La boutique de Monsieur Rouflaquette se trouvait à deux rues exactement de l'école Anacyclus. On s'y rendait à pied, le chemin trop étroit pour accueillir les véhicules... C'était une boutique fort simple, semblable à mille autres, aussi discrète qu'une fourmi à côté d'un caillou. La boutique n'avait qu'une particularité. Accrochée comme une ampoule au plafond de l'entrée, une clochette luisante tintinnabulait avec triomphe à chaque venues de vents et de poussières.
Et des poussières, il y en avait.
Venues d'étoiles ou de vieux meubles, elles s'incrustaient dans le moindre creux à leur portée : un recoin de bois comme un pli de peau. Elles enveloppaient les pièces de coton argenté au goût de pissenlit – un goût si frais et piquant qu'il donnait irrésistiblement envie d'éternuer.
Rouflaquette n'était pas célèbre dans le quartier. Ses rares clients n'étaient pas fins connaisseurs en horlogerie non plus. En effet, lorsque quelqu'un peinait avec un bête mécanisme, il se traînait ici d'un pas vide, rythmé par le « tic-tac » infernal des goussets. Pas de sourire, pas de bonjour, juste un grognon « ça ne marche pas », en plaquant la montre contre le comptoir boisé.
Ici, pourtant, on n'aimait pas les paltoquets. La politesse avait un grand prix aux yeux de Monsieur Rouflaquette, un prix si cher qu'il était incapable de le payer lui-même.
S'ensuivait alors une longue sorte d'« engueulade », comme disent les autres. Rouflaquette se débattait comme il pouvait avec son client, hasardant entre conseils et réprimandes, et sans oublier d'ajuster son monocle contre sa paupière flétrie.
Louison, qui audit moment astiquait les nouveaux arrivages dans l'arrière-boutique, n'avait souci d'aucune pitié pour ses oreilles. Rater une phrase, un mot le barbouillaient de déception. Il déployait en effet une fascination replète pour chacun de ces Gris qui s'appuyaient contre la vitrine de la boutique. C'était aussi pour cette raison que Rouflaquette le cachait, parfois : il riait des Gris et ça ne devait pas se faire savoir. Nul ne savait les conséquences de cette audacieuse insouciance.
Et Louison riait toujours.
« Ce sera la montre que j'achèterai ici qui rythmera mes journées de labeur » qu'ils se disaient tous, les Gris. Même si la plupart des gens ne vivait même rien que pour le labeur, ils se plaisaient à loucher sur l'objet sphérique et tintant, pressés malgré tout de retrouver leur maison, leur famille et leurs pantoufles craquelées.
Quand ils les retrouvaient, néanmoins, la maison, la famille et les pantoufles craquelées, ils ne songeaient qu'à leur travail, qu'à l'argent qu'ils auraient reçu en sacrifiant un jour supplémentaire. « Quel phénomènes ! » pensait Louison.
Cependant, il y avait un Gris qu'il préférait aux autres ; et ce Gris, c'était Monsieur Rouflaquette.
Le garçonnet avait toujours admiré son « maître ». Sans être doté d'un cœur plus gris que la moyenne, il s'agissait d'un monsieur dont il semblait que les os, comme ceux d'un squelette, dussent cliqueter en marchant. Joufflu néanmoins, un gros nez s'écrasait maladroitement au centre de sa figure et détonnait parmi les spirales de rides creusées ça-et-là. Les crevasses lui sillonnaient le visage jusque sous les rouflaquettes qui lui valaient son surnom – jets de poils somptueux, tristounets.
Assurément, son monocle aux ornements dorés était sa plus grande richesse. Très souvent, inspiré par l'aspect de l'objet, Louison avait rêvé de faire couler cette chaînette et ce verre d'or au creux de sa paume. Il se disait qu'un jour, s'il héritait seulement dudit Monocle, il serait l'homme le plus majestueux du monde.
Monsieur Rouflaquette n'était ni beau, ni majestueux mais il gardait sans cesse cette petite virgule de mystère au fond de l’œil – le miroir au débouché direct sur l'âme. Autre raison de l'admiration de Louison. D'ailleurs, jamais le garçonnet ne s'était émerveillé d'un quelqu'un aux poches remplies. C'était une règle.
Ce jour-là, une nouvelle fois, il buvait la voix de Monsieur défendant assidûment la valeur de son travail. Sa voix s'orchestrait par des sonorités abyssales, froides et cassées. Reflet exact du cœur de l'horloger.
- Tic-tac, tic-tac... Tuc-tuc ! Le bruyant mécanisme de cette bêtise m'a valu bien des insomnies, m'sieur, hein. Oh çà, vous pouvez me croire !
- Ce n'est pas une bêtise, rétorqua calmement Rouflaquette. Enfermez-la dans un tiroir, avant de vous coucher.
- La vieille excuse ! J'aimerais ne pas m'embêter, hein. Un tiroir, enfin... ! Tout ça pour une ignoble montre défectueuse ! Je pourrai très bien me chercher un nouvel horloger, v'savez.
- Vous qui détestez tant vous embêter, selon vos dires, je ne pense pas que vous aurez cette force-là.
- Non mais...!
- Ce n'est que ma déduction.
- Pas gêné, l’vieux !
Sur ce, on entendit comme le roulement d'un objet, le tintement d'une cloche, le claquement d'une porte : Rouflaquette venait de perdre un énième client.
Depuis l'arrière-boutique, Louison poussa un soupir contrarié, mais au fond, amusé quand même. Son maître, comme la plupart des Gris, ne se fiait jamais qu'à lui-même et ainsi, ne changeait en aucun point. Malgré tous les efforts et conseils de son fidèle employé, il ne se disposait non plus à l'écouter. Ça aussi, ça faisait parti de ses principes.
Rouflaquette n'avait que faire de l'argent, n'avait que faire du bonheur. Il vivait sans trop savoir pourquoi, avançant à tâtons, un peu de guingois aussi, ses paupières papillonnant et son Monocle tressautant aux rebonds de ses pieds lourds. Il se promenait au bord du précipice sans jamais avoir pensé à s'y jeter.
- Et vos problèmes financiers, monsieur ? demanda le brave Louison dès que Rouflaquette l'eut rejoint.
- Rien à faire. Je vais me débrouiller – je trouve toujours un moyen de me dépatouiller des embrouilles. Et range ton rat, ce n'est pas ça qui va attirer les clients.
Louison ensevelit prudemment Zig au sein de sa poche élimée. « Mon maître a la voix embrumée » pensa-il. Il insista :
- Pas besoin d'aide ? Êtes-vous sûr de vous, monsieur ?
- Non, répondit celui-ci avec un hoquet d'épaules larmoyant. Mais il n'y a rien de grave dans cela. Je me dépêtre toujours hors des fumiers, tu le sais bien... Avec ou sans l'intervention de la banque, d'ailleurs. (Il se reprit alors, comme émergeant d'une transe :) Toutes les montres sont astiquées, encaissées, Louison ?... Non...? Comment ça, non ? Ce n'est pas le moment de bayer aux corneilles, mon petit !
Le maître lissa ses favoris – sa fierté et son prénom. Enfin, il se détourna.
Louison rosissait légèrement. Cette fois-ci, la voix de Rouflaquette avait été aussi sèche qu'un claquement de fouet, et les noires vaguelettes creusées à son front s'étaient tordues à vue d’œil.
Il valait mieux s'en tenir là pour l'heure ; tenir tête à un Rouflaquette en colère, ce ne serait vraiment pas prudent.
Rouflaquette horloger, c'est très bien trouvé : le motif du temps et de ses usages va très bien avec le regard que les persos portent sur les Gris. D'ailleurs je me demande si tu vas pousser plus loin cette réflexion sur le temps...
Tu as rédigé la suite ? Où en es-tu, exactement ?
Je pense que des réflexions sur le temps reviendront parfois, mais cette thématique ne sera jamais vraiment portée au premier plan.
En réalité, l'entièreté du premier jet est écrit à cette heure, J'en ai déjà parlé sur le forum, cette histoire bénéficie déjà d'un suivi éditorial. Actuellement, je me dépatouille donc entre leurs conseils d'amélioration et mes propres choix sur cet écrit. C'est donc un peu compliqué de savoir si je continue de le publier sur PA ou non. Les pistes de corrections sont encore en germe dans ma tête et si je poursuis la publication, vous ne verrez que la première version. C'est donc à voir :)
A bientôt !!! <3
Pluma.