Rien n’avait changé.
Tout était gris, crémeux de brume. Les jours de pluie, ils ne dégotaient un abri dans la commune qu’au prix d’une terrible peine. Malgré sa quantité hallucinante d’arcades vertigineuses et de préaux vermoulus, de cheminées autant tordues que bouffies, pointues que rapiécées, la ville de Terne ne répondait pas aux besoins des « bambins pillards », comme on les appelait désormais. S’ils trouvaient un parapluie, il était troué ; s’ils trouvaient un porche, il était habité.
Terne se concevait en peau de nuage – elle n’aimait pas les intrus. Seuls les plus pluvieux des Gens Gris vivaient parmi ses boulevards, la ravissant par leurs yeux creux, leur gorge tressaillante, leurs longues mains et leur carcasse de cintre qui se serait mis à marcher.
Terne n’aspirait qu’au désespoir.
C’était un désespoir tintant, brûlant, bruyant et qui se fixe partout, une fois la peau traversée. Ce désespoir tavelait les mains. Il les fissurait de veines tordues et gonflées. Ce désespoir ridait les figures. De longs plis de tristesse entre la joue et le coin de lèvre, en débordant sur le menton.
Les larmes séchaient avant même d'avoir coulé. En s'évaporant, les particules d'air de larmes étaient trop lourdes et se condensaient en nuages bas. D’ailleurs, nombreuses légendes disaient que c'étaient d'elles que venait la Brume, la grande Brume de Terne...
Terne n’aspirait qu’au désespoir.
Alors forcément, quand les bambins ailés avec leur Couleur de pacotille débouchèrent entre ses portes, elle hurla une plainte abominable.
Partir : ce fut le mot qu'elle fit rebondir dès leur arrivée. Sous l’influence de sa grosse voix, les chaudières sifflèrent, les gouttières rotèrent, les réverbères huilèrent par dégoulinements les rues, les radiateurs fuirent, les volets de chaque boutique, de chaque maison claquèrent sur un rythme de cœur trop dur.
Ne pas sourire, passer doucement, c’étaient les consignes à Terne.
Depuis leur venue, les bambins pillards ne cessaient de les enfreindre. Leurs entorses à la loi enflaient, rougissaient puis violaçaient – bref, c’était vilain à voir. De même, leurs espaces de vie étaient raccourcis ; ils franchissaient rarement les espaces centraux de Terne et les trop larges boulevards, là où la loi ancestrale de la ville s'appliquait sans faillir.
Heureusement, ils bénéficiaient d'une ouïe fine et du pied léger d'un oisillon.
Les bambins volaient. Avec leurs mains et de leurs ailes ; du fond de leurs poches ou du bout de leurs rêves.
— Ce sont des malades, oh oui, de sacrés beaux malades ! gueulaient les habitants.
Certains Gris étaient silences et d'autres beuglements.
— Des malades ! répétaient-ils.
— Pourquoi ? demandait un enfant.
— Pourquoi, pourquoi ?! Bah voyons, tu le sais, enfin, tu les vois ! Tu les vois, mon gosse : ils sont heureux, tous, ils sont heureux ! N’est-ce là rien de bien curieux ? Ne t’avise pas à faire pareil. Des malades, je dis…
Les Gens Gris, eux, avançaient par brèves saccades de pas nerveux, à moins que ce ne soit par une déambulation robotique. Malgré le froid mordant qui martelait la commune, ils s'arrêtaient dans le souci d'un effilochement à l'ourlet, d'une tache indésirable sur la bottine. Puis repartaient d'une marche plus sèche encore, après un regard jeté à la ronde.
C'était à cet exact instant que les bambins frappaient.
Une ombre minuscule se faufilait au sein de la foule, le pas trop furtif pour avertir l’ouïe. Ainsi l’ombre se glissait-elle sans mal et ses mains aussi. Elle dérobait quelque chose, posait sa couleur puis fuyait à toutes jambes. La scène se déroulait d'un coup, sans tension prophétique. Le Gris tonnait, s'indignait de toutes ses entrailles, or les autres s'écartaient au contraire, comme si le bout de couleur était contagieux.
Eux marmonnaient un juron pas très rond, plutôt élastique, qui roule dans la gorge et siffle dans le nez. Rien de plus grossier.
Et le pillé courait, affolé, combattre la couleur chez le médecin du quartier.
— Tout serait assurément plus tranquille si ces sales gosses n'étaient pas là, disait le docteur Etiol en pansant la victime. Si seulement ce satané Orphelinat n'avait pas fermé ! La « Maison-Soleil », tu parles... Quelle éducation leur a-t-on inculqué au cœur de cette bâtisse immonde, hum ? Ah, je me le demande ! A déposer leurs particules de sourires, de bonheur et toutes ces sornettes un peu partout – au détour d'une rue, au coin d'une gouttière – Terne ne sera bientôt plus ce qu'elle était, vous pouvez me croire. Mais le pire réside dans ce transfert de couleur, n'est-ce pas ? Le microbe dans toute sa splendeur ! Je me demande comment ils font leur compte... Un contact et hop ! un arc-en-ciel crocheté au veston ! Non, non, Monsieur, pas d'affolement, pas d'affolement. Ces momacques n'auront jamais notre peau – non, non. J'ai ici le meilleur élixir qu'il puisse exister : l'anti-couleur ! Vous allez voir comme c'est bon. Dans quelques minutes, vous serez de nouveau Gris, mon brave Monsieur. Emmitouflé de cette chère grisaille coutumière. Comme avant.
Il remonta les bésicles qui lui pendaient au bout du nez :
— Exactement comme avant.
Il n'y a pas seulement une question d'amusement derrière cela mais c'est l'idée, ça va se clarifier dans les prochains chapitres.
Merci encore !
Merci encore à toi !
Ce deuxième chapitre c'est un peu comme le premier, mais en un peu plus clair plus précis, plus concret.
Tant mieux, j'avais un peu peur au début du chapitre qu'il ne soit aussi flou que le précédent, mais pas du tout, les personnages et la situation se dévoilent lentement :)
Contrairement à un commentaire précédent, j'ai apprécié être introduite dans l'univers avec un premier chapitre onirique, presque impalpable - pour ensuite mieux rencontrer Terne, les enfants, les habitants, par quelques petites touches plus concrètes. Ceci dit, on n'en est qu'au premier chapitre et il reste tout naturellement beaucoup de plages à remplir (et j'ai l'impression que tu as épuré ce 2e chapitre depuis le commentaire de Margerie ?). En tout cas, pour moi, la continuité et la progression fonctionnent tout à fait entre ces deux chapitres.
D'ailleurs, j'ai beau être d'un naturel impatient, je sais déjà que je vais aimer me laisser porter de chapitre en chapitre sans attendre quoi que ce soit d'autre qu'un pur et simple plaisir de lecture, en prenant mon temps. Et c'est une expérience de lecture assez rare chez moi !
Terne est très bien trouvé, le nom a le mérite d'être clair et en même temps, ça sonne comme un village français un-peu-paumé-mais-pas-trop. Et puis les personnifications, y'à qu'ça d'vrai !
Ce que tu dis ensuite me touche beaucoup, car à de nombreux égards, cette histoire a le rôle de réconforter. Je voulais en faire une sorte de doudou poétique pour s'émerveiller. Une ambition un peu grande, mais pour l'heure, le résultat me satisfait.
Merci infiniment à toi <3
Pluma.
Pour le coup c'est moi qui vais parler de "trous" sur ton texte héhé ~ "S’ils trouvaient un parapluie, il était troué ; s’ils trouvaient un porche, il était habité." J'aime bien ce genre de chiasme, d'un côté le parapluie qui est troué, donc inutilisable, et de l'autre côté au contraire le porche trop plein, qui le rend tout aussi peu secourable. Joli effet !
"Seuls les plus pluvieux" Belles sonorités ici, ça fait presque comme de la pluie justement ^^
Cette ville de Terne a quelque chose d'un corps géant et malade, ça crachote, les cheminées sont tordues et toussent. La ville enferme ses citadins dans le malheur mais fait elle-même de la peine et semble elle-même malade, bien joué.
Eh bien, une tonalité un peu différente dans cette section, tout en sachant continuer sur ce contraste gris / couleurs malvenues. Mais ici c'est encore plus marqué, on sent une hostilité des habitants contre ces enfants. Les habitants de Terne semblent faire bloc, être tous dans ce rejet, ça donne un aspect fable / conte à ton histoire. J'ai un peu pensé en lisant cette scène à "l'étrange Noël de Monsieur Jack" avec sa ville sinistre et tordue qui ne connaît pas le bonheur.
Toujours aussi plaisant de venir se replonger dans ton univers !
Au plaisir <3
Je m'excuse de répondre si tard à ce commentaire - si doux et réconfortant en plus de ça… Comme d'habitude, je me sens touchée tout au cœur de ta gentillesse, de tes mots... parce que ceux-ci répondent vraiment à ce que je voulais transmettre par cette histoire. Notamment pour les cheminées tordues et qui toussent ^^
Je n'ai pas encore vu *L'étrange Noël de Mr Jack*, mais je reste très inspirée de l'univers de Tim Burton en général.
En tout cas, merci, merci, merci à toi tout en espérant que la suite te plaira ! <3
Pluma.
Je trouve que ce deuxième chapitre laisse moins de place à l’imagination.
Tout d’abord, on a une situation très concrète : Terne est régie par des lois, elle abrite un Commissariat et des médecins, et fait ainsi penser à une ville réelle ; même la description dans le deuxième paragraphe est faite avec des expressions plus « ordinaires » que ce à quoi je m’attendais.
De plus, les Gris ont chacun une voix et certains ont même une once d’esprit critique, ce qui leur donne une certaine individualité. Or dans le premier chapitre, bien que le récit ne se concentrait pas sur eux, ils se fondaient dans le paysage, apparaissaient comme passifs ; dans le deuxième ils ont même des « yeux creux », une « gorge tressaillante » et une « carcasse de cintre » ; j’imaginais donc des espèces de zombies, des êtres chétifs et vides qui ont à peine la force de se traîner, sans parler de « gueuler » et de jurer. Ce brusque revirement m’a sortie de l’univers, et j’ai également éprouvé une perte d’intérêt pour ces personnages, car on passe de l’aspect zombie, monstrueux, glauque, à celui de banal et agressif citadin.
La partie précédente construit une métaphore qui est ici plus claire, ce qui m’a sortie de l’univers. L’aspect « être heureux est interdit » la rend même enfantine, simpliste, alors qu’elle était plus diffuse et instinctive dans le premier chapitre ; la dualité entre joie et tristesse n’était pas aussi marquée, les deux étaient étroitement liées voire entremêlées, et cela rendait l’histoire plus complexe, riche et donc intéressante.
Cette simplification donne d’ailleurs une teinte de conte au récit : on a les jeunes héros optimistes et intrépides face à l’entité maléfique, Etiol ou l’ensemble des docteurs, qui ont le pouvoir d’annuler l’effet du pouvoir des héros, et une ville dangereuse, territoire des méchants, qui semble posséder une volonté propre, évoquant la forêt enchantée ou la maison de sorcière des histoires traditionnelles (bien qu’ici la sorcière ne sera apparemment pas malveillante…).
Au passage, la personnification de Terne m’a bien plue.
Concernant le juron, je ne sais pas si j’ai cerné ce que tu as voulu dire, mais j’ai apprécié l’interprétation qui m’est venue. Un juron « rond » serait comme une balle qu’on lance dans le vide, sans conséquence, ce serait une obscénité sans grande importance lâchée sous le coup d’une émotion. Par opposition, un juron « élastique » ne se détacherait pas de son émetteur ; à chaque fois qu’il est lancé, il revient, et est voué à être lancé encore et encore, car il traduirait en fait une pensée profonde et un réel mépris.
Et bien vu pour la couleur et l’anti-couleur !
Bien à toi
Merci, merci <3
Dans ce que tu décris, il y a du "voulu" et du "non-voulu".
Pour moi, il me semblait assez "logique", peut-être, que Terne soit régie par des lois. Pas forcément que ces lois soit concises et bien cadrées, organisées mais plutôt qu'elles planent autour de la ville, invisibles, comme une menace ou un sorte de mécanisme qui feraient machinalement avancer les Gris, eux et le nuage par-dessus leur tête. Je ne sais pas si l'image que je donne est très claire ? ou trop bancale ?
C'est vraie qu'elle peut paraître bancale, surtout en sachant que Terne contient un Commissariat. D'ailleurs, c'est un des éléments que je remets en question, le Commissariat, car il me bloque un peu de part les tournants que je souhaite donner à l'intrigue... N'étant pas non plus nécessaire, et s'il sature l'esprit onirique de l'histoire, vaut mieux l'éliminer au plus tôt. Pour les docteurs, ils tiennent quand même un rôle important dans l'histoire, alors je les garderai sans nul doute, quoique je pusse encore accentuer leur côté "fou", plus sorcier que docteur en fait.
Pour ce qu'il en est des Gris, jamais, je pense, je ne les aies voulu "glauques". Ce terme me parait un peu trop brutal pour un univers que je désirerai cotonneux. (mais "cotonneux" ne veut pas dire non plus tout blanc, tout rose, hein - qu'on soit d'accord) Ce qui est sûr, c'est que je ne les veut pas non plus comme de banals et d'agressifs citadins - non, non. Cela dit, il est indéniable qu'il leur sera par la suite accordé plus de nuance, de personnalité propre et qu'ils ne resteront pas à jamais cette masse traînante de désespoir. L'idée principale se veut d'être la même, mais en approfondie :)
Je ne m'attarderais pas plus par rapport au côté "conte" du récit. J'aime beaucoup les contes. mais comme tu dis : "la dualité entre joie et tristesse n’était pas aussi marquée, les deux étaient étroitement liées voire entremêlées, et cela rendait l’histoire plus complexe, riche et donc intéressante." C'est ce que je recherche. Le côté "joie-tristesse entremêlée" reviendra avec la suite, je te le promets...
J'adore les images que tu as donné aux jurons ronds et élastiques !
merci !
Je suis heureuse que mes remarques puissent t’être utiles.
Oui, je vois ce que tu veux dire pour les lois qui planent autour de Terne, j’aime bien comme tu les décris dans ta réponse.
Par rapport au Commissariat, j’ajouterais que chaque entité et personnage mentionné prend une certaine importance dans ton roman, vu sa longueur (ou en tout cas la longueur de chaque partie), au même titre que les mots. Concernant les docteurs, malgré mon commentaire, on comprend bien leur place et leur rôle, et leur fonction de médecin est bien choisie puisque ça relègue la joie au niveau de maladie, quelque chose qu’on veut garder le plus loin possible de soi (bien que le Gris du dialogue trouve cela « curieux » d’être heureux, et ne manifeste pas de la peur).
Quand j’ai dit « banals et agressifs citoyens », je n’ai pas voulu dire, bien sûr, qu’il n’y avait pas une personne derrière chacun.
Une dernière chose qui n’a pas vraiment rien à voir, je comprends que tu publies les chapitres au fur et à mesure que tu élabores l’intrigue, et c’est certainement ce que font d’autres auteurs sur ce site (je n’ai pas encore eu le temps de beaucoup observer), entre autres. C’est quelque chose qui m’impressionne. Personnellement, il faut que je fasse le squelette de l’histoire et l’écriture finale (enfin « finale ») entièrement de mon côté avant de montrer le résultat. Mais j’aimerais le faire un jour, le concept me plaît, et ce serait enrichissant d’essayer une autre manière de travailler.
En tout cas, encore bravo pour ce récit prometteur, à bientôt !
Bien trouvé le nom de la ville, ça colle bien avec la description que tu en fais. J'ai trouvé que la personnification fonctionnait très bien.
C'est toujours très agréable à lire, j'ai trouvé la répétition de la phrase de fin assez bien vue.
Beau travail !
Bien à toi !
Il y a un curieux (et très intéressant) contraste dans ce chapitre : ces enfants qui ont l'air si vivants, par rapport à ces Gris (je m'identifie un peu à ces situations, dans le métro parisien, où l'émotion positive est presque anormale et regardée de travers), et en même temps, ce sont de vrais polissons. Mais si l'orphelinat a fermé, alors leurs méfaits sont tout expliqués (pas forcément justifiés pour les locaux bien sûr).
Je me suis délectée de l'anti-couleur. Je pense qu'il y a dans tout ce roman un sens bien métaphorique dont je suis curieuse de connaître toutes les ficelles.
Dernier détail, mais c'est sûrement parce que j'ai vu French Dispatch la semaine dernière avec la ville d'Ennui : très bien trouvé, la ville de Terne. C'est partout et nulle part à la fois, mais on la visualise très bien.
Bon courage pour la suite de l'écriture ;)
Plumesquement tienne,
Hylla
Que Terne et ses habitants soient un peu comme "tout le monde et personne" me convient très bien, je vais le prendre comme une qualité ^^
Bonnes inspirations à toi ! <3
Pluma.