— Josseline Leguy...
Marjolaine avait parlé huileusement. Toute empaquetée de couvertures aux textures richissimes, elle se maquillait de fard à paupières rose et de cernes violets. Avec sa chemise de nuit mauve aux cordons beige et les arborescences azurées de ses veines qui s'emmêlaient sous sa peau, elle évoquait un véritable arc-en-ciel de grisaille.
— Approchez, Josseline Leguy...
Jo obéit. Elle entrechoqua le plateau au chevet du vaste lit avec un remarquable tintinnabulement de porcelaine. Puis elle recula en se dégantant.
Sans qu'elle sourît réellement, ses commissures eurent un étirement craintif.
Marjolaine la jaugeait.
Son immense visage – immense de mépris – se tordait venimeusement vers elle comme si la lourdeur, la moiteur des parfums de la chambre la tenait en torticolis.
Un miroir de poche à la main, elle poudrait son nez et n'y prêtait pas attention. Ses belles boucles s'étaient transformées en énormes escargots roux-rosâtres – faute des bigoudis. En-dessous de ce toit chevelu jaillissaient des coups d’yeux sulfureux, vifs et acérés, veloutés pourtant... Marjolaine la jaugeait, oui, mais ne lançait ses œillades qu'à la dérobée.
Les deux paires d'yeux se confrontaient sans se le dire, sans y croire eux-mêmes, la pièce nageant dans un silence bas. Ils se frottaient furtivement, doucement, les regards – comme pour estomper le noir de la pupille de l'autre. Ils s'effleuraient mutuellement les cils, glissaient sur les joues comme des larmes sans consistance.
Les joues de Marjolaine, opalines, se couvraient de fard depuis peu. Celles de Jo, longues et pas mal creuses, se mouchetaient de discrets boutons et de roseur.
Le froncement de lèvres de Jo s'accentua. La gêne, l'insoutenable gêne... Mais surtout : l'incompréhension.
Pourquoi se trouvait-elle donc ici, par les rides de Virgule ?! Pourquoi elle, une fois de plus ? Elle avait toujours été discrète... Elle s'était toujours arrangée à ce que Marjolaine ignore ses origines et même, si possible, son existence. Alors ?
— Vous... vous ne déjeunez pas, Madame ?
— Oh, je ne me presse pas, c'est tout, répondit Marjolaine en s'extirpant de sa sorte de torpeur satinée. Vous savez, mademoiselle Leguy, il paraît que la pression fait défaut au bonheur. Et je compte rester une femme heureuse jusqu'à la fin.
Difficile de définir ce que Marjolaine entendait par « heureuse ». Jo se mit à sautiller.
— Il paraît aussi, poursuivit-elle en remuant sa cuiller dans la jolie jatte qu'elle étreignait à pleines mains. Que l'angoisse, l'anxiété saturent également le bien-être. Moral comme physique, je pense. Il n'est jamais trop bon de réfléchir, hein. Nos amis sont là pour nous empêcher de poursuivre sur cette voie, à mon avis... C'est à ça qu'ils nous servent ! Ils nous font rire, et le rire est insouciant.
Sur ce, elle s'essuya la bouche dans un bout de dentelle onctueusement replié. Elle trouva un sourire dans la luxueuse serviette et l'enfila de guingois :
— Votre rire est bien charmant, mademoiselle Josseline Leguy.
Jo ne sautillait plus. Ses lèvres ne bougeaient plus. Sa nervosité l'avait quitté.... Jo était glacée ; elle ne ressentait rien.
Rien, certes, mais derrière les couches neigeuses, Jo se souvenait d'une forme de peur étrange, tout au fond de son ventre, une peur qui grimpait entre les raisins secs si pesants. Un jour, elle atteindrait sa gorge.
La soubrette venait de comprendre.
De tout saisir d'un coup.
— Mer... merci, Madame.
Ses jambes immobiles la démangeait. Elle attendait qu'elle puisse enfin disposer. Or sa maîtresse n'en faisait rien, mangeant, buvant thé et brioche qui disparaissaient au fond du gouffre visqueux et moelleux de sa gorge.
Et Jo déglutissait. Cette jatte, celle autour de laquelle s'articulaient grossièrement les doigts de Marjolaine, il lui semblait que c'était son cou.
— Vous ne vous demandez quand est-ce que je vous ai entendu rire ?
— Oh, l'occasion n'a pas due être si particulière. De temps à autre, de-ci delà dirons-nous, je lâche un petit gloussement – voilà.
— Vraiment ?
Jo respira plus vite.
— Oui, je suppose, dit-elle, la langue pataude. Je ne suis pas sérieuse au point de ne plus savoir comment rire... Excusez-moi de vous aborder de la sorte, mais... Pourquoi une telle circonspection, Madame ? J'aime mon métier, vous savez.
— Vous l'aimez ?
— Mais tout à fait. Assurément !
— Bien.
Marjolaine avait cessé de remuer son thé. Se frottant doucement la bouche de son morceau de dentelle replié, elle continuait toutefois de guetter Jo. Elle guettait un signe. Le signe. Le signe qui la trahirait.
— Mais si vous l'aimez tant, mademoiselle Leguy...
— Quoi donc ?
— Votre travail, disiez-vous !
— Mais certes !
— De quoi parlerais-je, sinon ?
— Je l'ignore. Et je vous pris par ailleurs d'excuser mes divagations si fréquentes... Je suis... je suis quelqu'un au naturel distrait. Où souhaitiez-vous en venir ?
Jo sentait sa tête tourner.
Luttant contre le poids de l'instant, elle se força à tordre encore ses gerçures de lèvres. Ses bésicles pendaient. L'air grossi et la rampe mouillée de son nez avaient occasionné leur chute.
Elle les redressa fébrilement.
De l'arrondi du globe jusqu'au pli caractéristique de la paupière, Marjolaine avait l’œil le plus perçant qu'il soit, mais aussi le plus doucereux. Gare à celui qui se prendrait entre ces filets de velours lasse ! Les pigmentations bleuâtres, émoussées, de fine consistance, à l'humidité toutefois épaisse foisonnaient aux coins de son iris. Même si dépourvu de teintes dorées, il était indéniable que Marjolaine détenait un regard huileux.
— J'y viens, ma chère, j'y viens... Il est si rare de trouver des soubrettes si investies, de nos jours... Eh bien. Disons-le.
Sur ce, le regard huileux s'ourla d'un sourire pas moins dégoulinant :
— Je vous propose de devenir ma domestique personnelle, Josseline Leguy. Nous avons beaucoup à nous dire, toutes les deux.