre enfant cette destinée.

 

Et puis elle l’avait rencontré, Lui, elle l’avait aimé, elle avait senti ses seins et son ventre devenir lourd et plein. De cette sensation n'était né ni désespoir, ni tristesse. À peine une once de peur dissimulée par une joie écrasante. Une joie qui avait gonflé son coeur bien plus encore que sa matrice et y avait ravivé une foi ternie mais jamais tout à fait éteinte. Cette croyance aveugle en sa destinée, chose immatérielle, était à présent plus vivante en elle que tout ce dont elle avait pu être le temoin. Comme son père et tout ceux de sa lignée avant elle, Lui était parti aussi mystérieusement qu’il était apparu, au fond d’une mer plate, sous un ciel limpide et sans nuages. Elle l'avait pleuré, mais c’était ainsi et elle s'était résigné, fervante disciple de sa propre religion, à continuer seule ce chemin qui lui promettait de rejoindre un jour les siens. Les esprits des disparus, les Hupias.

 

Son ventre lui paraissait devenir aussi grand que l’astre qui brûlait sa peau alors que ses journées s’agglutinaient entre elles pour n’en former qu’une seule. Un mécanisme huilé et confortable. Le spasme répété d’une machine qui va bientôt s’éteindre. Des étirements, une collation froide, une douche fraîche et une promenade laborieuse vers les Rivages Infinis. L’incommensurable masse de son corps à l’aspect céleste sortant alors de l’inertie caractéristique de sa condition. Il n'etait pas mu par sa musculature bien trop faible pour déplacer la montagne qu'elle était devenue. Il était mu par son esprit. L'espoir de trouver la mer au bout des sables et de s’y immerger entière. Le besoin brûlant de retrouver la légéreté de l'être seul, vide, inhabité et insouciant. L'envie de se délester peut-être un peu d'elle-même aussi et de disparaître un instant dans ces eaux opaques.

 

Le temple qui l'avait vu grandir était la batisse la plus éloignée des Rivages, il surplombait fièrement la ville et ses dunes à la bordure de la jungle d'Iris. Il n'avait pas la moindre particularité architecturale qui pouvait le distinguer des autres constructions de la Ville Infinie. C'était un édifice humble, bas, à peine surélevé sur quelques pilotis aussi maigres que les pattes des insectes alourdis par leurs carapaces. Comme les autres, ses murs et son toit plat étaient recouverts d'un enduit blanc et minéral, une chaux calcaire, poreuse. Ce glaçage épais dissimulait toutes les arêtes de la structure cubique, lui prodiguant une douceur quasiment organique. La seule distinction de l'édifice en était l'emplacement. Les bâtiments de la ville étaient cantonnés aux Rivages. Les tâches blanches, mates, se superposant au blanc étincelant, presque nacré, du sable de ses dunes. Le temple, lui, découpait sa silhouette impeccable sur les teintes vives et irisées des plantes opulentes, une apparition immaculée, l'unique intrusion remarquable sur la toile autrement vierge de la jungle. Iris, la luxuriante, donnait l'impression d'un dédale sans fin. Elle était le théâtre des mythes de cette civilisation sans âge à l'histoire fuyante. Une histoire éveillée ponctuellement par la manifestation éphémère des ondes et souffles libérés par la parole, avant de s'épuiser et de retourner sommeiller dans une mémoire collective défaillante. Les habitants d'Io avaient choisi il y a longtemps la forêt pour y enfermer leurs prières, leurs doutes et leurs peurs, loin des tâches quotidiennes de la vie. Ils les murmuraient aux oreilles de leurs enfants, y semaient les notions élémentaires de devoirs et d'interdits sous forme de contes dans l'espoir de voir se développer dans leurs têtes une moralité exemplaire, le gouvernail indispensable à la réussite d'une vie satisfaisante et respectable. C'était en réalité une forêt bien peu profonde pour de si grandes ambitions. Elle reposait telle une couronne, abondante, certes, mais mesurable, au pieds des crânes chauves des Gibaos, des colosses de roches pures, une chaîne de montagnes nues, relayées à l'horizon par la naissance d'un ciel aussi blanc et laiteux que la mer qui en était le miroir parfait. Leurs sommets aux teintes ternes et sombres, mêlant les ocres et l'onyx, contrastaient avec la fôret flamboyante dans laquelle se trouvaient les seules ressources vivantes non immergées de la planète. L'interdiction d'influer sur l'ordre naturel des choses de ce sanctuaire, ni d'y introduire le moindre outil, en rendait les récoltes rares et fastidieuses. Chaque feuille, chaque baie, chaque racines issus de cette bande saturée se vendaient en ville à des prix exhorbitants. Les habitants leur attribuaient toutes sortes de bienfaits. Les chimistes en faisaient des poudres dont ils étudiaient les propriétés dans leurs laboratoires. Les sorcières remplissaient leurs étagères de leurs huiles, et les mélangeaient radinement à une graisse quelconque pour préparer des onguents et élixirs. Quant aux vieux, ils avaient tous, cachés au fond de leur placards, des extraits précieux qui leur permettaient de concocter, pour se guérir, un de ces remèdes dont eux seuls avaient encore le secret.

 

Ce matin Io avait ressentit une urgence plus grande que d'habitude à retrouver le vide. Les dunes semblant des obstacles infranchissables. Sa peau d'un noir profond presque bleuté, avait pris des nuances violines sur ses joues et ses mollets qui ressemblaient aux Manitis, ces êtres de l'eau gigantesques et boursouflés. Arrivée au bas de la dernière dune, elle avait pu sentir l'air souffler sur ses membres endoloris, l'air encore gorgé de la bruine iodée, dérobée à l'écume toute proche. Elle n'aurait malheureusement plus le plaisir d'être frôlée par sa mousse effervescente et collante. Sa fille était venu la rejoindre à cet endroit, à quelques mètres des vagues, un petit bout de chair, de tendons, d’os, animé de tressauts chaotiques, l’esprit endormi. Pas encore tout à fait éveillée. Pas encore tout à fait là. Inconsciente de passer les seules minutes que la vie lui offrait avec sa mère.

 

Io avait d'abord embrassé son petit front ridé et imprégné des effluves douces et acres de son sang, avant de basculer sa tête en arrière, berçant ce petit corps tremblant contre la chaleur de son sein. La gardienne et les anciens s'empressaient autour d’elle. Des linges, de l’eau, des huiles, des amulettes, et des chants dont certains étranglés de sanglots, accompagnaient sa contemplation du ciel. C'est à ce moment que ses yeux s'étaient tournés en elle-même. 

 

Alors qu'elle rattrape maintenant la pensée fugitive, elle se trouve déçue qu'elle ne contienne qu'un simple constat faisant l'écho rebondissant de son propre vide, simultanément question, réponse, évidence. "C'est fini". Elle la chasse aussitôt afin de rencontrer enfin ses ancêtres et converser avec les siens, dans l’attente que son corps s’éteigne. Elle pourrait contempler le regret de ne pas avoir senti une dernière fois les vagues engloutir ses pieds. C'est une préoccupation du vivant pour lequel elle ne porte plus vraiment d'intérêt. Elle la balaye de son esprit. Tout avait été bon. Tout avait été comme il est entendu. 

 

Une secousse de douleur soudaine l’arrache aux limbes et la replace dans son corps, dans ses muscles et dans un nouvel effort. Elle sent son bassin se contracter de nouveau avec incompréhension. Elle cherche au bout de la main posée sur son front, le bras, l’épaule, le menton, les lèvres déformées, les narines palpitantes et enfin les yeux de Cemi, sa Gardienne. Espérant y trouver une réponse, retrouver l'apaisement de ce qui a sa place, de ce qui est sensé, de ce qui est entendu. Au début elle ne reconnaît pas les deux billes noires et désertées. Celles qui avaient veillé sur ses moindres gestes étaient désormais métamorphosées et évidées par son deuil prématuré. Des larmes abondantes les avaient cerclées de rouge et rendues luisantes. La peau de ses paupières s'était plissée, cendrée des mêmes cristaux de sel laissés par la transpiration sur le front d'Io. Accueillir la tristesse demande du courage, c'est un effort coûteux, souvent mesurable à la transpiration des yeux. Mais Io ne renonce pas, les billes s'effondrent sous son regard, laissant deux trous béants, des cavernes volcaniques dans lesquelles elle s'engouffre, paniquée, à la recherche du regard de Cemi. La descente lui paraît éternelle, elle était morte il y a encore quelques secondes et voilà que le temps s'étend, comme l'élastique d'une fronde qui redéploie la durée tirée de sa vie au-délà de son attache. Les deux regards se rencontrent enfin, deux reflets symmétriques incapables de compléter une image, chargés de doutes, dénués de sens. Les paupières de Cemi sont écarquillées en proie à la même stupeur que la sienne. Les cavernes sont devenues de minuscules petites îles qui semblent se faire engloutir par une mer rougeâtre. Cemi, sa boussole, si érudite, si sage, elle non plus ne comprend pas. Un nouvel être inattendu semble prendre à son tour le chemin de l'avenir. Ça n'est pas entendu. Un pleur déchire leur errance, ça n'est pas entendu mais c'est ainsi. Un des bras qu'Io avait gardé recroquevillé sur le petit corps blottit contre son sein se tend d'un mouvement sec. Sa main crochue, comme en proie à un spasme, s'anime d'une puissance soudaine et agrippe l'air plusieurs fois sans parvenir à saisir quoi que ce soit. Enfin la pulpe de ses doigts frôle la peau fine, froissée, aussi fragile que de la soie. Le crochet se transforme aussitôt en une caresse enveloppante qui accompagne les mains tremblantes de Cemi. Un nouveau petit bout de chair est déposé soigneusement aux côtés de sa soeur. Elle embrasse son front ridé et imprégné des effluves douces et acres de son sang. C'est un petit garçon.

 

Aucun signe d'apocalypse, les vagues continuent leurs messes basses sous le ciel blanc et crémeux, le monde est intact. Elle n'en comprend pas la signification. Elle sait que tout va changer désormais, que cette pluralité en guise d'unité va faire trembler les êtres et leur histoire. Elle hésite à se construire une logique nouvelle, une structure rassurante, un raisonnement pour soutenir cette fracture de son système de pensée, avant qu'il ne s'écroule et anéantisse tout ce en quoi elle avait toujours cru. Mais comme elle se sent partir, elle préfère plutôt inspirer lentement, profondément, l'air contaminé de l'odeur enivrante de ces deux êtres miraculeux, de leur singularité. Au milieu de l'inconnu qui se dessine au delà d'elle, une vérité unique se dresse. Un pilier. Alors qu'elle se sent les quitter, elle part heureuse. Ils ne seront jamais seuls.

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Liné
Posté le 19/06/2023
Enchantée !

Quel beau texte... J'aime beaucoup l'univers que tu proposes et surtout ta plume : toute légère et fluide, qui procède par allusions très parlantes. Je ne sais pas si tu as retouché ton texte depuis les premiers commentaires, mais je n'ai eu aucun mal avec la longueur des phrases ni avec l'accouchement. Au contraire, j'ai trouvé que les allusions restaient poétiques, et que c'était une très belle manière de décrire (... moi qui me suis déjà essayé à écrire des accouchements, avec des images mais aussi un cadrage plus réaliste : tout un exercice !)

A bientôt !
Liame Xerwake
Posté le 05/06/2022
Bien écrit j’aime beaucoup le style très poétique, ça donne envie de lire la suite et d’en savoir plus sur l’univers.
Il est dans ma pile à lire pour pouvoir lire la suite sans trop chercher
À bientôt
Maric
Posté le 26/05/2022
Hello,
Très beau chapitre, poétique, qui pose ton univers.
J'ai eu du mal à comprendre au début et j'ai suivi la mélodie des phrases et ça s'est éclairé. Néanmoins, je pense qu'il faudrait diviser certaines phrase pour une meilleure compréhension, mais ce n'est que mon avis.
Je n'ai pas vu venir l'accouchement, je l'ai compris quand j'ai lu "sa fille", mais c'est dans la logique de ton texte.
J'aurai plaisir à lire la suite.
A bientôt
Feydra
Posté le 22/05/2022
J'ai beaucoup aimé ce texte. Tu mets en place un monde intéressant et riche. J'ai parfois eu du mal à suivre les pensées de ton héroïne tant elles sont uniques en leur genre. Mais tu as su trouver les mots pour les exprimer. Cela donne envie de lire ce qui va se passer ensuite.
saoT
Posté le 23/05/2022
Merci infiniment pour ta lecture : c’est la première fois que je partage un écrit et tu es la toute première personne à m’avoir jamais fait un retour. Ça fait énormément plaisir et j’espère que ça me permettra d’en améliorer la qualité.

Quelles parties t’ont été difficile à suivre ? Je pensais peut-être retravailler un peu le passage où elle cherche le regard de sa Gardienne. Mais n’hésite pas à me dire si d’autres passages gagneraient à être retravaillés pour plus de lisibilité.
Feydra
Posté le 23/05/2022
C'était un plaisir de lire ton texte.

Tes phrases sont très belles, mais sur la longueur du texte elles sont du coup difficiles à comprendre du fait de leur complexité. Il faut peut-être découper certaines longues phrases en plusieurs phrases plus courtes.

Et il y a aussi ce passage : "Comme sa mère et toutes celles de sa lignée avant elle, en grandissant elle n’avait pas voulu de cet héritage tissé de croyances absurdes" : j'ai compris que sa mère (et toutes les femmes de sa lignée) n'avait pas voulu de cet héritage, à cause de "comme". Est-ce bien ce que tu as voulu dire ?

Enfin, il faut peut-être clarifier le moment de l'accouchement : j'ai mis un moment à comprendre qu'elle avait accouché.

En espérant que cela te sera utile.

J'ai hâte de lire la suite, tu as commencé à créer un univers qui a l'air fascinant.
saoT
Posté le 24/05/2022
Merci, en effet je vais essayer de retravailler la structure des phrases longues pour les raccourcir. Mon compagnon m'a fait la même remarque alors c'est un signe.

Oui pour ses ancêtres, je voulais sous-entendre que toutes avaient eu un moment de rebellion où elles n'avaient pas voulu de ce destin mais qu'elles avaient toutes fini par l'accepter. Je vais essayer de trouver une tournure plus évidente.

Merci beaucoup pour ces retours c'est super utile. Je jette un coup d'oeil sur tes publications dès que j'ai un moment. J'ai l'impression que tu évolues dans les univers fantastiques aussi et c'est ma came !

Feydra
Posté le 24/05/2022
Ravie d'avoir pu aider !
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