Scène Quatrième - Honnêtes miroirs

Morve et Brunelle observaient leur reflet. C'était dur : ça giflait. Ils fanaient.

Au fond de leur cœur, il y avait cette sensation grondante de ne pas être ce qu'ils devraient. Ça grossissait en eux, ça avalait de la place. Et leur corps pesait comme des pierres.

Se sentir lourd était une impression tendue et un peu triste, écumante aussi – en friche. Les deux bambins s'en fichaient bien de plaire à autrui. Ils avaient compris depuis longtemps que « plaire » était pour les bêtes, ceux qui trichent, qui se coincent dans des costumes de « mieux qu'eux-mêmes ». Or, Morve et Brunelle avaient mûri de ce côté. S'ils avaient autrefois essayé, ils savaient désormais que le meilleur, c'était l'authenticité.

Le problème, dorénavant, c'était qu’ils ne s'aimaient pas. Ils ne savaient s'accepter tel qu'ils étaient.

Ils avaient beau se froncer les traits, se froisser désespérément la peau devant la glace, il n'y avait rien à faire. Alors ils se contentaient de se fixer, l’œil empli d’un feu humide.

Brunelle se savait jolie, mais sa chair la grattait. Quelque chose d'âpre et d’indistinct frottait à ses tissus – et à son âme, aussi. Elle s'aplatissait la poitrine, tendait la nuque, grimaçait du nez.

Il lui semblait qu'elle avait les bras et les jambes coulants. Fondant dans ses bottines, ils handicapaient sa démarche, la chaloupait.

Son organisme trop petit pour elle se soulevait parfois, aspiré par l'envie d'économiser de la place. On vivait de façon trop chauffée là-dedans, trop étroite et isolée ; on ne respirait pas bien.

Rien n'y faisait pourtant : Brunelle avait beau hurler, son corps continuait de se rabougrir et un bout de son trop-plein s'évacuait par les yeux. Sous son nid de boucles hérissées son regard brillant s'effarouchait chaque jour un peu plus. Les sourires et les soupirs se perdaient dans les coins de sa gorge. Elle avait mal. Ses os se pétrissaient. Son cœur s'empâtait. Sa lumière pâlissait.

 

Le souci de Morve n'était pas du même ordre. Lui exécrait simplement son allure et le tricot disgracieux de sa figure. Sa confiance en lui se fripait alors, son pas s'étourdissait.

Morve, Morénius de son véritable prénom, était comme un homme à l'étroit dans un corps d'enfant. Son visage se fendait entre la dureté et le rire si bien que lorsqu'il s'amusait, sa voix tombait lourde comme une ancre dans l'eau. C'était lent, rocailleux et insaisissable. La broderie grossière de ses traits comme cousue par des doigts engourdis de froid, accentuait cet aspect repoussant. Il possédait en outre une paire d'yeux très grands, très verts et très humides qui, ourlés de douceur, détonnaient drôlement au-dessus des cavernes de ses narines. Sous elles encore, des lèvres non pas timides, mais molles, difformes, souvent serrées l'une contre l'autre.

Du reste, peu de crâne, beaucoup de mâchoire, la tignasse touffue et pailleuse lui roulant jusqu'aux sourcils qui eux, largement détendus, complétaient la tendresse de son regard au même titre que sa paupière épaisse, ses cils bien fournis et sa prunelle profonde.

Morve n'était pas seulement un homme dans un corps d'enfant, mais aussi une douce âme aux carcasses monstrueuses.

 

 

— Oh, tiens ! Bonjour Morve !

Les deux bambins avaient beau se regarder dans la même glace, les épaules se frôlant et les cœurs au bord du même précipice, l'un n'avait guère remarqué la présence de l'autre.

— Yo, Brunelle...

Ils s'habillèrent du même sourire confus et appliqué. Il n'y avait qu'une unique émotion surgissant de la pauvre grimace : l'embarras. Et un embarras triste. Chacun fut étonné de voir cette expression sur la figure de son ami. D'un coup ils grignèrent les sourcils qu'ils portaient tout deux ébouriffés.

— Mais dis-moi, Brunelle, tu en tires une tronche ! Qu'est-ce qu'il y a ?

— Je... mais rien du tout ! Je regardais juste... enfin peu importe ! Et toi, Morve ? Un tracas ?

— Pas le moins du monde !

Brunelle rit. Sa bouche s'obstrua sur la dentition étoilée qui la garnissait.

— Tant mieux alors ! Et à ce soir, vieux !

— A c'soir.

Ils se quittèrent le rire aux lèvres et la larme au cœur.

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