Il a fallu que je me rende sur place pour que je comprenne le nom de la ville, Inis Cluana Rámhfhada, l’île du long pré. C’était indistinct sur ma carte, mais le coeur d’Ennis est encerclé par les deux bras de la rivière Fergus. Le lit est fin, si fin que l’on pourrait presque le traverser à gué, mais cela suffit pour qu’on y trouve le calme que j’ai pu ressentir à Innisfallen ou tous ces autres lieux que j’ai pu voir bordé par l’eau.
Et tout est si vert ! Certes, le reste de l’Irlande aussi. Mais après des mois de blancheur dû à la neige et au gel, ainsi qu’aux pavés de Limerick. Jamais une ville ne m’a paru si naturelle et luxuriantes ! Ennis est un chef-lieu aux allures de petit village tranquille, ou rien ni personne ne peut nous atteindre. On peut observer de l’autre côté de la rive les ruines de l’Abbaye franciscaine, privée de toit et dont la tour continue toujours de concurrencer le ciel depuis plusieurs siècles. Et... Les cygnes continuent de chanter en se laissant porter par le courant de la Fergus.
Je n’en avais pas vu d’aussi beau, d’aussi grand et somptueux depuis mon aventure a Innisfallen, justement. Au départ je n’ai pu m’empêcher de ressentir de la crainte, m’attendant presque à ce que le dieu Lir ressurgisse dont ne sait où. Mais quelques enfant ont ri de ma stupeur et les habitants de la ville ont continué leur vie comme si de rien n’était. Le banc de cygne drensant le long des rives est donc un spectacle habituel, par ici. J’ai pu entendre un peu plus tard qu’il s’agissait de la ménagerie de la famille O’Brien, la famille noble de la ville, se vantant de descendre de Brian Boru lui-même. J’ai cru apercevoir leur maison, au centre de la plaine ; mais un domestique m’a gentiment intimé l’ordre de passer ma route. Ce n’est pas aujourd’hui que je rencontrerai un jeune noble aventureux !
Mais Dieu merci, Ennis possède encore une Rambling House. Branlante et poussiéreuse, quasiment à l’abandon, j’ai pu voir dans les yeux des personnes m’observant y rentrer un mélange de suprise et d’excitation. Cela fait surement longtemps que personne n’a mis les pieds ici, mais les traditions n’ont manifestement pas été oublié. Sitôt que le soleil tombera dans la rivière, plusieurs dizaines de personnes viendront, affamées d’histoire, réclamant que je les distraie. Il faut que je réfléchisse aux meilleures histoires de mon carnet, en commençant par celle de la fée de la bullán stone !
Mais avant ça, j’ai remis la maison en état. Pardieu, que j’ai du ressembler à Mère ! J’ai retiré les toiles d’araignées, j’ai lavé le sol, dépoussiéré les meubles, retourné le lit. Fenêtre ouverte, mon travail était accompagné par le chant des cygnes face à moi. Je les écoutais, puis je redoublais d’ardeur. Plus vite je finirai, plus vite je pourrais aller les voir, les écouter, les dessiner…
Et j’ai réussi. Juste a temps ! Le soleil n’est pas encore tombé, et les cygnes sont toujours là, gracieux et tranquilles. Ce n’est définitivement pas pour rien que le cygne est la transformation préférée des fées polymorphes. Aucun autre animal n’allie aussi bien la beauté noble sous toutes ses formes. Peut-être avais-je devant moi une fée déguisée, par ailleurs ? Après tout, nous sommes samedi. J’ai redoublé d’attention quelques minutes, mais rien ne s’est passé. Je ne saurai dire si je suis déçu ou soulagé…
Mais toute cette contemplation méditative m’a donné d’écrire ici l’histoire que je raconterai probablement ce soir dans la Rambling House. Il y a très longtemps, bien plus longtemps que l’on puisse l’imaginer, le dieu Oengus voyait en rêve toujours la même apparition. Une jeune femme, assise tendrement à ses côté, plus belle que la plus belle femme du monde. Et avec seulement quelques cordes de sa harpe, elle le faisait plonger dans une douce inconscience, jusqu’au matin où elle disparaissait.
Oengus la vit tous les soirs pendant un an sans jamais l’avouer à personne. Mais il l’aimait tellement qu’il en devint malade de ne devoir se contenter que de cette vision et de cet air de harpe. Ne mangeant plus, ne quittant plus le lit, la situation inquiéta jusqu’à son père, le grand Dagda, à qui il ne put rien cacher. Le Dagda se dirigea dans le royaume des hommes où il demanda conseils aux cinqs rois des cinqs royaumes d’Irlande, jusqu’à ce que l’un d’entre eux reconnaisse la jeune fille dont il parlait. Il s’agissait de Caer Ibormeith, une jeune fille de haute lignée, femme durant le printemps et l’été, cygne durant l’automne et l’hiver. On conseilla a Oenghus de l’appeler de son nom le lendemain matin de la fête de Samahin au bord du lac où vivait 150 cygnes. S’il était capable de la reconnaître entre tous, ils se mariraient. Le jeune Dieu fou de joie n’hésita pas une seconde pour se rendre au lac des cygnes. Tous portaient une chaîne en argent autour du cou, et tous semblaient en tout point identiques. Il était sur le point de perdre espoir, quand l’un d’entre eux, au centre du lac, portait une chaîne en or. A l’observer de plus près Oenghus le trouva encore plus gracieux que tous les autres, alors il l’appela du nom de la jeune fille, « Caer Ibormeith ». Le cygne se transforma en une magnifique jeune femme qui l’enlaça en lui demandant : « pourquoi as-tu pris tant de temps à me trouver ? »
Oenghus la demanda en mariage et la jeune fille n’accepta que s’il la laissait redevenir cygne à sa guise. Pour prouver sa bonne foi, le Dieu se transforma également en l’oiseau blanc et tout d’eux s’unirent sous cette forme animal dans laquelle ils tournèrent trois fois autour du lac en chantant cet air qu’elle jouait autrefois à la harpe. Un air perdu aujourd’hui, mais si beau qu’il a été dit qu’aucun humain n’aurait pu l’entendre sans en mourir d’amour.
Ainsi se marièrent Oenghus, le dieu de la poésie et de l’amour, et Caer Ibormeith, la déesse du sommeil et des rêves. Et a regarder ces cygnes nager les uns a côté des autres comme si le temps refusait de s’écouler, je me dis que ma curiosité naturelle de musicien aurait payé cher pour entendre ne serait-ce qu’une note de cet air perdu, même si ce devait la dernière chose que je puisse entendre.
Mais à défaut de connaître la véritable musique, j’ai pensé à cet air qui j’espère plaira aux oreilles de ceux qui récupèreront cette histoire ce soir.