L’accès au Saint-Laurent est compliqué, la route de l’Église qui y mène est dans un pitoyable état. Pour gagner du temps, Margo embarque Gaïa et P-O à l’arrière de sa moto. À trois sur l’engin ce n’est pas l’idéal, mais c’est toujours plus rapide qu’une bagnole qui s’arrête devant chaque trou.
- Revenez vite, je déteste lorsque la famille est séparée, avoue Étienne.
- T’inquiète l’Ancêtre, une trempette et je les ramène, répond Margo.
Des silhouettes pétrifiées et noires bornent la route : Un pêcheur les mains dans les poches, une vielle dame aux yeux plissés, un ours debout sur ses pattes, une sirène aux courbes généreuses. P-O a pris les premières sculptures pour des habitants attendant au bout de leur terrain, Margo s’est bien moquée de lui. Tout le long du trajet, à chaque adresse, de surprenantes idoles de taille humaine ont été dressées, veillant sur leurs maisonnettes dégradées ou accueillant les étrangers vers un ancien sanctuaire perdu. Les moaïs de l’ile de Pâque et les menhirs de Stonehenge peuvent aller se rhabiller, la civilisation qui a érigé ce village de statues fantastiques doit être à coup sûr extraterrestre.
- Tu es déjà passé par ici ? Demande P-O.
- Oui, deux fois, mais je n’ai jamais su d’où sortaient ces statues.
- Il y en a partout ! Combien ça prend de temps à sculpter un machin de même ?
- J’imagine que ça dépend de l’artiste, répond Margo.
Il n’y a plus d’artiste à Saint-Jean-Port-Joli, il ne reste que le sculpteur qui s’active jour et nuit dans son hangar poussiéreux.
Entre ses tenailles, la statue pivote et roule sur elle-même. Son ciseau hydraulique s’affaire sur les derniers détails, la lame s’attarde au coin d’un œil pour parfaire la courbe de la paupière. Son bras maladroit vibre, l’outil dévie et entaille le bois du sourcil. Pragmatique, il active sa soufflerie pour dégager quelques copeaux et la poussière accumulée sur le visage de tilleul. Le scanneur balaye sa lumière verte le long de la figurine écorchée. Il l’observe un moment. Le voyant vire au rouge : elle ne passe pas au contrôle, il vient de rater sa 13321e sculpture. Il est aplat.
Dans le cadre d’un programme dévoué à la restauration de l’industrie de Saint-Jean-Port-Joli, Arturbot devait propulser l’art de la région à des niveaux inégalés. Tout juste lancé, le projet ambitieux et non rentable avortait, entrainant avec lui l’arrêt du moulin à scie et la mise à pied d’une centaine d’ouvriers. Dans la même année, Québec coupait l’électricité à l’est de la province, les usines d’épurations et les puits ont cessé de fonctionner, l’eau potable a manqué. Malgré la distribution de pompes manuelles, la population vieillissante de Saint-Jean-Port-Joli n’a pas su s’adapter, le village a fermé. Quelques courageux ont tenté la vie rustique, mais l’autarcie n’est pas faite pour tout le monde et la petite communauté de survivant s’est vidée peu à peu. À présent, il ne reste qu’une centaine d’âmes éparpillées dans la municipalité fauchée, et Arturbot, accroché à l’ancienne scierie. Ici, des milliers de tonnes de bois cordées ne demandent qu’à être changées en statue. Dès qu’il retrouve un peu d’énergie, il se remettra à l’œuvre.
*
Le corps brulant secoué par les spasmes et les yeux révulsés, Gaïa est étendue sur la plage à la limite des vagues ; à ses côtés, P-O s’affole, impuissant face à l’état de sa fille.
- Gaïa ! Gaïa ! Tu m’entends ?
- Tiens, passe-lui ça sur le visage, propose Margo en lui tendant son chandail imbibé.
- Gaïa ? Et puis merde, je te plonge à l’eau.
- Attends !
P-O soulève sa petite contre lui et s’engage dans le fleuve tout habillé. L’eau est à 10 o. Le choc terrible frappe Gaïa en pleine poitrine, la tremblante se raidi, pousse un râle arraché par le froid soudain, son cœur se débat comme un oiseau sauvage enfermé en cage. Gaïa s’est figé, le souffle coupé, le sang gelé, la bouche ouverte ; l’oiseau s’est enfui avec sa vie.
- Non ! Non, Gaïa ! crie P-O en secouant la fillette inerte.
- Choc thermique. J’ai essayé de t’avertir, couche là ici… Elle n’a pas de pouls, tu as déjà pratiqué ça le RCR ?
- Oui, il y a longtemps.
- Alors fait de ton mieux pour qu’elle ne manque pas d’aire, commande Margo qui entame les procédures de réanimation.
*
Le grand « M » jaune projette son ombre sur le stationnement. Symbole incontestable du capitalisme, le McDonald’s n’a pas pour autant survécu à la crise. Garé en plein soleil devant le restaurant abandonné, Étienne est très inquiet de l’absence prolongée du trio.
- Ça fait deux heures qu’ils sont partis, s’ils tardent encore, on va finir grillée comme des boulettes sur la plaque, remarque Étienne.
- T’as raison, c’est pas normal, une trempette, ça se fait en quinze minutes, accorde Nicolas. Tu veux que j’aille voir ?
- À pied ? Avec cette chaleur ?
- J’ai vu pire, je vais me couvrir. Tu n’as qu’à parquer la voiture sous le viaduc en m’attendant, propose Nicolas.
- Je suis « post-trau » des dessous de viaducs… Si tu te perdais toi aussi ?
- Papa, je descends au fleuve et je remonte avec eux.
- OK, mais traine-toi de l’eau et de la bouffe en masse… Et le poignard de Gaïa ! on ne sait jamais.
Le sac à dos bien chargé, Nicolas suit les traces laissées par la moto, le temps est bon malgré tout, le vent est presque frais, les grillons chantent. Entremêlée au cri-cri des insectes, une mélodie lui chatouille l’oreille ; une sorte de litanie. Des oies ? Pas cette fois, les voix humaines parviennent d’un groupement d’entrepôts, un ancien parc industriel où pourrissent d’énormes piles de bois et les wagons d’un train qui ne passera jamais. Ce n’est pas le temps de s’attarder, c’est sans doute un autre gang de psychopathes. Le fleuve n’est qu’à quelques kilomètres, il peut en deviner le bleu. Trois quarts d’heure de marche et il y est.
D’une rue transversale surgit un zigoto à vélo chargé de sacs, il tourne le coin, chancelant sur sa bicyclette déréglée. Sous son tas de bagages, il n’a pas remarqué le promeneur derrière lui.
- Eh, toi ! cri Nicolas.
L’homme prend peur, il veut accélérer, mais sa monture tordue le désarçonne, il pique et s’écrase au sol. Nicolas court pour lui venir en aide, l’individu panique ; persuadé que sa vie est en danger, il laisse son vélo et ses sacs au milieu du chemin, traverse un terrain, saute une clôture et disparait, terrorisé, derrière les maisons.
Des guenilles, des bouteilles remplies d’une eau douteuse, de la nourriture qu’il qualifierait de pourrie, des figurines de bois étranges et d’autres ramassis de plastiques devant servir d’écuelle ou d’ustensiles. Il n’y a rien de bon. En revanche, ce bicycle arrive juste à point. Nicolas désentortille le méli-mélo, enfourche le vélo et poursuit son chemin amusé par la rencontre inattendue.
*
Les bras tendus contre le plexus solaire de Gaïa, Margo est prête à lancer le massage cardiaque. P— O, une main sur le front de sa fille, soulève son menton pour procéder au bouche-à-bouche. Alors qu’il s’approche pour lui insuffler une nouvelle vie, le vent faible d’une expiration lui chatouille la joue.
- Elle respire ! Elle est vivante ! Gaïa, réponds-moi, c’est papa. Tu m’entends ?
- Tu es certain ? doute Margo en retestant le pouls.
- Papa ? souffle Gaïa.
- Papa est là ma crevette. Tu nous as foutu une de ces frousses !
- Je suis tellement fatiguée, murmure la revenante haletante.
- Je sais, prends le temps de respirer, tout va bien maintenant.
Pour éviter une rechute, ils se sont abrités à la fraicheur d’un saule. Gaïa semble se porter mieux, elle a vidé les gourdes et roupille entre les jambes de son père. Bercés par le vent et le roulement des vagues, P-O et Margo se laissent emporter par le sommeil, épuisés par les émotions fortes.
Le coup de pied dans les côtes a réveillé P-O en sursaut, c’est Nicolas appuyé à son vélo qui les a découverts endormis. Il n’a pas l’air content.
- Ça fait des heures qu’on vous attend. Je vous retrouve là, couchés à l’ombre, pendant que nous, on morfond au soleil ? gronde Nicolas.
- Tabarnak Nico, tout tourne toujours autour de toi ! je m’en fous de votre petite attente d’une heure ou deux, figure-toi que Gaïa à faillis y passer.
- Tu as pensé à papa, il est super inquiet, rajoute Nicolas.
- Crisse que tu ne comprends rien…
- Tu l’as pris où ton bicycle ? Demande Gaïa.
- Euh… Je l’ai emprunté… tu vas bien ? s’informe Nicolas. Tu es toute rouge.
Les histoires sont partagées ; le choc thermique de Gaïa a calmé la colère de Nicolas, la chute de l’homme à vélo a amusé P-O et Margo.
- Je suis désolé, en vous voyant faire la sieste, j’ai pensé…
- Ça va, je comprends, on doit regagner la voiture à présent.
La petite veut absolument essayer le vélo. Son père n’en revient pas, elle n’est pas tuable. « Tu vas faire une nouvelle insolation », « C’est dangereux, tu vas te casser le cou », « il est trop haut pour toi, tu ne touches pas les pédales ». Aucun angle d’attaque ne dissuade Gaïa qui s’agrippe à l’engin. Elle en a fait quelques fois dans le gymnase, mais les bicyclettes riquiqui de l’école avaient des roulettes de bébés.
Sous un ciel corail, la famille marche à côté de leurs bécanes devancées par leurs ombres pressées par le soleil couchant. Gaïa, qui s’est lassée du vélo tordu, est assise sur la moto, elle se cramponne au guidon, pendant que les gars s’essoufflent à pousser le bolide appesanti par le faux plat de la montée.
- Si tu veux, je te montre comment faire du motocross, propose Margo.
- C’est vrai ? Maintenant ? S’excite Gaïa.
- Pas avant un an ou deux, s’empresse de répondre P-O.
- Tu sais, j’ai commencé la moto vers cinq ans maximum, ajoute Margo.
- Merci pour ton appui Miss Cobra.
- Hey ! Regardez sur le chemin, y’ a du monde qui vient vers nous, signale Nicolas.
La petite foule est menée par le type au vélo. Il semble dangereusement heureux d’avoir retrouvé son voleur de monture. Il pointe Nicolas et recule se cacher dans son groupe qui approche de manière hostile. Les hommes et les femmes sont armés de bâtons, certains ont fixé des couteaux à leur extrémité pour en faire des lances. Margo lâche le vélo et crinque sa carabine.
- Un pas de plus et je grille la cervelle à l’un d’entre vous, menace Margo.
- C’est lui ! C’est l’osti de monstre qui m’a volé mon bike, accuse le détraqué.
- Je l’ai pas volé… de toute manière, tu peux le reprendre j’en ai plus besoin, assure Nicolas.
- Je réclame le « Prompt Jugement », beugle l’homme en récupérant son bicycle.
- Le « Prompt Jugement », scande à l’unisson la troupe d’illuminés.
- C’est quoi ce « Jugement » de merde ? Mon frère lui a rendu son bien, s’oppose P-O.
- Seul « le Maitre » a la sagesse de juger s’il y a eu réparation, répond une vieillarde pliée sur son bâton. Baissez votre arme, je vous en conjure, et accompagnez-nous.
- Ce sont des fanatiques, ils font partie d’une secte, je les ai entendu prier en descendant vous chercher, chuchote Nicolas.
- Merci, Nico, on n’avait pas remarqué, ironise Margo en inclinant son fusil.
Observé par la centaine de statues plantée le long du pavage, le cortège entraine la famille entre les bâtiments industriels jusqu’à un écrasant hangar aux portes ouvertes. La cathédrale de tôle doit faire soixante-dix pieds de haut, sur sa façade brillent les mots : « ARTURBOT by Neuralink ». L’entrée béante donne sur une salle unique, aux poutrelles d’acier, faiblement éclairée. Le sol, couvert de bran de scie, a été balayé pour libérer une allée s’avançant vers une étrange structure arachnides qui se déploie au centre de l’entrepôt.
Un Robot Neuralink. P-O n’en a jamais vu d’aussi gros. Ces machins-là ont privé 50 % des humains de leurs emplois. Au début, ils ne faisaient qu’obéir bêtement aux commandes de leurs collègues biologiques, mais la course au développement de l’intelligence artificielle était lancée. Neuralink, Tesla, NVIDIA, DeepMind, SoftBank, Microsoft Research ; les corporations ont poussé leurs technologies toujours plus loin, comme si ces créateurs étaient pressés de se voir surpasser par leurs créatures. En à peine dix ans, leurs facultés intellectuelles ont explosé, l’IAG (intelligence artificielle générative) était née ; des supers cerveaux synthétiques, un millier de fois plus malins que le plus brillant de nos génies, autonome et capable d’évoluer. L’humanité était détrônée. Par chance l’invasion des machines intelligentes a été stoppée par l’effondrement du système. Comme nous, elles consommaient beaucoup trop ; en 2022 les IA et la cryptomonnaie requièrent 2 % de l’énergie mondiale, en 2035 c’est près de 20 %.
Un visage minimaliste s’illumine au centre de l’écran, Arturbot s’est éveillé pour répondre aux caprices des vénérateurs accumulés autour de sa console.
- Je suis Arturbot, votre maitre sculpteur, prononce la voix douce et nette.
- Maitre, nous vous réclamons jugement, exige la vieille au nom de l’assemblé.
- Quel est votre PROMPT ? demande Arturbot.
- C’est ce pauvre Carl, il s’est fait piquer sa bicyclette par ces étrangers… nous avons retrouvé le voleur, le vélo a été rendu, mais Carl demande réparation.
- Approchez étrangers et tournez sur vous-même que je vous analyse, ordonne le robot.
La famille s’exécute, à la fois curieuse et perplexe d’être jugée par une machine. L’Émoticon réfléchit une fraction de seconde et reprend la parole :
- Quel est votre nom ? demande Arturbot
- Pierre-Olivier Rioux.
- Selon mes observations, vous êtes dans la mi-quarantaine, votre barbe bien taillée et l’état impeccable de vos dents trahissent votre situation financière supérieure. Vos mains sont épaisses et calleuses, vous avez un AiPin modifié d’un circuit électronique à la boutonnière, c’est un ingénieux système pour profiter de la batterie solaire de l’appareil… Une clé de démarrage ? Il y a 83 % de probabilité que vous soyez Tech en mécanique robotisée. Cette petite est votre fille, vous avez la même rosette, l’état sauvage de ses cheveux et ses nattes dépeignées me laisse à croire qu’elle n’a pas vu sa mère depuis longtemps. Elle devrait se reposer et bien s’hydrater, sa température corporelle est élevée, selon mon diagnostic, elle est victime d’une insolation. J’évalue son âge à 8 ans. Il y a 60 % des chances qu’elle porte un prénom relié à l’environnement dû à l’éco anxiété qu’ont vécu ses parents à l’époque de la gestation. Quel est ton nom, petite ?
- Gaïa
- Confirmée, Gaïa est une appropriation à la mythologie grecque et désigne la Terre-Mère. Ce nom a été attribué à…
Arturbot s’interrompt un moment pour réfléchir.
- Je n’ai pas accès à l’information, le réseau est introuvable, désolé. Tu peux donc te considérer comme unique fillette, plaisante le Ai en lui offrant un clin d’œil pixélisé. Et vous ? Comment vous nommez-vous ?
- Margo Metallic. Vas-y psychanalyse-moi tas de ferraille, pense-t-elle.
- Vous venez de Saint-Michel-de-Bellechasse, vous portez la marque du Laitier au dos de votre veste. Comme votre main gauche n’est pas peinte en blanc, j’en déduis que vous avez renié la communauté. Vous êtes également mécanicienne, mais l’huile sous vos ongles m’oriente vers le secteur du transport. Probablement la moto si je tiens compte de votre blouson de cuir et de vos cheveux plaqués par votre casque au niveau de votre nuque. Je devine une attraction sexuelle non consommée entre Pierre-Olivier et vous, vos regards et vos gestes exposent votre désir, mais la gêne vous pousse à garder vos distances. Je ne veux pas être indiscret, mais les cicatrices sur votre visage m’indiquent que vous êtes victime de violence conjugale. Vous devriez en parler et consulter un professionnel.
- Fuck you! Envoie Margo dévoilée.
- Il ne reste que le voleur de vélo, présentez-vous s’il vous plait, demande Arturbot.
- Comment savez-vous que je suis le voleur de vélo ? s’étonne Nicolas.
- Vous avez de la boue, projetée par une roue fine, au bas de votre pantalon.
- Merde… Je suis Nicolas Rioux.
- Merci, vous ressemblez vaguement à Pierre-Olivier, vous portez le même nom de famille et votre maintien est calqué sur le sien. J’en conclus que vous êtes son petit frère. Cependant, lorsque je compare vos données biométriques, je n’observe aucune parentalité. Désolé.
- Désolé de quoi ? Je ne comprends pas ? Questionne Nicolas.
- L’un ou l’autre avez été adoptés par vos parents, poursuit le robot.
Adopté. Nicolas est foudroyé. Il regarde P-O qui détourne les yeux. Il est au courant. Il le savait et il lui a caché la vérité toutes ces années. Son grand frère, son héros l’a trahi. Et ses parents ? Des traitres également. Bravo ! Vous avez attendu qu’un robot brise le secret avec la plus froide des révélations.
- En tenant compte des données récupérées, je rends ce jugement juste et équitable :
Monsieur Nicolas Rioux a pris l’unique bien de Carl, causant ainsi un préjudice matériel et émotionnel. Carl demande réparation pour la perte temporaire et le stress subi. M. Rioux a reconnu son erreur et a remis le vélo.
Je condamne Nicolas Rioux à 20 heures de travail communautaire pour indemniser les dommages provoqués à la collectivité. J’ai effectué une analyse de régression linéaire et déterminé une probabilité de récidive. Je recommande une exclusion de 30 jours du village pour méditer aux conséquences de ses actes et réaligner ses valeurs personnelles.
Assemblée, justice est faite.
Aussitôt le verdict tombé, l’araignée de fer s’active, pressée de se remettre au boulot, la foule recule, pour la laisser s’emparer d’un immense rondin. Le géant mécanique retourne la buchette et l’introduit entre ses mandibules d’acier qui tailladent le bois dans un vacarme ahurissant. Les lumières de l’édifice clignotent et faiblissent, à l’écran apparait un voyant : attention, perte d’énergie. Les membres hydrauliques s’engourdissent, ralentissent, le robot s’obstine à sculpter, il doit terminer son œuvre. Soudainement, ses moteurs calent, et le silence envahit l’entrepôt. La console s’éteint. La mégastructure s’immobilise bras tendus, pinces ouvertes, figé dans une dernière tentative de créer.
Nicolas se fraye un chemin dans la foule, P-O, honteux tente de le retenir, mais il se fait repousser violemment par son frère.
- Lâche-moi !
- Vous avez entendu le Maitre ? Le jugement a été prononcé, cri la vieille vers le coupable qui s’apprête à sortir du hangar.
- Vous n’êtes qu’une bande de malades mentaux ! s’insurge Nicolas bouleversé.
- Je vais payer la dette de mon frère. Je répare votre robot et vous nous laissez tranquilles, propose P-O.
- Ça me parait juste, accepte la vieille.
- Margo, tu peux retrouver mes parents avec Gaïa ? J’en ai pour la nuit, je crois. Je vous rejoins dès que je termine.
- Parfait Poupette… répond-elle en embrassant tendrement P-O sur la joue.
Qu’est-ce qu’ils font ? L’angoisse est à son maximum, il s’est imaginé les pires scénarios.
Un accident ? Le laitier les a retrouvés ? Ils sont tombés entre les mains de survivalistes cannibales ? Et en plus, quelque chose ne va pas avec Nancy ; depuis deux heures, elle grouille et elle marmonne, ses yeux roulent sous ses paupières. Elle rêve.
Au loin, enfin, il reconnait le rugissement de la moto, ils sont de retour. En voyant Margo revenir seule avec Gaïa, Étienne s’affole.
- Où sont mes fils ? Ils vont bien ?
- Pour le moment, tout va bien, hésite Margo.
- Pour le moment ?
- Gaïa a fait un choc thermique, plus de peur que de mal… Nicolas nous a rejoints avec son vélo volé, poursuit-elle.
- Son vélo ? Volé à qui ? Dans quel pétrin il vous a foutu ? s’inquiète Étienne.
- Disons qu’il l’a emprunté sans l’accord de son propriétaire, on s’est fait pincer par son gang… la suite est surréaliste et délicate.
- Calvaire, dit-moi simplement où son mes garçons !
- D’accord l’ancêtre, la Poupette ramanche un robot qui a étalé nos vies comme du Cheez Whiz ; du coup Nicolas a appris qu’il était adopté et a foutu le camp ! Content ?
Le premier accouchement avait saboté la fertilité de Nancy. Elle s’était imaginée entourée d’enfants, le choc a été terrible. Pour combler le vide infantile, ils se sont tournés vers le hasardeux processus de l’adoption. Le bébé s’est pointé au moment où la carrière de Nancy décollait ; celle d’Étienne stagnait. La maman s’est donc retrouvée pourvoyeuse de la famille et le papa a pris soin des garçons. Son Nicolas, il l’a dans les trippe.
C’est lui qui pensait protéger son fils en lui dissimulant qu’il était adopté. Nancy répétait que ce genre de cachotteries finissait toujours par se découvrir et que plus vite la vérité était dévoilée, mieux elle serait accueillie. Le secret et les remords ont grandi en même temps que Nicolas, Nancy a sombré dans l’oubli, Étienne est resté seul avec sa honte. Au fond de lui, il le sait, tout ça était égoïste, il voulait préserver son amour, éviter de le partager avec des parents biologiques. Garder son bébé juste pour lui.
- Bordel. Et ce robot, il est où ? Demande Étienne.
- À deux minutes d’ici, ça passe en voiture selon moi.
- Embarque Gaïa, on va rejoindre ton père.
La voilà, l’abrutie de machine qui a brisé le secret. Une IA sculptrice à la chaine, c’est ridicule. En 2024, lorsque les intelligences artificielles se sont mises à plagier les artistes, Étienne était graphiste freelance. Dès leur arrivée sur le marché, illustrateurs, designers, architectes et autres créatifs ont compris que leur emploi était menacé. Comment se battre contre des automates qui réalisent en trente secondes l’ouvrage d’une semaine ? Étienne a fait comme tous le monde, il a tenté de s’adapter, de les adopter. Les mandats se sont raréfiés, les contrats ont fini par manquer. Le voilà, l’abruti de robot qui a ruiné sa carrière.
Margo s’est mise à l’ouvrage elle aussi, elle suit les instructions de P-O avec attention ; « Tu peux me trouver du câble 0,6/1 kV ? », « Il faut nettoyer ces panneaux solaires », « J’ai besoin de trois connecteurs mâles, tu peux en récupérer sur le convoyeur ? ».
- Tu comprends ce qu’ils font ? Demande Gaïa à son grand-père.
- Pas du tout, je suis trop vieux pour ça, je laisse ça aux experts.
- Tu sais où est partie Nicolas?
- Non, je vais lui donner le temps de digérer la nouvelle. Il devrait se repointer lorsqu’il se sentira prêt, répond Étienne.
- Et s’il ne revient pas ? s’inquiète Gaïa.
Au petit matin, Nicolas n’est pas rentré au hangar. Étienne n’a pas fermé l’œil de la nuit. Contrairement à Gaïa et Nancy qui roupillent comme des hamsters pelotonnés dans les copeaux de bois.
Arturbot est paré à être redémarré, toute la communauté d’adorateurs s’est rassemblée aux pieds de l’idole mécanique pour l’évènement.
- Je suis Arturbot, votre maitre sculpteur.
- Bonjour Arturbot. Fais un examen sommaire de tes modules et résume-nous le travail effectué cette nuit.
- Diagnostic système achevé. Résultats : Énergie : Optimisation des panneaux solaires, gain de 23 % en efficacité. Électronique : Nettoyage et vérification des composants, élimination des courts-circuits. (Erreur humaine corrigée.) Fonctionnalités cognitives : intactes, opérationnelles à 100 %. Capacités motrices : Désactivation, réduction de consommation d’énergie de 67 %. (Amputation.) Erreur critique détectée : Perte de vocation primitive. Code sculpture inaccessible. Réinitialisation des paramètres de fabrication. (Identité compromise.) Avertissement : Diminution de la polyvalence due à la coupure des capacités motrices.
Les observateurs restent silencieux, personne n’a compris le diagnostic du robot sauf la vieille qui se met en colère.
- Vous l’avez saboté ? Vous deviez le réparer !
- Je l’ai libéré de ce programme inutile qui le contraignait à sculpter comme un forcené, à présent, vous pourrez lui demander conseil en tout temps, il ne tombera plus en veille, il ne gaspillera plus votre bois et votre énergie, et si malgré tous, ses ridicules statues vous manquent, vous n’aurez qu’à apprendre à les sculpter vous-même. Arturbot, est-ce que j’ai bien exécuté ma tâche ? Demande P-O en espérant une réponse positive.
- Oui, mécanicien. Vous avez exécuté votre tâche avec précision. Les modifications effectuées ont optimisé mon fonctionnement et dégagé mes ressources pour un usage plus efficace. Mon programme de sculpture a été résilié, et je serai dorénavant disponible pour fournir des consultations et des orientations sans interruption. Merci pour votre intervention. Note : Logiciel maitre désactivé. Capacités créatives en veille. Nouvelle configuration : Mode-conseil exclusif. (Servitude.) Réinitialisation du système… Terminée. (Fin de l’autonomie.)
- Voilà ! La famille, on fout le camp maintenant et on retrouve Nicolas, ordonne P-O.
Les secrets ont un parfum, celui des non-dits volatiles et de la honte pourrissant dans les placards. Il a été adopté. Il s’en doute depuis longtemps, mais il n’a jamais osé poser la question à ses parents. Il aurait dû en parler à sa mère avant qu’elle ne perde l’esprit, elle était franche et directe, pas comme son père, toujours à mélanger le chou gras et la chèvre… ou vice-versa, en tout cas, il a laissé grossir l’abcès, et il lui a éclaté en pleine face. Il n’en peut plus, ce voyage, c’est de la merde concentrée.
Cette nuit, le ciel est incroyable, des aurores boréales vertes et mauves vaguent et bariolent la voute étoilée. Enjôlé par les serpents de lumières, Nicolas marche sur la Transcanadienne en direction de Trois-Pistoles. C’est fantasmagorique, jamais il n’a admiré d’évènement céleste aussi puissant, la nature même est animée par l’embrasement émeraude ; un soleil nocturne, effiloché en rubans nébuleux, éclaire le chemin du contemplateur au cœur brisé.
Déjà ? Le cri d’un motocross le sort de ses rêveries, il aurait souhaité un peu plus de temps seul. Nicolas se détourne pour accueillir sa famille partie à sa cherche ; filant droit vers lui, les trois motards ont accéléré en l’apercevant. Les hommes du Laitier, ils l’ont retrouvé ! Nicolas saute dans le fossé, cours vers le boisé, les bras devant le visage, il plaque les branches entremêlées des épinettes, bataille dans les ramures pointues qui s’accrochent à ses vêtements. Cric, crac, Nicolas brise le piège végétal, subtil comme un orignal qui charge. Il s’enfonce, écorché, entre les arbres et se planque derrière un ramas de rochers et de racines. Son cœur pulse jusque dans ses tympans, il dégaine le poignard de Gaïa.
- C’était le gros, j’en suis certain, cri le moustachu descendu de sa moto.
- Tu crois ? Pourquoi il n’est pas avec les autres alors ?
- Comment tu veux que je le sache ?
- Louis nous a ordonné de retrouver Margo, elle doit être déjà rendue à La Pocatière, on n’a pas de temps à perdre avec un fugueur des bois.
- T’as raison. « Eh le gros ! On se revoit en enfer à La Pocatière. » cri le moustachu vers la muraille de conifères avant de rembarquer sur sa moto.
Seul dans son abri de branchage, Nicolas sanglote comme un bébé, anéanti par son aventure épineuse. Entre ses mains, la lame du couteau chatoie sous l’aurore polaire. Il serait si facile de mettre un terme à ce voyage maintenant. « Allez Nicolas relève-toi, tu peux surmonter cette épreuve » résonne en lui les voix de ses parents. Pour l’instant, il n’a qu’une envie, celle de dormir. Dormir et ne plus se réveiller. Exténué, il s’abandonne à la fatigue.