Scène XVI - Le cocher et la bottière qui en voulaient plus

Le monsieur en question portait très gracieusement son filet de moustache, s'écoulant comme un ruisseau brun sous le dôme arrondi de son nez. Les lèvres d'une absolue finesse, comme tracées au pinceau, s'entrouvraient sur une denture chevaline – quoique bien entretenue. Le reste de son visage était englouti par l'ombre de son feutre.

« Cet homme respire une élégance tout de même incroyable » songea Julius en lui cédant le passage jusqu'au comptoir.

Il se déplaçait d'une façon tout aussi délicate, élastique, sans jamais qu'une de ses jambes n'eut heurtée l'autre. De ses lourdes bottes en cuir ne s'émettait qu'un bruit sourd, claquant et agréable contre le dallage de bois, à croire que sous ses semelles avait été crocheté un carré de soie.

 -  Que puis-je faire pour vous, Monsieur ?

Julius avait rejoint sa place de vendeur, s'appuyant un peu sur le comptoir – mais pas trop ! ; fronçant légèrement les sourcils – juste assez !

L'homme était grand, grand comme le cœur d'un enfant sur lequel on assène les plus beaux compliments quant à sa rapide croissance – mais sa croissance physique. Il hésita à redresser son feutre, avant de laisser tomber une main lasse sur le meuble bien trop poussiéreux. Au moins, l'aspect misérable de ce lieu ne semblait pas rentrer dans l'ordre de ses priorités, c'était à peine s'il en tenait rigueur.

 -  Mon nom est Filippo. Je viens... enfin, que dire de fluide ? J'aimerais – je crois que j'aimerais – un remontant à ma solitude. Voyez-vous ?

 -  Je vois, oui.

L'individu, apparemment un cocher si on en croyait son choix vestimentaire, possédait une voix aussi vibrante qu'une contrebasse, quoique suave, grave et maussade.

Julius se sentait désarmé avec la sienne, calme, à peine masculine. Il mena sa main jusqu'à ses bésicles, y régla la vue, sourit exagérément. De son autre paire de doigts, il se cramponnait à sa montre à gousset, plongée dans la poche de son pantalon. Il brûlait de consulter l'heure sans pouvoir s'y résoudre : c'était malpoli, c'était anti-Père Métal.

Il ravala son soupir, tritura nerveusement l'horloge miniature.

Ce matin-là, étrangement, l'antiquaire ne parvenait plus à extraire le moindre soupçon de plaisir de son métier. Il lui semblait que depuis quelques temps, il s'éloignait de plus en plus de son professionnalisme, préférant gambader sur les toits en compagnie de Danaé ou écrire de longues rédactions fiévreuses qui finissaient de toute manière leur vie dans les flammes de sa cheminée. Auparavant, Julius ne prêtait presque aucune attention à ce qui l'entourait, si diplomatiquement absorbé par ses pensées et ses obligations d'antiquaire à émotions. Aujourd'hui, en revanche, il commençait à développer une sensibilité toute neuve, toute en relief et déjà bien prometteuse en raison, supposait-il, de sa rencontre avec Castor et Danaé.

Mais quelle branche de son existence mériterait-elle de se faire arroser ? Quelle branche faudrait-il couper ? Les deux sauraient-elles cohabiter ?

Il chassa ces questions d'un discret froncement de nez :

 -  Je vois... Je crois qu'une douce émotion s'impose, quelque chose de délicat, de sensible, de réconfortant. Malgré ça, mon cher monsieur, pourriez-vous essayer de développer un peu plus votre sentiment ? Mon métier est de trouver l'émotion convenant le mieux à votre problème, afin qu'elle puisse l'émietter de toute part. Mais difficile d'émietter un pain avec deux doigts seulement, hein ? Il m'en faudrait deux ou trois autres, si possible... Que ressentez-vous, Monsieur Filippo ?

Monsieur, à ses mots, se résolut enfin à ôter son chapeau qu'il roula ensuite sur le comptoir avec la douceur d'une biche éduquant son faon. Ses mains étaient gantées ; ses yeux le semblaient aussi tellement leur noir détenait une consistance de velours. Il lissa pensivement sa moustache, aussitôt retroussée par la poussée d'un fade sourire.

 -  De la solitude.

 -  Oui ? l'encouragea Julius avec un mouvement de menton en signe de continuité.

 -  De la pure solitude. Cette même solitude que seuls les cochers de mon espèce – sans femme, ni enfants, ni encore parents de son monde – peuvent ressentir. J'ai mon logis, j'ai mon pain, ma place éternellement réservée au Bonum Capulus, mes deux chevaux Hector et Thor. Seulement, lorsque votre existence se résume à quelques mots bien choisis : « Où souhaitez-vous aller, mesdames, messieurs ? » « Halte ! » « Ce fut un plaisir ! » « Bien le bonsoir ! » la vie n'est guère joyeuse, jolie. J'aimerais m'ouvrir à de nouvelles possibilités, perspectives. J'aimerais que l'air se trouve une consistance neuve, quelque chose de plus moelleux, pour que mon fouet rebondisse dans le vent au lieu de s'y claquer. J'aimerais, j'aimerais, j'aimerais. Or ma solitude prend trop de place : le bon quart de mon cœur, en fait.

 -  Vous désirez vaincre votre routine, en résumé.

 -  Absolument.

Julius remarqua alors combien le cocher prenait soin d'éviter son regard. Il l'installait un peu partout, sur les flacons, sur les poussières, sur l'automate ou sur les plis délicats de son chapeau. A peine ses yeux avaient-ils le temps de se perdre sur le binoclard qu'il les récupérait, presque fâché de les avoir laissé traîner là où ils n'auraient pas dû. Jamais il ne lui était venu d'observer l'antiquaire droit dans les verres de bésicles. Comme si sa condition de cocher l'obligeait à se comporter comme inférieur.

Après une rapide évaluation de la situation, Julius décida de passer outre :

 -  Vous ressentez comme un creux mal dégourdi dans votre cœur, n'est-ce pas ? Un peu comme si on entreprend la préparation d'un gâteau, sans remplir complètement le moule à tarte de pâte ? Ne vous semble-t-il pas trop léger ?

Ah, il n'aimait guère presser ses clients... Sa boutique, parfois, lui donnait l'impression de ralentir le temps, de le régler à une température plus douce, un rythme moins soutenu. Lorsque les acheteurs filaient vers son comptoir, c'était fou de constater à quel point leur pas semblait hésitant, et pourtant voletant, rebondi. Rien ici ne paraissait vraiment lourd, Julius se demandait d'ailleurs pourquoi l'apesanteur n'y exerçait pas pression.

Toutefois, il y avait de ces moments où il se sentait obligé de trancher dans le gras.

Enchaîner questions sur questions, quitte à en avoir la bouche lasse, la langue pâteuse.

 -  Oui, peut-être bien.

Filippo lia ses deux mains sur le comptoir. Son regard s'envola au plus haut des étagères. L'antiquaire sourcilla tant qu'un cortège de rides s'empressa d'envahir son front : ce cocher lui semblait tantôt très calme, tantôt très nerveux. Il oscillait entre les deux sentiments telle une échelle peu équilibrée. Son calme et sa nervosité se frottaient l'un contre l'autre comme deux petits bouts de tissu ballottés de concert par le vent. Et comme toutes les étoffes, l'un deux finira par s'effilocher, craquer complètement. Il ne restera que les coutures pour pendre, que des puces pour s'y loger.

Tandis que le binoclard scrutait avec insistance les yeux aussi velouteux que fuyants du jeune homme, ce dernier ouvrit la bouche, incitant ainsi sa moustache à sourire :

 -  Y a-t-il un problème ?

Les rides s'accentuèrent sur le front de Julius. N'était-ce pas à lui de poser ce genre de questions ?

 -  Pour sûr que non. Pourquoi ?

Cette fois-ci, ce ne fut plus seulement sa moustache qui sourit. Ses lèvres déployèrent une convulsion d'une infinie douceur. Presque comme celle qu'on adresse aux enfants dans la rue... en plus dangereuse.

 -  Parce que je voudrais bien recevoir mon émotion, cher Monsieur. Et parce qu'il me tarde de retourner à mes occupations. Je n’aime guère converser avec un balai-chiffon, voyez-vous. Hector et Thor m'attendent dehors.

 -  C'est que... oui. D'accord, oui... mais...

Julius bafouillait, stupéfié par l'audace de ce client et la courte durée de leur entretien. Il en oubliait de répondre à sa demande. Et un balai-chiffon ? Vraiment ? L'antiquaire avait eu droit à une quantité improbable de surnoms méprisants au cours de sa vie. Contrairement aux autres, en revanche, « balai-chiffon » le blessait tout à fait.

Julius finit par retrouver la totalité de ses esprits en interceptant l’œil inquisiteur du cocher. Ses doigts se déboîtèrent tristement de ses poches. Il déplia son corps comme s'il s'agissait d'une récalcitrante machine à repasser. A force de trop s'engluer dans ses pensées, il demeurait extérieurement immobile et développait ainsi la constitution physique d'une vieille dame. D'un bras mécanique, il tâtonna jusqu'à une émotion, sur laquelle ses doigts crispèrent l'entier de sa contrariété.

Cette fois-ci, il en était sûr : plus la moindre once de professionnalisme ne coulait dans ses veines. Même des gestes tant de fois répétés lui paraissaient maintenant étrangers, presque vides de sens. Il allait perdre des clients. Il allait perdre son boulot. Il allait décevoir le Père Métal.

Le décevoir ou plutôt décevoir son âme qui, depuis le ciel, l'observait sans doute avec fureur et vertigineuse tristesse.

Julius décapuchonna son flacon en s'évertuant à conserver une expression indéchiffrable. Il l'humecta : c'était un échantillon d'Amour. Répondait-il en revanche au besoin du prénommé Filippo ? Cela ne serait pas improbable.

 -  De l'Amour ? s'étonna ce dernier.

 -  Oui, de l'Amour.

 -  Ma foi...

Le cocher, un pli ironique filé aux lèvres, une étoile de moquerie infusant ses yeux, se saisit délicatement de l'émotion laissée à son attention sur le comptoir. Entubée au sein d'un flacon de porcelaine emperlé, sa forme ronde s’incrustait de minuscules rubis étincelants.

 -  Ma foi, j'ai toujours considéré l'Amour sous l'angle d'un sentiment, et non d'une émotion, mon cher. Ne serez-vous pas « antiquaire à sentiments » plutôt qu'à émotions ?

Il reposa l'échantillon sur le meuble avec un bruit sourd, quoique autoritaire.

 -  Je suis qui je suis, Monsieur Filippo. L'Amour est certes un sentiment de manière générale, mais mon métier constitue entre autre à « transfigurer » son rang, de sorte que je puisse mettre une saveur dessus, et le rendre passager au lieu de durable. Car le sentiment, savez-vous, réside en fait du temps que vous accordez à votre émotion. Alors comment comptez-vous cuisiner un sentiment s’il émane ainsi du temps ? Cuisiner le temps... C'est quasiment impossible, seuls les antiquaires les plus expérimentés sont capables de cet exploit. Pour ma part, je fais donc de sentiments des émotions, comme un éclat de soleil afin de réchauffer nos gorges, nos cœurs. De nos jours, les gens se lassent vite. Ils seront donc davantage intéressés par un met à l'effet provisoire qu'infini. Si le goût du met leur manque, avec ça, il ne leur faudra qu'acheter un nouveau flacon. Allons donc à la simplicité.

D'une main scrupuleuse, l'antiquaire accomplit son rituel sans parvenir à en tirer un brin de satisfaction, contrairement à l'accoutumée. « J'espère au moins que mon explication aura la bonté d'être claire ».

 -  L'Amour se compose d'une lueur dérobée au crépuscule, qu'il récita ensuite, droit comme un piquet. Cinq gouttes de rosée viennent y ajouter une certaine fraîcheur, car dans l'Amour s'innovent aussi des cendres de feu de camp, trois particules de lave en fusion. Avec cette émotion, c'est avec un taux bien plus élevé d'intensité que les choses se ressentiront au creux de votre âme... Une pincée de pétales de rose émiettés, une cuillère de poudre d'escampette, une antenne de papillon, du sang perlé d'une lèvre de sirène... L'Amour contient une somme d'ingrédients rares tout bonnement époustouflante. Buvez-en un bouchon tous les dimanches matin. Oh, et j'oubliais : trois plumes de toucan, s'il vous plaît.

Lorsqu'il prononça cette dernière phrase, une larme tremblait au coin de son œil, comme une lentille de contact émotionnelle. Une énorme interrogation l'alourdissait, à présent : Pourquoi tant d'inexpertise ? Et une supposition, plus cruciale : et si le métier d'antiquaire ne me correspondait plus ?

 

***

 

La digestion de cette hypothèse fut plus durable encore que toute autre – plus durable encore qu'un sentiment non-transformé. Non seulement écœurante, elle pesait également sur l'estomac avec une cruauté sans borne.

On aurait dit une créature malfaisante et fantomatique, un esprit aussi subtil qu'un souffle, qui s'adaptait selon les respirations afin de ne pas se faire prendre en flagrant délit. Et son délit était la perforation du cerveau de Julius à l'aide de ses minuscules canines pourtant aiguisées comme des couteaux. « Et si le métier d'antiquaire ne me correspondait plus ? Et si le métier d'antiquaire ne me correspondait plus ? Et si...»

Qu'importe l'activité qu'entreprenait Julius, elle continuait de le tourmenter malicieusement, cruellement, à lâcher sur les planchers des lambeaux de conscience. Rien ne semblait pouvoir faire passer son abominable saveur ; ni le café, ni les biscuits au gingembre, ni l'odeur vaporeuse et ténébreuse de la poussière voletant.

A bout de forces, à court d'idées, l'antiquaire se laissa finalement choir sur la première chaise venue. Elle s'avéra être le fauteuil à bascule, ce qui l'arrangea bien : elle penchait autant que son âme, en avant comme en arrière.

Julius avait bien piètre allure, c’était peu dire. Moralement autant que physiquement. Des centaines de grimaces moqueuses germaient de son costumé froissé. Ses cils papillonnaient. Ses yeux s'humidifiaient. Ses binocles chancelaient. La courbe de ses lèvres tremblotait. La noire peau de son visage lui tirait vers le bas, comme pour lui conjurer la formelle interdiction de sourire.

Oh comme le Père Métal aurait été déçu de lui ! Combien de fois la réglette en bois de noisetier se serait abattue sur ses mains s'il avait participé à une telle glissade d'humeur ? Combien de fois, hein ? Et Mamie Miette ? Jusqu'à quelle heure exactement lui aurait-elle pansé ses petits doigts tout osseux, tout crochus, ensanglantés ? Jusqu'à combien de tasses de chocolat chaud aurait-il eu droit ; de baisers sur la joue droite, la joue gauche ? sur le nez ?

Julius fut tellement absorbé par ses pensées et le velours râpeux de son fauteuil qu'il n'entendit pas les trois coups frappés à la porte, ni leur persistance, ni encore le bruit singulier du verrou qu'on actionne.

 -  La boutique est ouverte ou j'vous dérange ?

Bizarrement, cette voix rêche, aussi fanée qu'un pétale de fleur abandonné sur la route ne fit pas sursauter l'antiquaire découragé, qui se redressa en s'appuyant sur les accoudoirs grinçants. Prononcés de cette gorge au grain fort accentué, les mots s'emmêlaient, craquaient comme les bûches dans la cheminée. Peut-être était-ce aussi à cause de l'étrange façon avec laquelle la femme respirait : par petits coups secs, presque en cachette.

Julius, se relevant tout à fait, se fit la réflexion cruelle que c'était ainsi que finirait la voix de Danaé si elle continuait de fumer autant.

 -  La boutique est ouverte, madame. C'est pour prendre rendez-vous ou vous souhaitez acheter votre émotion dès maintenant ?

 -  Dès maintenant c'serait mieux. Et ce ne sera pas une émotion mais des émotions, s'il vous plaît.

Une lueur d'intérêt s'alluma dans le regard de Julius. Il s'empressa aussitôt de relever sa bougie oculaire vers sa nouvelle cliente. Il lui sembla ne l'avoir jamais vu, avec sa petite silhouette voûtée comme une tortue et son choix vestimentaire hors du commun. Elle portait en effet des gants cousus dans du fil blanc, une longue robe verte mécanique cousue dans la tulle, un immense chapeau cousu dans le caoutchouc d'un parapluie, un large sourire crochu cousu dans la tristesse. Mais comment la déshabiller de ce sourire mélancolique, alcoolique, édenté ? se demanda Julius, en bon antiquaire à émotions finalement.

Elle portait à bout de bras un panier en osier vide, qu'elle posa sur le comptoir tandis que Julius comptait le nombre de plumes différentes qui ornait son bien original couvre-chef.

Seize.

Dix-sept rides entortillées autour de ses yeux à la teinte d'onyx. Et dix-huit mèches sombres qui, s'évadant grandiosement de son crâne, roulaient tout contre sa nuque qu'elles mordaient comme des serpents.

 -  Votre nom est Julius, je crois bien ?

 -  Certes. Et vous ?

 -  J'ai connu un Julius, figurez-vous. N'était que l'bébé de ma marraine, quinze mois le p'tiot, et mort au seizième. Pas assez gras, tout chétif.

 -  Comment vous app... vous nomme-t-on, madame ? répéta l'antiquaire en se souvenant de Noctua.

 -  Dame Parapluie.

Sa voix s'était promenée dans les aigus en fournissant cette réponse ; elle articulait chaque syllabe bien distinctement, roulait de la langue dès qu'il s'agissait de douces consonnes. Alors, ses rides s'accentuaient, se frottaient les unes contre les autres comme les cordes d'une trop vieille harpe. Sur son nez pointait un pli inattendu, comme tracé là par erreur du pinceau créateur. Quant à ses yeux... ses yeux... Lorsqu'elle parlait, ses yeux grimaçaient.

Ce fut uniquement par pudeur que Julius détourna le regard. Le visage de cette femme incitait en effet à une véritable fascination, non par sa beauté, mais par sa particularité. De fait, pour ne pas trop s'aventurer entre les sillons et crevasses de sa peau, il plaça une œillade toute droite et serrée sur la lumière de sa fenêtre, réfléchissant à la manière la plus judicieuse d'engager la conversation. Il n'en eut pas besoin.

 -  Voici les trois émotions que j'aurai besoin, déclara Dame Parapluie en délogeant un papier plié de son décolleté. De la Peur, du Regret, de la Douleur.

 -  Mais pourquoi des émotions si... si ternes ? … si malfaisantes !?

Julius n'avait pas regardé la fenêtre bien longtemps, trop stupéfié pour tenir une quelconque promesse. Ses yeux s’entrechoquèrent à ceux de la vieille femme, usés, brillants, vivaces qui curieusement, semblaient eux-aussi exprimer une sorte d'étonnement.

 -  Ternes ? Oh non, je ne crois pas. Malfaisantes – je veux bien vous croire – mais ternes : sûrement pas ! Ces émotions sont tout simplement fascinantes.

 -  Voyons, madame...

 -  « Voyons, monsieur » plutôt ! rétorqua l'intéressée qui, dans son sursaut d'indignation, perdit une plume de son chapeau. Vous êtes antiquaire à émotions, n'est-ce pas ? Un vendeur, hein ? Et comme un bon commerçant, votre objectif est de vendre le maximum de produits, bien sûr !

 -  C'est-à-dire que...

C'est-à-dire que cette femme lui faisait intensément penser à Danaé. Mêmes mimiques excentriques, même démarche chaloupée, même curieuse demande arrivée à la boutique. Plongé dans ses observations, Julius disposa quand même les trois flacons sur le comptoir, pas trop près ni trop loin, puis attendit les mains jointes. Les échantillons étaient numérotés des chiffres cinquante-huit, quatre vingt-trois et deux cents-neuf ; mais il ne s'en souvenait plus pourquoi – les étiquettes dataient de l'époque du Père Métal.

Un frisson de déplaisir le parcourut soudain. On disait que plus les émotions s'étaient longuement conservées, plus elles avaient de l'effet. Dame Parapluie risquait donc de ressentir drôlement fort son Regret, sa Peur et sa Douleur.

Le silence se fit soudain flasque et lourd ; des particules de poussières s'accrochèrent à la chemise du Julius au léger désespoir. Un désespoir qui allait en s'accentuant. Et qu'il décida finalement de contourner.

 -  Excusez-moi si je suis indiscret...

Dame Parapluie, se saisissant un par un des flacons laissés à son attention, tourna vivement la tête. Les veines de son cou saillaient, ses yeux brûlaient comme la bouche d'un volcan. L'antiquaire ne serait qu'à peine étonné si soudain ils se mettaient à crachoter.

Son éternel sourire mélancolique, alcoolique, édenté se déploya :

 -  Je vous fait penser à la p'tite Danaé, n'est-ce pas ?

Ce n'était pas du tout ce à quoi l'antiquaire souhaitait faire référence. Ce qui attisa l'effet de surprise, dépeint sur son visage par ses sourcils trop relâchés, ses yeux trop écarquillés, sa bouche trop pâteuse.

 -  Vous... vous la connaissez ?

 -  Pour sûr, mon coco ! Et pas qu'un peu. C'est ma petite-nièce ! (elle se pencha par dessus le meuble avec un clin d’œil complice, ce qui forma une nouvelle giclée de fissures parmi ses traits déjà bien grossiers) Ma petite-nièce d'adoption !

Julius fit de son mieux pour dissimuler le malaise qui, après lui avoir envahi la peau, coulait maintenant dans ses veines avec vigueur.

 -  Et comment savez-vous... comment... qu'il s'agit, euh, d'une proche ?

 -  Vous savez, Danaé n'est plus de ces gamines qui se referment dès la moindre question, croyant qu'on souhaite violer leur vie privée... Nous habitons la même maison, savez-vous ? Au 10, ruelle des Acacias... ! Dites-moi donc, Monsieur Julius... Qu'auriez-vous fait à ma place, en découvrant sur le seuil de votre porte, à trois heures du matin tout au plus, une p'tite dame bien crasseuse, les mèches efflanquées sur les joues par la pluie, transie de froid... ! Vous l'aurez recueillie, cela va sans dire, hein ? Vous lui aurez fait couler un bain, fourni des vêtements neufs et chauds, servi une bonne tasse de chocolat...?

 -  Oui, bien... bien sûr, répondit l'antiquaire, n'en étant finalement pas si sûr lui-même.

Dame Parapluie articula un sourire jaunâtre, redressa son chapeau caoutchouteux, battit de ses mains fripées. Trois gestes afin d'exprimer un unique sentiment : son intense satisfaction.

 -  Alors vous serez, tout comme moi, quelqu'un de bien. Voyez, monsieur Julius, la mort tarde à frapper au carreau et avant que je ne m'autorise à tomber dans ses bras, j'aimerais m'assurer du bonheur d’ma cocotte...

Chacun de ses mouvements – soudain – ralentit son allure, se plissa comme les traits de son visage, se confondant bientôt avec ses rides. Une mèche gris-brun cognait contre les cils de son œil gauche. Elle effleura les grosses perles de son collier de très mauvais goût. Elles étaient rondes, cristallines et laiteuses contrairement à leur propriétaire, voûtée certes, mais également très mince, pâteuse et d'une bien curieuse couleur moutarde. Elle avança un doigt vers le pan de son couvre-chef de velours, passa un autre sur le tulle élargi de sa robe. Sa pomme d'Adam tressautait au creux de sa gorge froissée, jouant un rythme triste sous le tissu vieilli de sa peau.

Et enfin Julius comprit. Il comprit qu'avant même le désir d'acheter des émotions, Dame Parapluie était venue ici dans un autre but, plus fou, plus flou : elle voulait lui soustraire une requête.

Il la fixa.

Seuls son regard et son sourire conservaient leur vivacité, bien que tout autant trempés d'émotion. Il ruisselait autour d’eux des plis de chagrin. Dame Parapluie fondait.

 -  Du bonheur de ma nièce, monsieur Julius... Elle déborde d'une originalité si déconcertante, d'un caractère si tempétueux... ! Ils risquent de la mettre en danger. Et, en bonne mère que je n'ai jamais été, j'aimerais que vous me fassiez une promesse, monsieur.

Sa gorge racla, son ton craqua, sa langue claqua, sa voix vibra comme un orgue :

 -  Prenez soin d'elle.

Seul un silence éberlué lui répondit.

Toutefois, on puisait de la douceur et de la sincérité dans ce silence sautant, rebondissant même, si sucré qu'on aurait voulu tendre le cou pour le laper. Si tendre et velouteux se revendiquait-il que sa valeur dépasserait indiscutablement celle d'une promesse à voix haute – si promesse, déjà, il y avait eu.

Au fond de lui, Julius pensa que oui.

 

 

 -  Ne vous mariez pas avec elle, ça je vous le défends fortement.

Les émotions avaient été empaquetées, le rituel appliqué, l'argent échangé. Vivement et mécaniquement. Avec la plus complète des furtivités.

 -  D’indésirables fiançailles lui ont valu un traumatisme, autrefois... Je ne veux pas que ses peurs, malgré le morceau que vous êtes, se renouvellent, hein.

Julius n'arrivait décidément plus à suivre le tour que prenait la conversation. En vérité, jamais il ne s'était senti aussi déboussolé. Du dehors il ne bougeait pas : il n’y avait plus que son dedans pour gigoter avec force. Il lui semblait qu'il se découlait dans lui un morceau de son âme, de sa chair, de son sang – ça ruisselle et ça va loin. Ça tombe dans ses chaussures tantôt avec un bruit de porcelaine qu'on brise, tantôt avec celui de la pluie qui cogne. Ses pieds fourmillent. Il fond comme du beurre dans une casserole.

Et pourquoi ? Pourquoi ?

 -  Je comprends...

Que dit-il donc ? Que comprend-t-il ? Il n'en sait rien. Tout ce qu'il sait, en effet, actuellement c'est que Dame Parapluie a les yeux perçants, le cœur transperçant.

 -  Je vous trouve bien livide, mon brave... Livide, mou et tremblotant... Aussi livide, mou et tremblotant que mon derrière, tiens ! Vous ne l'aimez donc pas, la Danaé ?

 -  Si… plus que tout.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
noirdencre
Posté le 29/12/2021
Excellent personnage que cette Dame Parapluie!
Le passé se dévoile et Julius a enfin prononcé les mots importants...
J'ai bien aimé me laisser porter de surprise en surprise.
Pluma Atramenta
Posté le 30/12/2021
Merci pour ce commentaire !
dodoreve
Posté le 16/12/2021
Coucou Pluma <3

C'est chouette de revenir aux émotions, comme la petite routine boutiquaire de Julius qui nous permet d'apprécier les changements qu'il vit.

Le cocher m'étonne un peu : je le voyais au début comme un personnage très noble, du fait de ses gestes, mais il interagit aussi ave Julius "[c]omme si sa condition de cocher l'obligeait à se comporter comme inférieur" avant de l'insulter de balai-chiffon ? Julius remarque qu'il oscillait entre calme et nervosité mais j'aurais eu tendance à croire que ça allait plus loin que ça...
Lui donner de l'Amour me surprend aussi parce que je crois que je ne le comprenais pas comme ça au début, car en restant sur l'idée qu'il était "grand comme le cœur d'un enfant [...]" ressentant malgré tout de la solitude je commençais à me le figurer comme un personnage presque las de trop aimer ce qui l'entoure sans y trouver de réciprocité. À moins que l'émotion que lui donne Julius soit celle de se sentir aimé ? Je me rends compte d'ailleurs ici que j'aurais eu tendance à penser ces flacons comme des émotions actives (Colère : j'éprouve de la colère) et non forcément passives (je me sens aimé ?). Et en même temps est-ce que ce n'est pas la particularité de cette émotion d'Amour, se perdre entre ce que l'on se sent et ce qu'on sent ? Si on la considère comme quelque chose de relatif, et pas comme une émotion absolue ? Ce ne sont que des questions comme ça mais reste que je trouve sa présence ici intéressante, et j'aime beaucoup sur la distinction que tu fais avec le sentiment et ce que tu dis à propos du temps qu'on lui consacre.

Dame Parapluie me semble être l'une des femmes très caractérielles dessinées par Miyazaki. J'aime beaucoup son physique, son attitude : je la trouve très entière.

Je mangeais une tartine en te lisant donc je n'ai pas pu faire tous les relevés des petits passages que j'ai particulièrement aimés. Je retiens néanmoins celui-ci : "Ses mains étaient gantées ; ses yeux le semblaient aussi tellement leur noir détenait une consistance de velours." Encore ces yeux si uniques chez toi.

Merci pour ce chapitre et à bientôt !
Pluma Atramenta
Posté le 18/12/2021
Coucou Dodorêve <3

Comme d'habitude, j'accueille ton commentaire avec reconnaissance, mais peut-être un peu plus cette fois, légèrement, sans doute parce qu'il traite davantage de points à retravailler.... ça me donne du fil à retordre :)
"Lui donner de l'Amour me surprend aussi parce que je crois que je ne le comprenais pas comme ça au début" En fait, ce n'est pas réellement par rapport à ce que ressent le cocher que Julius lui transmet un flacon d'Amour, mais plutôt par rapport à ce qu'il ressent, lui, petit antiquaire binoclard. Dans ma tête, c'était un peu comme s'il souhaitait que le monde entier sache ce qu'est l'amour, ce qu'est son propre ressenti, cette sensation extraordinaire... De fait, il chercherait à en transmettre le plus possible dès ce jour, sans vraiment réfléchir.
Ces arguments sont sans doute un peu bancals, mais c'est aussi de là que vient sa sensation d' "in expertise" vers la fin de la rencontre. Julius ne sait plus bien remettre l'ordre dans ses idées.
"À moins que l'émotion que lui donne Julius soit celle de se sentir aimé ?" Non, non... Je pensais plutôt le contraire : le flacon d'Amour permet à Filippo d'aimer. En revanche, tes réflexions sur le sujet ("Et en même temps est-ce que ce n'est pas la particularité de cette émotion d'Amour, se perdre entre ce que l'on se sent et ce qu'on sent ?") sont très intéressantes, c'est pourquoi je ne chercherais pas plus à éclaircir ce point dans le récit. Laisser planer le doute a sa saveur...

Merci infiniment à toi, pour ton temps, ta patience, ta douceur et tes réflexions rêveuses si riches <3

Inspirations à l'eau de lune,
Pluma.
Vous lisez