Scène Sixième - Chère Brunelle

Notes de l’auteur : Dernière édition le 30/10/23.

Brunelle accrocha un œil, puis deux, à son filandreux repas : de la soupe de porc et de navets, ceux-ci flottant nébuleusement à la surface de la substance marron. Et du marron : une couleur terne, comme du gris.

Écœurement instantané. Les bouclettes de la jeune fille pendirent larmoyantes au-dessus de l'affligeante assiette.

Depuis ce matin, le ventre de Brunelle poussait des gargouillements sonores. Maintenant, Brunelle regardait son repas, mais n'avalait rien. Elle regardait seulement.

Pourquoi avait-elle espéré manger à sa faim ? Sa déception n’en était que plus grande…

Non, sans être inattendue, cette soupe restait tendue. Comme élastique, plastifiée, son corps souple mangeait toutes extrémités du bol, aussi circulaires fussent-elles, s'étirant à son maximum de toute sa texture râpeuse, chimique, caoutchouteuse.

Enfin, Brunelle repoussa l’assiette. Pourquoi ne servait-on donc pas de crème à la comète, dans ce réfectoire ? Du sucre de lune ? Des beignets au nuage ?

Elle soupira, fouilla sa poche en quête de brioche puis se souvint d'avoir laissé sa part à Louison. Elle bloqua sa respiration pour ne pas soupirer une seconde fois. Belle journée, décidément... Qu'allait-elle manger ?

La jeune fille guetta du coin de l’œil la triste réponse. Pourtant, elle ne pouvait se résoudre à avaler du gris. Peut-être cette pâleur la déteindrait-elle de l'intérieur ? Et si cela éteignait définitivement sa lumière ?

Physiquement, on pouvait en effet dire que Brunelle était lumineuse. Son visage large et rebondi se prolongeait d’un nez en trompette. Ses cils, une fois les yeux fermés, avalaient toutes ses cernes. Son sourire détonnait, efflanqué par la chair rose et pâteuse de ses joues puis par une jungle de bouclettes . Les dents blanches qui le constellait brillaient comme une foule d'étoiles ; les lèvres qui le traçait étaient gonflées, souvent gercées, et brûlantes de questions.

Brunelle arborait aussi, sous son sourire, sous sa lourde gorge et contre ses tissus, un corps bancal, potelé, architecturalement petit et replié. Brunelle n'avait pas un sourire ; Brunelle en avait des dizaines !

Elle était juste assez biscornue pour être parfaitement jolie.

 

Or ce corps n’aurait pas dû être le sien.

Chaque matin, elle prenait le soin de le dissimuler sous les coutures et ourlets de son uniforme, qui le vivait mal. Rapiécé, elle en troussait des bouts, en tirait sur d’autres ; elle coupait, cousait, recousait, rafistolait pour tromper son cœur à elle et les regards d’autrui. Elle et son corps n'étaient pas à leur place ici avec leurs os de mi-femme, mi-oiseau. Pas à leur place, pas à leur place… Alors sa place, où était-elle ?

Trois coups cognés au carreau l'arrachèrent à ses réflexions embaumées « soupe porc et navet. » Brunelle sursauta en entendant Louison crier.

Après avoir vérifié que personne ne la surveillait, elle se précipita vers la vitre, la déclot et plongea dans l'air frais. A l'école Anacyclus, l'air était compact, irrespirable. On n’inspirait que par petits coups pour ne pas trop se polluer. Dans le cas contraire, le fait est qu'on s'évanouissait.

La jeune fille crocheta ses phalanges autour du rosier qui engloutissait le bâtiment en humant encore la douce haleine de Terne. Ses doigts se mirent à saigner : elle descendit plus vite.

Au pied de l'impressionnante architecture de l'école, faite de boucles complexes et marbrées, de girouettes tourbillonnantes, de lucarnes trop petites pour inhaler le dehors et ses parfums, Louison attendait.

Il avait traversé toute la ville dans l'unique but de rendre visite à Brunelle. Jamais ils ne pouvaient passer plus de quatre heures sans se frotter un regard, les deux bambins. Car sinon, ce ne serait plus seulement l'air d'Anacyclus, mais aussi celui de Terne entière et de n'importe quel autre endroit qui les pourriraient de l’intérieur.

— Tu as passé une bonne matinée ? demanda-t-il en boitillant d'un pied sur l'autre.

— Ouais, plutôt. C'est Anacyclus, quoi… jamais de la tarte. Et toi ?

— J'ai dormi.

Il avait répondu avec un hoquet d'épaules modeste, fataliste. Il se doutait bien que ce n'était pas du sérieux, tout ça... Mais pour combien de temps auraient-ils encore un toit ?

— Ne t'en veux pas, Louison ! le rassura Brunelle en posant bottine à terre. Ça arrive à tout le monde de ne pas se réveiller. Et t’as quand même le droit de te reposer… non ?

Elle congédia un flot de boucles derrière ses oreilles.

— Les locataires d’Anacyclus sont vraiment durs à colorer.

— Monsieur Rouflaquette aussi, soupira Louison qui travaillait au sein d'une fabrique de montres à gousset. Toujours, toujours à rouspéter.

— Tu dois te sentir seul... L'unique compagnie d'un vieillard amorphe, journées après journées...

— Oui, c'est vrai. Ce n'est pourtant pas la sociabilité qui me manque le plus, là où je suis... C'est Madame qui me manque. Et toute la Maison-Soleil.

Les deux amis se regardèrent. Virgule leur avait déconseillé de se plaindre entre amis : l’effet de découragement était communicatif. Brunelle et Louison émirent donc un rire très léger, à peine un sourire sonore, comme pour clore leur début de bêtise, ou leur fin de sagesse.

— Tu as de quoi déjeuner, aujourd'hui ? questionna le garçonnet.

Brunelle se remémora la soupe de porc-navets qui l'attendait en haut et un instant, son âme prit la même teinte que le funeste potage.

— Euh… Pourquoi cette question ?

— J'ai volé des framboises.

— Oh, c'est vrai ?

— … mais il faut espérer que Zig n'ait pas tout gobé !

— Peu importe ! Merci !

La jeune fille témoignait sa joie de la plus belle manière. Ses joues s'envolaient soudain, haut, très haut aux côtés de ses yeux qui se plissaient, se ratatinaient de sorte à ne pas perdre une miette d’euphorie. De plus étaient dévoilées les étoiles de ses dents ; elles se couvraient de l'éclat du soleil, musclaient la bouche pour prendre toute la place.

Cette image s'encadrait encore d'une masse broussailleuse, nuageuse de guiches et boucles au désordre permanent.

 

Le cœur trébuchant, Louison lui donna lesdites framboises. Il n'aimait pas voler, au fond, mais si c'était pour s'embouteiller un regard comme ça, un regard-loupiote, un regard qui ne portait que vers lui seul, il se dit que ça valait le coup.

 

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