Cela fait trois semaines maintenant que je traverse les îles d’Aran d’un côté à l’autre. J’ai l’impression de parfaire un apprentissage druidique que je n’avais jamais commencé. A ma droite, je peux voir la grande tête de Richard se contenir de courir partout. Et à ma gauche… Cet homme, cet « Oengus », qui me raconte toute l’Irlande dans ses moindres détails. Il a refusé de me dire son nom, alors je me suis permis de le renommer ainsi. Ça le fait beaucoup rire. Il me dit souvent « Plutôt que de m’appeler ainsi, tu refais mieux de jouer ces 4 notes sur ton whistle, et alors j’y répondrais. » En m’expliquant qu’autrefois, le whistle était un moyen de communication entre berger sur des montagnes voisines. Quatre notes toutes simples, sans rythme précis : la, do, mi, sol, si bémol. Drôle de nom, et drôle de mélodie…
Il me raconte les origines les plus profondes de l’Irlande, les batailles des Dieux, les invasions incessantes d’il y a plusieurs millénaires. Il me raconte le clan des Dieu, rallié au nom de la Déesse créatrice de la terre Dana. Puis leurs guerres avec les Fomoires, des monstres dont pourtant parfois certains Dieux naissaient. Et enfin il me raconte les milésiens, fils de Mile, ancêtre de tous les hommes. Des récits peuvent parfois prendre la journée entière, et pourtant jamais mon esprit ne décroche, avide. Il faut dire que sa voix est si mélodieuse, et son aura si hypnotisante… J’imagine que cette admiration sans borne est ce que doit ressentir tout homme face à un dieu, non ?
Quant à lui, il semblait heureux d’avoir de la compagnie. Son rythme de vie est on ne peut plus simple et solitaire. Il possède un petit troupeau de mouton Galway à la laine épaisse et blanche, si dense que l’on pourrait perdre sa main à l’intérieur en les caressant. Nous les emmenons en pâturage sous le rythme des épopées. Pendant ce temps-là, Richard apprend avec attention comment devenir un parfait chien de berger. Nombre de fois il m’a dit être heureux de pouvoir enfin voir un chien à l’œuvre, avouant ne pas avoir les moyens de s’en offrir un. J’imagine cependant qu’un troupeau sur l’île d’un dieu n’a rien à craindre des loups… Il aide à mettre bas les brebis, s’occupe des agneaux qui peinent à tenir sur leurs jambes. Il a toujours sur son visage un petit sourire calme et triste, comme si toute cette jeune vie lui portait une grande mélancolie.
Et puis, régulièrement, nous retournons sur le Dùn Aonghasa. Il ne plaisantait pas quand il y disait y habiter... Sous terre, comme selon lui la plupart des esprits et Voisins d’Irlande. Comme un petit lapin, il a aménagé son terrier où il ne reste surtout que pour dormir. Et au jour levé, il va retrouver son troupeau de mouton, et les journées filent ainsi… A tel point que j’ai parfois du mal à me dire que cela fait déjà trois semaines. Le temps semble passer bien différemment à Aran. Le peu de gens qu’on croise semble méfiant et très pieux. Qui, à part moi, pourrait penser que l’homme qui leur vend de la laine et du lait de brebis est peut-être un dieu aussi vieux que la création du monde ? Qu’à cela ne tienne, il se doit de marchander et négocier comme tous les autres. Avec cet argent, il s’offre de l’alcool et offre le reste aux Eglises ou aux pauvres gens. « C’est de bonne guerre », m’a-t-il dit. Et encore et toujours, il me raconte des milliers d’années d’histoire comme si elles s’étaient passées en quelques secondes. Comme j’aimerais que cela ne s’arrête jamais… !
Grand-père connaissait mal l’ancienne mythologie. Il me parlait parfois de Lugh, d’Oengus, Macha et Morrigan… Mais toujours quand ils intervenaient dans des histoires humaines. Et il le faisait souvent assez mal ; il mélangeait le nom des divinités, parfois nommait une seule avec plusieurs noms différents, oubliait qui était le fils de qui… Pour un enfant comme moi, c’était incompréhensible. Et pourtant, toutes ces histoires me fascinaient. J’avais une grande question : comment des dieux peuvent-ils disparaitre ? et pourquoi ? Mais Grand-père restait malgré tout assez pieux, lui aussi, si bien qu’il ne pouvait pas répondre à ces interrogations. Désormais, sans dire que j’ai la réponse aujourd’hui, on peut dire que j’ai quelques pistes.
Mais ce n’est pas toujours lui qui raconte. Afin de s’assurer que je retiens bien les légendes, nous commençons la journée et nous la terminons avec mes tentatives de racontages et mes questions. Tout ceci est très dense et je n’ai pas le temps d’écrire tout ce qui m’est raconté, mais il fallait que je trouve du temps pour encrer ici l’histoire du père d’Oengus. Très certainement le dieu le plus important des Thuatha de Danann, le dieu des druides et le roi des dieux ; Aed Dagda, le père de tous.
Plus précisément, je veux garder à l’écrit l’histoire sur un de ses attributs, la harpe celtique. C’est loin d’être le seul dieu jouer divinement de la harpe. C’était également le cas du Dieu Lugh, « l’artisan », qui avait pour particularité de maîtriser tout ce qu’il voulait toucher. Mais la harpe de Dagda avait été façonnée dans le chêne le plus vieux de l’Irlande et possédait des cordes si larges que seuls les doigts du Dagda étaient capable d’en jouer. De ses mélodies, il pouvait obliger son auditoire à rire, pleurer… ou s’endormir. Dieu guerrier et puissant stratège lors des premières batailles, cette harpe était une arme aussi puissante que l’immense massue qu’il portait toujours sur lui. Elle était si précieuse qu’elle avait hérité d’un nom : Úaithne, l’harmonieuse. Et je revois le visage de mon hôte décrire le son de cet instrument en laissant sa voix porter quelques mélodies timides. C’est le seul moment où j’ai vu son sourire perdre toute forme de mélancolie pour n’y laisser qu’une joie pure et tranquille. Parfois ses mains mimaient même celles du Dagda, jouant une mélodie dans le vide comme pouvait voir cet instrument mythique de chêne.
« Si le frère du Dagda, Ogma, était le dieu de l’éloquence, de la parole et de l’écrit, Aed était sans aucun doute le dieu de la musique et des musiciens. Tant est si bien que quand il a compris que son heure était venue de quitter l’île d’Emeraude, il a jeté un sort à la musique toute entière pour que son empreinte reste à jamais dans tous les airs du monde. Comment ? Pour ça, il a emprunté un peu de son frère … Regarde tes notes de musique : elles portent un nom latin, mais elles peuvent être aussi simplement être appelée par une lettre. Ainsi, Ré devient D, La devient A, Sol devient G … le voilà, son secret. Le nom de Dagda, musicalement, est prononcé encore de partout par tous les instruments du monde. Alors que la plupart des humains l’ignorent ! Voilà comment un dieu fait pour rester toujours influent dans le monde, alors qu’il a disparu depuis bien longtemps ».
Je suis resté silencieux face à cette révélation. De toutes les histoires de batailles, de combat épiques et d’affrontement sanglant, c’est cette anecdote toute bête qui a reformé tout ce qu’il me semblait savoir. J’ai ouvert mon carnet, regardé mes notes. Comme des pattes de mouche, j’ai regardé toutes les mélodies que j’ai pu noter depuis un an. Et au-dessus de mes portées, je l’ai vu. Le nom de Dagda, écrit en toute lettre partout. Comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte plus tôt ?
Après cela, il m’a laissé un peu de temps seul avec Richard, où j’ai immédiatement repris le carnet pour écrire tout ceci. Le temps est calme sur les îles d’Aran. Je ne suis pas sûr d’avoir compris l’intégralité ce qui m’a été transmis. J’ai l’impression frustrante que je ne pourrais jamais savoir la vérité en toute chose. Et bien que je veuille en apprendre toujours davantage, bientôt, il sera déjà l’heure pour moi de retourner sur ma route, et de quitter celui qui, conteur comme moi, est devenu mon ami.