Scène de chasse

Par Liné

La détonation a ricoché dans les alentours. Le doigt de père a appuyé sur la détente, le regard inquiet du fils s’est posé sur le père, et puis d’un coup, d’un seul, le silence ruiné : ne reste désormais dans les oreilles que l’écho pétaradant du fusil tiré.

Quand Joseph se dégage de l’appui-joue, son fil reconnaît son habituel sourire de satisfaction.

- Paul, chuchote le chasseur, t’as vu comme il a détalé ? Il est parti là-bas, derrière le buisson. Le prochain coup, fiston, il est pour toi.

Il n’y a pas de vent. Les arbres restent cois, leurs grosses racines profondément plantées – on en voit, grosses comme des troncs, qui dépassent de sous terre comme pour mieux faire trébucher les intrus. Seul un buisson remue un peu, là-bas, à distance de tir : les feuillages se remettent du passage forcé d’un lièvre.

Paul fixe le buisson et hoche lentement la tête.

- T’as pas l’air sûr de toi, lui lance son père.

- Si. Si, si.

- Alors qu’est-ce que t’attends ?

Paul se balance sur ses deux jambes et réajuste la bandoulière de son fusil. Sous l’œil insistant de son père, il avance d’un pas, puis deux, et se rapproche du buisson. Joseph le suit. Sous les grosses semelles du fils, les branchages craquent avec raideur.

- Ça sert à rien, ça, critique le chasseur. Ton lièvre, tu le reverras plus.

- Mais t’as dit que…

- J’ai dit que le prochain coup, c’était pour toi. N’importe quel prochain coup. Arrête de parler, faut du silence. Et concentre-toi plus que ça.

Paul se détourne de son père et marche. Ses jambes hésitent, celle de droite tente une escapade sur la gauche, celle de gauche avise un chemin sur la droite.

- Me dis pas que tu te souviens de rien…

Le fils sursaute. Le murmure du père a glissé entre les branches qui les séparent.

- Si, si. C’est juste que… La chasse, ça fait longtemps.

- Parle pour toi.

Joseph donne une tape silencieuse sur l’épaule de son fils, passe devant lui et reprend les rênes. Paul le suit, enfonce ses pas lourdauds dans ceux, légers, du père. Devant lui, Joseph déplace sa chair corpulente et son attirail de chasse avec beaucoup d’agilité.

Pas de vent, et pas de gibier. Parfois, Paul ouvre la bouche, se jette en avant – puis, presque tout aussitôt, dégonfle la poitrine et baisse les yeux. Et puis encore, à d’autres moments, il soupire.

- Pourquoi tu fais tout ce boucan, là ? On dirait que tu fais exprès.

Joseph ne s’arrête pas et parle à son fils comme il parlerait à la forêt qui les entoure. Paul marque un arrêt, reprend sa route, réajuste une nouvelle fois son fusil, et dit :

- Pardon. C’est que… Je voulais te dire…

Le silence, les craquements du sol. Les épaules de Joseph se contractent.

- Quoi ? Tu veux me dire quoi ?

- Que… Je suis content que tu m’aies invité… Mais faut que je t’avoue…

Le chasseur s’arrête, lève la tête au ciel comme pour mieux respirer et, brusquement, se tourne vers son fils.

- T’as rien à avouer. Tu fais ce que tu veux de ta vie, de tes soirées, de tes… de ton…

Du bout de sa crosse, il désigne maladroitement le corps de Paul.

- Tu ramènes qui tu veux à la maison, ta mère te l’a déjà dit.

- Oui je sais, mais…

- Alors on passe à autre chose, non ?

La voix de Joseph s’est élevée. Aussitôt, une branche s’agite et une tourterelle s’en échappe. Les ailes s’excitent sous la cime, Joseph arme son fusil, tente de suivre l’oiseau et, très vite, se résout : il n’était pas préparé. Il reste un temps immobile, à l’affut ou contrarié, avant d’abaisser son arme.

- On passe à autre chose, répète-t-il, et la marche silencieuse reprend.

Paul se mord l’intérieur des joues, garde le regard rivé au sol. Joseph, lui, s’avance avec plus de lourdeur : son dos est voûté, sa foulée pataude, son attirail semble le tirer vers le sol. Parfois, lui aussi soupire - mais d’agacement. 

- Papa, je voulais te dire… Enfin, te préciser…

- Quoi, encore… ?

- Je sais que la chasse, t’aime ça pour le plaisir. Et aussi pour mettre quelque chose dans ton assiette… Mais faut que je te dise, justement…

- Chut.

Joseph s’arrête, Paul l’imite. Le chasseur pose son doigt sur ses lèvres. Ses yeux pétillent ; il a retrouvé son entrain de guerrier. Doucement, il arme son fusil et vise un nouveau buisson.

Une nouvelle détonation. Des oiseaux s’envolent, une femme hurle, l’écho du tir gravite dans les bois. Un frisson parcourt les deux hommes. Ils se tournent l’un vers l’autre, s’interrogent du regard. Joseph réagit le premier : court vers le buisson, Paul à sa suite, et découvre, allongé dans une petite flaque de sang, le corps d’une coureuse vivante mais tremblante, les yeux hagards et la bouche ouverte sur un cri tout aussi silencieux que la forêt. Joseph s’affole, se jette sur elle et compresse la plaie de ses deux grosses mains terreuses.

- Paul, qu’est-ce que tu fous ? Appelle une ambulance, merde !

Paul reste debout, les bras ballants et le teint livide. Il regarde la femme comme il a regardé tant d’autres gibiers avant elle - avec un mélange d’effroi, d’étonnement et de dégoût - et déclare, enfin :

- Je… je suis végétarien.

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Rimeko
Posté le 26/05/2023
(je passe rapidement pour signaler une petite coquille : "Il reste un temps immobile, à l’affut (affût) ou contrarié")
Et au passage, j'adore toujours autant ta plume. Les descriptions, la subtilité dans les relations des personnages, les thèmes (ici, une certaine métaphore du patriarcat, si je ne m'abuse)... ah, et la chute, ici :'))
Liné
Posté le 23/06/2023
Merci encore !
Oui, il y a du patriarcat dans ce rapport à la chasse, à la viande, qui font comme des portes d'entrée pour performer une certaine virilité pas très reluisante... Et ici forcée par le père.
A bientôt !
Rachael
Posté le 13/09/2022
Oh, mais personne n'a commenté cette courte histoire ! quel dommage, parce que je l'ai beaucoup aimée. Surtout les relations ambiguës entre le père et le fils, ce dernier semblant osciller entre deux ages : un dans sa tête (adulte) et un dans celle de son père, comme s'il était resté un enfant. Il se comporte d'ailleurs ainsi, puisqu'il répugne visiblement à cette chasse, mais n'ose pas dire pourquoi.
C'est peut-être moi qui sur-interprête, mais je vois le père comme un vieux tenant de l'ordre patriarcal, et le fils comme y ayant échappé. Dans cette interprétation "féministe" de l'histoire, la tir d'une joggeuse est évidemment très signifiant.
Merci pour ce petit moment de belle lecture !
Liné
Posté le 19/10/2022
Oh, merci Rach' ! <3
Tu ne sur-interprètes pas, je voulais justement utiliser le motif de la chasse et cette relation père-fils pour donner à voir un autre pan de l'ordre patriarcal. Dans ce marasme, le fils s'en dépatouille mais continue de subir à sa manière. Je me disais d'ailleurs que ces liens n'étaient pas très subtils, du coup tu me rassures !
Merci de ton passage par ici !
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