Ça y est, je suis arrivé au bout de mon but actuel. J’ai bien pris mon temps, profitant de suivre l’eau pour me laver et me reposer, mais… J’ai enfin atteint la source du fleuve Lee. Et cette source est bien plus immense que j’aurais pu l’imaginer. Ce soir, me voilà face à la petite île qu’abrite le lac Gougane Barra.
Mon oreille forgée au silence avait eu au départ l’impression d’entendre comme un fiddle sortir du lac. Ce n’est qu’en arrivant que mon regard a été intrigué par cette petite maison entourée par l’eau, solitaire dans la dureté du paysage et pourtant bien entretenue. Pas de doute, je me suis dit que c’était obligatoirement une maison de l’Eglise. Aucune cabane de pêcheur est aussi bien entretenue, ni aussi solide. Mais cette maison d’Eglise me regarde comme une femme malicieuse ; elle me dit, avec sa jolie musique « Toi, tu ne m’atteindras pas comme ça ! ».
Que l’eau de l’Irlande est belle... Le soleil se couche sur le lac calme et ses reflets m’éblouissent. J’écris dans le journal le temps que me vienne une idée lumineuse pour atteindre la petite île… ou bien que j’apprenne à marcher sur l’eau, comme le Christ en son temps ! Mais voilà que l’air de jig prend des allures de reel et que dans un dernier rayon de soleil s’éclaire une barque non loin de moi. Le temps que je protège mon carnet de l’humidité et je vais sauter dedans. J’ai hâte de voir à qui appartient cette chapelle si bien placé dans le paysage.
Je suis dans la barque… Je réalise que ça fait longtemps que je n’avais pas mis les pieds dans un bateau. Plus depuis la fois où j’ai manqué d’arriver en Espagne. Tu parles d’un irlandais ! Si je finis ce voyage un jour, je connaitrais bien la terre, mais il va bien falloir que j’apprivoise la mer… J’ai déjà mal au bras d’avoir ramé une trentaine de secondes. C’est qu’elle est consistante, l’eau, par ici ! Pas l’ombre d’une vague. Pas l’ombre d’un oiseau. Pas l’ombre d’un fiddle, d’ailleurs. Je pense que mon esprit se crée ce qu’il a envie d’entendre – une belle fête avec un irlandais qui joue joyeusement sans rien attendre de personne. Mais l’air est entêtant, et j’en profite pendant que la barque dérive. Je commence a être habitué aux farces des voisins, je ne serai pas surpris s’il n’y en a pas un qui s’amuse avec ce violon. Je prie que ce ne soit pas à mes dépens ! Pour la peine, je vais l’accompagner avec mon whistle.
La nuit est tombée. Le fiddle s’est arrêté. Mais j’ai compris qui jouait, une fois arrivée sur l’île. La chapelle est entourée de petit feux follets, virvoltant avec joie et grâce entre l’eau et la terre. Leur leur fait concurrence aux étoiles, qui brillent à peine au-dessus des nuages. Je suis de retour sur mon Irlande humide et brumeuse, ou le froid peut se faire ressentir même dans les nuits d’Aout, et pourtant les frissons qui me parcourent sont de joie. Je suis assis à même l’herbe, l’humidité frôle mes fesses, et je profite du spectacle, parfois avec les yeux, parfois avec mon whistle. Mais je m’en voudrais de contrarier leur petite soirée de tranquilité avec mes gros sabots. Pour une fois dans les soirées tranquille, je vais rester de retrait et les écouter.
Maintenant que la nuit est avancée et que l’humidité est trop forte, la fatigue me fait lasser un peu de la danse des feux follets sur le lac. Je suis rentré dans la chapelle. Elle est en l’honneur de St Finbarr, le patron de la ville de Cork. C’est un saint qui a christinisé tout le sud de l’Irlande et y a apporté l’instruction. Il est dit que ce lieu est la demeure où il a complété son éducation, retiré loin du monde en ermite pour parfaire ses connaissances. Je réalise que je m’appelle Paddy, mais que si j’étais a Cork, très probable que je me serai appelé Finbarr. Je me rappelle de l’immense cathédrale à son nom de la ville. Ça fait longtemps que je n’avais pas prié.
Comme la plupart des saints de l’île, même comme Patrick lui-même, il devait être un peu druide, Finbarr. Qui d’autre qu’un être sensible aux Voisins partirait apprendre entre l’eau et la terre, au milieu d’un lac peuplé de feux follets, pour parfaire son éducation ? C’est parce que nos saints sont si proche de notre Autre Monde qu’ils ont su parler et élever le peuple de leur région respective vers le Dieu unique.
La fête s’est arrêtée, et après avoir prié je m’endormirai dans la chapelle, profiter de ce silence divin pour me rapprocher du Ciel. J’ai déjà hâte de voir de nouveau les rayons de soleil se refléter sur le lac de Gougane Barra.