SAGESSE
Au cours de ma vie dite active, j’étais un vrai moulin à vent, ayant l’impression de toujours brasser de l’air. J’effectuais mille tâches en même temps, certaines restant inachevées. Ainsi, un goût amer de journée stérile, me gâchait la vie. Au moment de me coucher, envahie par un sentiment d’insatisfaction, je me promettais invariablement de toujours faire plus, le lendemain.
Au niveau relationnel, que ce soit avec mes proches ou dans mon travail de soignante, je ressentais un besoin presque vital, de m’occuper de l’autre, peut-être pour mieux m’oublier. Si quelqu’un cherchait une oreille attentive, ou de bons conseils, je répondais présente. Je prenais à cœur mon rôle naturel de soutien pour qui en avait besoin. Etrangement, je craignais souvent d’avoir mal mené cette mission, alors qu’en réalité, c’est moi que je malmenais. Je m’endormais avec un sentiment de culpabilité, et me réveillais avec une certaine anticipation anxieuse de la journée qui commençait.
Mon hyperactivité, l’insatisfaction et la fatigue, ont eu raison de moi et m’ont enfermée dans cette camisole de peur qui vous empêche d’avancer. La peur qu’on me demande quelque chose, alors que je ne me sentais plus disponible pour quoi que ce soit. La peur d’oublier des éléments importants, que j’oubliais effectivement, ma mémoire n’ayant retenu que la peur de l’oubli. La peur de ne plus pouvoir réfléchir. Tout cela témoignait finalement de ma peur d’un épuisement, devenu visible aux yeux de tous, moi qui ne voulais surtout pas montrer mes faiblesses.
Mon mari, bien plus angoissé que moi, ne m’aidait pas beaucoup. En présence d’une personne stressée, ne commencez surtout pas une phrase par « j’ai bien peur que… ». Habituellement, lorsque vous exprimez cette crainte à voix haute, c’est pour vous aider à la dépasser, ou pour que l’autre vous rassure. Mais si lui-même est angoissé, il va se saisir de votre peur pour l’amplifier, la rendre plus réelle et plus terrifiante encore.
Partant de ce constat, je me suis décidée à demander de l’aide. Je ne sais pourquoi, j’ai d’abord consulté des analystes exerçant des prises en charge non conventionnelles, dites alternatives. Sans résultat, et même plus en souffrance, j’ai fini par prendre conscience de la nécessité impérative d’une psychothérapie. J’ai vu de nombreux psychologues, pratiquant des thérapies diverses et variées. Chaque fois, je prenais conscience de nouvelles difficultés, réalisais tout le travail à faire et m’en désespérais. Au fil des séances, je me sentais comme obligée de faire croire à un mieux, pour ne pas me confronter à cette incapacité à m’en sortir. Sans quoi le thérapeute, serait devenu le témoin de mon échec. Je finissais donc par vanter mes supposés progrès spectaculaires, et je remerciais le psychologue de sa thérapie si bénéfique.
Finalement, la peur d’être jugée m’a empêchée de travailler sur mes peurs. Mon frère disait souvent ; « qui craint de souffrir, souffre déjà de ce qu’il craint ». Tel un leitmotiv auquel je m’accrochais désespérément comme à une bouée, je me répétais intérieurement cette phrase. Mais, ni Montaigne, ni mon frère, ne m’ont dit comment faire pour ne plus craindre. Je ne faisais qu’aggraver mes craintes. Effectivement, plus nous voulons chasser des pensées, plus celles-ci viennent nous hanter. Incapable de me débarrasser de ma crainte, j’ai glissé cette mise en garde au fond du carton des « il faut ». Les « il faut » et les « je dois » ou toute autre bonne résolution que je prenais à chaque nouvel an, ont remplis de nombreux cartons. Ceux-ci occupaient tant de place, que je les rangeais dans les archives de ma mémoire, pour finir dans les oubliettes de mon inconscient.
Lasse de me battre contre mon moulin à vent, je me suis confiée à ma grand-mère d’adoption. C’était une femme de 90 ans, d’une grande gentillesse et d’une grande sagesse, ce qui lui permettait d’aller à l’essentiel. Elle ne parlait pas beaucoup, mais ses paroles étaient percutantes et toujours empreintes de bienveillance. Elle ne parlait pas non plus très fort, mais suffisamment à qui prête une oreille attentive à ses remarques pertinentes. Elle était aussi un peu sourde, ce qui me convenait parfois. En effet, quand j’avais honte de certaines de mes actions, je lui en parlais tout de même, mais à voix basse en espérant secrètement qu’elle n’ait pas tout entendu. Elle écoutait pourtant sans porter de jugement. Non, elle n’était pas de ceux qui vous font taire parce qu’ils sont persuadés de vivre des situations pires. Elle ne minimisait pas non plus le problème. Elle ne cherchait pas à rassurer trop vite en disant que tout allait s’arranger. Elle me racontait des histoires douloureuses, vécues par elle, ou par des connaissances, et en analysait le dénouement pour en tirer une leçon. Pour elle, vieillir ce n’est pas se transformer en mémorial poussiéreux que l’on visite une fois par an. « Bien vieillir se prépare pendant des années » me disait-elle. Elle a su entretenir son corps et son esprit, en évitant le plus possible la frustration. Mais surtout, elle veillait à préserver des relations, avec la famille, avec les amis. Si en vieillissant vous ne supportez plus le bruit que font vos petits ou arrière-petits-enfants, et ne voulez plus les accueillir, un jour ce sont eux qui ne viendront plus vous voir.
Si la sagesse était personnifiée, ma grand-mère d’adoption en serait pour moi, l’incarnation parfaite. Elle ne me critiquait pas, ni ne prononçait d’injonctions de réussite. Elle m’écoutait avec indulgence, et nous recherchions ensemble les différentes façons d’appréhender les tracas du quotidien. Elle a traversé comme tout être humain, des moments très douloureux, d’échecs et de deuils. Cependant, elle s’habituait avec le temps, à faire face et à surmonter ses difficultés et ses peines, sans les nier, ni les amplifier. Elle avait appris à tomber, et à se relever plus forte encore. C’est ainsi qu’elle disait avoir trouver le chemin de la résilience et de la sérénité. Peut-être était-il aussi celui qui mène au bonheur ? Elle savait prendre ses responsabilités, au lieu d’incriminer l’époque ou les autres, ou je ne sais quel mauvais sort. Elle pouvait mesurer et assumer les conséquences de ses actes, et en tirer les leçons nécessaires. Malheureusement, dans notre société, on ne nous apprend pas à valoriser nos échecs pour en faire un tremplin. On nous pousse à la culpabilité.
Ma grand-mère d’adoption savait aussi reconnaitre ses limites et dire non. Non aux autres, avec sympathie mais avec conviction et sans regret. Non à elle-même, quand elle réalisait que ses orientations n’étaient ni bénéfiques ni pérennes. « Assurément, notre pire ennemi peut se cacher en nous » me faisait-elle remarquer. Il se peut que dans certaines situations, nous réfléchissions trop, au lieu de laisser notre cœur s’exprimer. Ou au contraire, que nous agissions de façon trop impulsive, poussés par les débordements de la vie. Nous finissons, alors par changer brutalement de direction nous sentant coupable d’avoir agi ainsi. Nous avons appris à apprivoiser et à utiliser les éléments naturels pour notre bien-être, mais nous ne cherchons pas à le faire avec nous-même. Je n’ai jamais entendu ma grand-mère d’adoption donner des solutions généralistes ou conclure de façon hâtive. Elle me disait, avec un sourire malicieux, qu’en prenant de l’âge, elle avait peut-être besoin de lunettes pour voir de près, mais, qu’avec son cœur, elle voyait bien mieux que quiconque. Elle faisait référence au Petit Prince de Saint Exupéry que nous relisions régulièrement ensemble. Elle se comparait à un aigle qui prend de la hauteur pour analyser la situation dans sa globalité, tout en ayant la possibilité d’en étudier les moindres détails.
Maintenant, je suis toujours très active, même si je ne fais plus partie de la population dite « en activité ». Avec le temps, je me suis enrichie de l’expérience de mes semblables, et de la mienne. Je suis sortie grandie de mes différentes thérapies qui, aujourd’hui, j’en conviens, m’ont beaucoup aidée. Mon mentor a disparu, mais pas complètement. Ma grand-mère adoptive m’a transmis son œil aiguisé d’aigle, pour voir tout ce qu’il y a de beau dans ce monde. Sa philosophie de vie m’est toujours utile. Il me semble, que quelque chose d’elle est encore vivant, toujours présent et encourageant. La sagesse, cet important concept mobilisateur, peut sembler utopique, mais deviendra, pour moi aussi, un idéal à approcher pour me sentir en paix. Comme elle, j’ai analysé les raisons de mes erreurs pour mieux les comprendre et les éviter. Je fais chaque chose en son temps, et j’essaie de faire toujours mieux, et non plus. En quelque sorte, la chrysalide du moulin à vent, a accouché d’une magnifique éolienne. Elle fournit l’énergie nécessaire, en utilisant les ressources existantes, sans risque d’épuisement. Contente d’avoir fait de mon mieux, au moment d’aller me coucher, je remercie la vie avec le sourire. Je m’endors aussi sereinement que je me réveille le matin. Je reste disponible pour garder mes petits-enfants, écouter mes proches, rendre service, mais uniquement quand je le peux. Si je ne m’en sens pas capable, je me propose pour un autre moment. Faisant les choses avec plaisir, mes relations en sont beaucoup plus saines. Bien sûr, il y a toujours des personnes qui ne voient que leur intérêt, sans écouter vos limites. Avec ceux-là, j’apprends à dire et à répéter d’une voix ferme : « non, mais dès que ce sera possible pour moi, avec plaisir ». Je ne prodigue plus de conseil, car au fil des années j’ai remplacé les « il faut » par des « j’ai envie de ». Au début ce n’était pas facile. Quand on a toujours vécu dans l’abnégation, on ne sait plus ce que l’on veut réellement. Il m’arrive encore de douter. Si la déconstruction est longue, la reconstruction l’est plus encore. Il est tellement difficile de savoir ce qui est bon pour soi, que je ne m’aventure plus à dire ce qui est bon pour les autres. Reconnaissant mes limites, les respectant, je me suis libérée de nombreux facteurs anxiogènes, puisque je ne fais que ce dont je me sens capable. On vieillit comme on entretien une bibliothèque. Si on ne l’enrichit pas de nouveaux ouvrages, elle finit par n’intéresser personne, et par dépérir. En revanche, si on en fait l’inventaire régulièrement, en remplaçant les poussiéreux ouvrages par de plus récents, cette vieille bibliothèque continuera de vivre et susciter de l’intérêt. Dans cette optique, j’ai œuvré dans différentes associations, où j’ai fait la connaissance de personnes intéressantes. La bénévole que j’étais, en a tiré un bénéfice bien plus important qu’avec n’importe quel travail rémunéré.
De jeunes amies que j’y ai rencontrées, viennent me chercher quand elles sont libres le week-end. Nous allons marcher en forêt, dans un parc, ou le long d’une rivière. Elles me renseignent sur les nouveautés technologiques, et me tiennent au courant de l’actualité musicale ou cinématographique. Elles se confient beaucoup, et je trouve qu’elles ne se débrouillent pas si mal pour se sortir de situations difficiles. Elles m’appellent « Mamour ». Je réalise alors, que la vie ne cesse de vous offrir de beaux cadeaux, et qu’il suffit de s’en saisir. Merci à ma grand-mère adoptive de m’avoir montré le chemin de la sagesse.
Je trouve que c'est très intéressant ce début, je vais me pencher sur la suite sous peu.
En tout cas, je trouve le début très doux et très sage. Surtout adorable. Faut pas que je traîne à poursuivra !
Très bonnes lectures ici ou ailleurs.
Il y a beaucoup de douceur, de finesse et de lucidité dans votre texte, certes compact, mais riche en émotions. Votre témoignage sincère, parfois bouleversant nous fait réfléchir sur ce qu’est véritablement le don de soi (pourquoi donner ? Par quels moyens et où poser les limites ?).
Personnellement, j’aurais aimé avoir une grand-mère comme la vôtre ;-)
À bientôt de vous lire,
J'aurai aimé gagner du temps et réfléchir à la question des limites bien plus tôt. On apprend à nos enfants à ne pas dépasser des limites , on devrait leur apprendre aussi à en poser...
Merci pour tes encouragements. Je dois avouer que mes filles que j'adore m'aident beaucoup et me soutiennent, ce qui m'encourage à poursuivre cette toute récente passion.
J'espère que tu passera encore de bons moments à lire et à écrire. Pour moi, lorsque le temps ne me permet pas de m'évader en montagne, je quitte mon enveloppe charnelle pour me retrouver dans un personnage au décours d'une lecture ou de l'écriture.
Merci pour tes encouragements.
Avec des mots simples sans fioriture, une sincérité touchante, tu nous offres un joli cadeau.
L'empathie est une remarquable qualité mais qui doit être apprivoisée afin qu'elle ne vous dévore pas. Elle nous rend fort parce que, bien souvent elle comble un vide affectif et nous donne une raison de nous sentir aimée, estimée et reconnue (je parle de manière générale). Elle s'accompagne souvent d'un perfectionnisme excessif qui conduit à l'insatisfaction parce que l'on arrive jamais à être à la hauteur de ce que l'on voudrait faire ou être.
C'est souvent la caractéristique aussi d'une personne hypersensible.
Cette analyse rétrospective évoque tout le chemin parcouru et si la prise de conscience semble facile, trouver le moyen d'y remédier est un parcours du combattant tant il demande aussi d'énergie.
Comme je l'ai souvent remarqué autour de moi, dans la vie, il y a les personnes qui s'en sortent et celles qui n'y parviennent pas. Celles qui s'en sortent on le désir profond d'aller chercher des réponses et acceptent une remise en question. Les autres se replient sur elles-mêmes, certaines qu'elles seules détiennent la vérité. On a tous autour de soi des personnes bienveillantes (comme ta grand-mère d'adoption) qui ont le recul et la sagesse pour entendre et comprendre. Il ne faut pas passer à côté de tels trésors.
J'ai beaucoup aimé l'image forte de la transformation du moulin à vent en éolienne.
Ton texte donne confiance, c'est un rayon de soleil.
Merci et à très bientôt.
Finalement j'ai adoré ton écrit, ta justesse, ta plume hyper mature, et le déroulement logique des choses, c'est vraiment super !
Cela ne fait pas longtemps que je suis arrivée sur Plume D'argent, et je m'épanouis déjà tellement grâce à toutes ces œuvres !!
Moi aussi je suis arrivée sur le site récemment et j'écris depuis peu. Je retiens ta remarque d'aérer plus les textes. Merci pour ce conseil et très bonnes lectures.
Shâmse