Il est en train de se passer quelque chose d’extraordinaire. Mais avant que je puisse décrire ce qui se passe devant mes yeux, il faut que je raconte ce qui s’est passé avant d’en arriver là. Dieu et Saints, qui et quoi que vous soyez, faites que ce spectacle perdure le temps que je puisse écrire tout l’histoire avant qu’elle ne disparaisse.
Après ma première rencontre avec le Kelpie la semaine dernière, je suis resté dans les environs en espérant de tout cœur le revoir. J’ai continué d’avancer vers le nord, mais il m’est arrivé aussi de tourner en rond, d’observer. J’avais l’impression de le voir du coin de l’œil a chaque fourré. Mais, rien de concret. Ah, j’ai cru que j’allais devenir fou… Mais qui se prend au jeu de poursuivre une créature surnaturelle et d’autant plus une créature marine capable de passer dans une autre réalité en touchant le fond des lacs ? Non, en vérité je n’avais qu’assez peu d’espoir.
Pourtant, ce matin, il s’est de nouveau révélé à moi. Toujours aussi superbe… et toujours aussi gourmand. Je lui ai donné probablement les dernières baies de la saison, que j’avais gardé pour mon petit déjeuner. C’eut l’air de lui plaire au-delà de toute espérance. Grand Dieu, quand j’y repense, il a même cabré devant moi ! Ses sabots ont semblé être dur et brillant comme le diamant. Puis, il est parti. Mais pas au galop comme notre première rencontre… Il a jeté un regard derrière moi et, au pas, il a eu l’air de vouloir que je le suive. Alors, j’ai obéi.
Avec un peu de crainte, je suis resté 3 bons pas derrière lui, et j’ai marché en baissant la tête. Cette créature est plus proche de Dieu que je ne le serai jamais en 100 vies. Mais très vite, j’ai commencé à ressentir l’humidité sur ma peau. On se rapprochait du lac. Ou plus précisément, du plus grand lac des trois étendues d’eau installée dans le coin, comme 3 frères inséparables. On s’arrêta tout deux sur les rives du Lough Leane, froides et opaques comme un miroir.
Mon grand-père m’avait raconté une légende sur cette immense étendue d’eau proche de la ville de Killarney. Une histoire raconte qu’autrefois, il y avait à cet endroit un village dont la seule source d’eau était un puit enchanté qui obéissait à une règle stricte ; il fallait le couvrir avant la tombée de la nuit. C’était la jeune fille du chef du village, nommé O’Donoghue, qui devait répondre à ce devoir. Seulement, l’insouciance de la jeunesse et la découverte de l’amour autour de ce puit la fit oublier son obligation. Le lendemain, le puit non recouvert avait débordé tant et tant qu’il avait englouti tout entier le paisible village. Les survivants de cette tragédie, comme la jeune fille, fondèrent la ville de Killarney afin de veiller sur leurs morts. Quant aux morts, il semblerait qu’ils vivent encore, quelque part au fond de l’eau, dans leurs maisons englouties. Et par clémence, Dieu aurait accordé le privilège à O’Donogue de revoir, tous les 7 ans, sa fille et sa descendance de la ville de Killarney, en chevauchant un cheval blanc au-dessus du lac. Tout deux se sont pardonnés avec le temps, et l’histoire ne finit pas si mal. Mais avant aujourd’hui, tout ceci n’était qu’une des histoires parmi d’autre de mon grand-père. Mais maintenant, j’ai le cheval blanc, et je l’ai chevauché pour traverser le lac…
Je n’aurais bien sûr jamais osé monter une Kelpie de ma propre initiative. Mais en voyant que je ne le suivais plus une fois arrivé sur la berge, il a fait demi-tour et avec un léger hennissement, a ployé ses pattes antérieures et dévoilé son dos. Je n’allais quand même pas prendre le risque de vexer une telle créature… Je suis monté.
J’ai senti le froid traverser mes vêtements comme si j’étais déjà trempé avant même de rentrer dans l’eau. Au départ, j’osais à peine toucher sa crinière. Puis il s’est jeté si brutalement dans l’eau du lac que j’ai du m’agripper de toutes mes forces à son cou. Il a nagé avec tant de force qu’il semblait presque créer de courant d’une rivière autour de lui. Mais le froid me mordait si fort qu’il m’était difficile de ne serait-ce que garder les yeux ouverts. Je ne pensais pas que je pouvais ressentir tant de peine dans des doigts engourdi. Et pourtant… je gardai en moi, et de cette traversée, un si profond sentiment de sérénité.
La kelpie me déposa sur le bord d’une petite île au milieu du lac, proche d’une immense ruine de ce qui devait être une très ancienne abbaye. Elle me regarda m’effondrer au sol, tant je ne sentais plus mes jambes, et m’ébrouer comme un chien. Dans son regard bleuté semblait se refléter un peu d’étonnement. Puis, elle est partie. Il est retourné dans l’eau, s’enfonçant de plus en plus, jusqu’à ce que la tête disparaisse de la surface. Je me suis retrouvé là, seul et frigorifié.
Heureusement, il y eut un un peu de soleil. Je pu rester nu à sécher mes vêtements sans trop d’inconfort. La petite île semblait déserte, et je crains moins pour ma pudeur que d’une fluxion de poitrine. Au soir tombé, j’avais mon feu de camp avec un petit abri de fortune, des poissons en train de cuire à la broche et mon manteau quasiment sec. Quand je l’ai vu. Et je le vois encore, il continue de parader devant moi.
Sa blancheur fait concurrence à la lune. Mais sous les sabots de la Kelpie, aucun son ne résonne. Pas un mouvement d’eau, pas un souffle de vent semble gêner son défilé. C’est comme si tout deux flottaient au-dessus du lac. Et il ne m’a pas fallu pour comprendre que j’étais manifestement tombé sur la bonne année. O’Donogue était là, chevauchant son cheval blanc, jouant de la flûte, tournant lentement du lac et le visage tranquille tourné vers la ville de Killarney. Et moi, je l’écoute jouer sans un mot, profitant de la chaleur de mon feu, de la faible lueur de la nuit sur les pages de mon carnet et du bon goût des poissons que le lac m’a offert. Je ne fais pas partie du tableau qui se présente à moi, et je ne voudrais le gâcher pour rien au monde. Je ne pourrais jamais assez remercier Dieu pour la chance qu’Il m’a accordé à la naissance, et je souhaite à ce bon vieux père de famille de profiter au mieux de sa nuit avec sa fille.
J’espère que l’au-delà pourra accorder à grand-père de telles visites à ma mère. Ça leur ferait du bien de sourire à nouveau, de temps en temps.