Cela faisait un moment que je n’avais plus écrit dans ce cahier. Le stylo me semble lourd, et le papier épais. J’ai quitté Waterford.
Elle ne m’a jamais dit son véritable prénom, Violet. Elle a ri quand je lui ai expliqué comment je l'avais nommée, et elle n’a pas voulu éclaircir ce mystère. Mais on s’est bien entendu. Je lui ai raconté les histoires de mon voyage. Elle m’a montré les fées qui brillaient autour d’elle, dans son jardin, au-dessus de ses épaules. On s’est chanté des chansons, je lui ai joué des airs… Mais je ne sais rien de sa vie. Peut-être qu’elle était déjà mariée. J’ai bien senti qu’elle ne voulait pas penser à ce qui l’attendait en dehors du jardin quand elle était avec moi. Et faut dire ce qui est… je n’ai pas posé de question. Notre lien était déjà si fragile. Il était clair qu’elle n’avait aucun avenir avec moi. Elle a beau être irlandaise, ce n’était pas le même sang dans nos veines. On le savait tous les deux.
Je n’ai jamais vu personne d’autre qu’elle dans ce jardin aux chênes torsadés. Nous n’avons jamais été surpris. C’est comme si… Je veux dire… C’était une bulle. Aseptisée, iréelle. C’est comme si j’étais passé dans l’Autre Monde, avec elle. Même le temps ne semblait pas se dérouler de la même manière.
Tout était gracieux, chez elle. Ses ongles étaient si bien effilés… Je regrette d’avoir fait sortir des larmes de ses yeux de chênes. Elle-même en semblait surprise. Mais elle aussi en est venue à l’évidence. Il fallait que je parte, reprendre mon voyage, avant que cela devienne trop difficile.
On s’est embrassé une dernière fois, tout à l’heure. Ses lèvres avaient goût de myrtille. Moi aussi, je crois que j’ai été surpris de pleurer. Cela faisait si longtemps que je n’avais pas connu une telle sérénité. J’avais l’impression de partir en guerre, reprendre le cours de ma vie. J’ai tenu sa main une dernière fois, elle restait assise au milieu des herbes violettes. Je n’ai pas eu le courage de partir en silence. J’ai chanté une dernière fois.
Fare thee well, my own true love
Fare thee well for a while
I roam away, but I'll be back
If I roam ten thousand miles, my dear
If I roam ten thousand miles
Je lui ai tourné le dos en continuant de chanter. Certaines phrases étaient trop courtes, ça ne rimait pas entre elles. J’ai hésité à tricher en les recopiant ici, pour me faire passer pour meilleur poète que je ne le suis. Mais c’était impossible. Je ne pouvais pas choisir d’autres mots que ceux que je lui avais adressé.
J’ai escaladé le mur de brique rouge pour la dernière fois. J’ai regardé en l’air, vers les feuilles des chênes. Une colombe s’est enlevée vers le soleil. Une autre s’est cachée dans les branchages. Malgré l’effort, j’ai continué de chanter ce qui me venait. J’ai failli manquer de souffle, quand je me suis laissé tomber de l’autre côté. J’ai fait une légère pause, puis j’ai repris. Et j’ai laissé tourner l’air. Il était lent, je savais qu’elle pourrait le reprendre facilement. Immobile, hors de vue, j’ai continué de chanter. Et comme un filet d’eau ténu, j’ai entendu sa voix tremblante reprendre mon chant. Je me suis arrêté… Elle avait ajouté un nouveau couplet.
Oh, come back, my own true love
And stay a while with me
For if I had a friend all on this earth
You've been a friend to me
Je l’ai écouté encore un peu, j’ai profité une dernière fois de son chant. On pouvait entendre le vent dans sa voix faible. Encore une fois, elle chantait avec le chœur. J’ai repris le chant… et je me suis éloigné, sans me retourner. Après tout, je n’aurais vu qu’un mur de brique rouge, si je m’étais retourné.
J’ai suivi la voie ferrée en chantant encore. Et voilà que la nuit est tombée sur ce jour le plus court de l’année, et que je suis bien loin du jardin à présent. Je n’entend plus le cours de la Suir River et ma boussole m’indique que je me dirige vers le sud ouest. J’ai arrêté de chanter pour poser le camp au milieu des bois et allumer le feu.
Les pages du carnet se sont légèrement humidifiées. J’ai quitté mon amour du printemps au premier jour d’été. Et si je continuerai de marcher droit… J’apprécierai qu’une Pilliwiggin vienne ce soir me tenir compagnie, et m’indiquer le chemin.
Ten thousand miles, my own true love
Ten thousand miles or more
And rocks may melt and the seas may burn
If I no more return
Je trouve ce concept de raconter une histoire tous les samedis tout bonnement super !
Le rythme est bon, les histoires sont touchantes et sincères.
Je ressens une vraie fibre d’écrivain(e), merci pour ces beaux moments.
Amicalement.
La chanson est bien évidemment magnifique et j'imagine très bien les deux personnages la chanter.
J'essuie mes dernières larmes et je m'en vais lire la suite !
Le chapitre précédent était un de mes préférés, mais pour celui ci, c'est la chanson qui fait partie de mes préférées, j'espère lui avoir bien rendu hommage. Je la trouve particulièrement mélancolique, mais réconfortante. Merci beaucoup pour ton retour !