Secret brisé

Par Elenna
Notes de l’auteur : Résumé : L'avenir est quelque chose de secret et de propre à chacun. Le connaitre peut souvent apporter plus de mal que de bien. C'est ce que j'ai découvert à mes dépens. Pourtant, jamais je n'aurais pu deviner ce que l'avenir me réservais car même avec les clés en main, le destin a toujours le dernier mot.

On m’avait toujours dit que nul ne savait de quoi l’avenir était fait et tous semblaient en accord avec cet adage. Moi y compris. Pourtant, depuis mon accident à vélo, je ne vois plus cette phrase de la même façon. De fait, je suis peut-être bien la seule sur Terre à penser qu’elle est erronée. Car depuis cet accident qui m’a alité pendant plus de deux mois, je vois l’avenir. Cela peut paraître idiot dit comme ça, mais ce n’est en aucun cas un mensonge. Je peux voir un évènement quelques secondes ou minutes avant qu’ils ne se produise. Et si je tiens la main d’une personne, je peux lire dans son avenir sur le long terme, soit ce qu’il deviendra d’ici quelques années.

Si j’ai d’abord trouvé ce pouvoir amusant, j’ai rapidement compris qu’il pouvait tout autant être dangereux. Car une personne connaissant son avenir, mais ne le désirant pas, fera tout pour le changer, et de manière générale il réussit et d’autres se trouvent blessés par ce changement. C’est un peu compliqué à expliquer, mais je le sais car j’ai déjà vu mon frère tenter de faire un salto arrière lorsque je lui avais prédit qu’il serait très doué en gymnastique lorsqu’il serait adolescent. Il s’est raté et a dû porter une minerve pendant plus de trois mois. Il me déteste d’autant plus que le docteur lui a dit qu’il était interdit de tout type d’activité sportive pour les deux prochaines années.

Depuis, je n’ai essayé qu’une seule autre fois de prédire l’avenir d’une personne. C’était une amie. Mais celle-ci a aussitôt rompu avec son petit copain dès lors qu’elle a appris qu’il la lâcherai en fin d’année de Terminale. Pour se venger, il s’était plaint de harcèlement auprès du CPE après avoir créé de fausses preuves, et mon amie avait fini en conseil de discipline. Elle aussi m’en veux à présent de lui avoir prédit « un avenir bidon » comme elle disait. Je n’y pouvais rien, elle avait tant insisté et j’avais accepté. Il ne me restait donc plus qu’Eliot mon meilleur ami. Lui se contentait de rire de mes prédictions débiles en cours et nous formions un duo inséparable. Enfin c’est ce que je croyais.

– Est-ce que quelqu’un peut me résoudre cette équation du second degré ?

La voix du professeur de mathématiques me tira de mes pensées. Cela devait plusieurs longues minutes que j’avais cessé d’écouter, et heureusement pour moi, il s’agissait encore de la correction d’exercices. Comme d’habitude, Mélanie la meilleure élève de la classe leva aussitôt la main. C’était toujours elle qui passait au tableau, et elle prenait un malin plaisir à s’asseoir au fond de la classe pour que tous puissent la voir parader jusqu’au prof. Ce jour-ci, nous avions sport et chaque élève avait laissé trainer son sac au milieu de l’allée.

– Tu vois le sac de Matthieu ? murmurai-je à mon voisin.

– Ouais.

– Elle va se prendre les pieds dedans.

– Emma et Eliot, si vous ne voulez pas que je lise votre note à voix haute, je vous conseille de vous taire, fit le professeur à notre attention tout en nous foudroyant d’un regard noir qui aurait fait mourir de peur n’importe quel élève.

N’importe quel élève, sauf moi. Les copies de l’évaluation en question étaient disposées bien en évidence sur son bureau. Au début du cours, il nous avait dit que la moyenne était de 8,5/20, puis il avait embrayé sur son cours. Si son intention de nous rendre nos tests à la fin de la leçon semblait évidente, j’étais la seule à connaître ma note. 15,5/20. Je devais être là deuxième ou troisième de la classe en mathématiques alors la prétendue menace de mon cher professeur n’allait pas m’effrayer. Pourtant je feignis la panique et baissai les yeux sur ma feuille d’exercice où les x² de l’équation irrésolue me narguaient.

– Bon puisqu’il n’y a aucun volontaire, Mélanie tu peux y aller.

Celle-ci ne se fit pas prier. Elle rejeta ses longs cheveux bruns vers l’arrière et se leva. Avec tout l’art de l’actrice accomplie qu’elle était, elle prit sa feuille d’exercices et se mit à marcher en direction du tableau. Non pas à marcher. A se dandiner en faisant jouer ses hanches pour faire mieux apparaître ses formes avantageuses. Du coin de l’œil je vis Eliot sortir discrètement son téléphone de sa poche de jean et lancer la vidéo. De délice rien qu’à l’idée de ce qui allait se passer, je fermais les yeux un instant. J’avais déjà vu cette scène quelques minutes avant, mais la vivre réellement était bien plus magique.

La top modèle de notre classe de Seconde fit encore trois pas avant de poser le pied sur la bretelle du sac de sport de Matthieu. Par réflexe, ce dernier le tira vers lui pour dégager le passage et ce qui devait arriver arriva. Le pied gauche de Mélanie se coinça dans la bretelle et la bloqua dans son élan. Déséquilibrée, elle poussa un couinement de surprise avant de tomber à plat ventre sur le sol carrelé. Toute la classe éclata de rire. Mélanie se releva et avec toute la dignité qui lui restait se hâta de rejoindre le tableau et de résoudre l’équation avec une facilité déconcertante.

Lorsque la fin de la leçon arriva, le professeur de mathématiques nous rendit nos copies et je ne fus pas surprise de découvrir mon 15,5/20. A côté de moi, Eliot rangea son évaluation dès qu’il la reçut. Je compris aussitôt qu’il avait eu une note en-dessous de la moyenne.

– Tu te rattraperas sur la suivante, tentais-je de le réconforter.

Il me jeta un sourire douloureux. Il vivait chaque mauvaise note comme un échec, et chaque évaluation semblait être source de stress chez lui. A croire qu’à chaque test il jouait sa vie.

– Tu ne sembles pas surprise de ta note, se contenta-t-il de répondre.

– Je l’avais vue, fis-je avec un léger sourire devant sa piètre tentative de changement de sujet. D’ailleurs…

Je m’interrompis, assaillie par une autre « vision ». Le contenu fut si drôle que je ne pus retenir un éclat de rire qui résonna étrangement dans la classe où la majorité des élèves avaient encore eu mal à accepter leur mauvaise note.

– Puisque ta note semble si hilarante Emma, aurais-tu besoin que je lui retire un ou deux points ? Peut cela t’encouragerait à faire profil bas.

– Excusez-moi monsieur. Ce n’était pas volontaire.

– Bien sûr. Comme le fait de discuter avec ton voisin pendant tout le cours. Va poser ton carnet de correspondance sur mon bureau, je crains qu’un petit mot ainsi qu’une petite signature ne soient nécessaires.

Je ravalai une réplique cinglante et me levai pour aller déposer ledit carnet sur le bureau avant de retourner m’asseoir pendant que le professeur reprenait sa distribution des corrigés. Je n’étais pas retournée à la chaise qu’un grand bruit se fit entendre. Le prof venait de faire tomber toutes les feuilles de correction et celles-ci jonchaient le sol, pliées, froissées, et salies par l’épaisse couche de crasse permanente que formait le sol de la classe. Ce fut avec un grand sourire aux lèvres que je retournai m’asseoir à ma table avant que le prof ne rejette la faute de sa maladresse sur moi. Eliot me jeta un regard intrigué.

– C’est ça qui t’a fait rire tout à l’heure ?

– Oui. Et autre chose. Tu verras à la récréation.

A cet instant la sonnerie retentit et tous les élèves se ruèrent vers la sortie. Eliot fit mine de m’attendre mais je lui dit signe de partir. Je devais d’abord attendre que le prof de mathématiques écrive ce fichu mot dans mon carnet car s’il y avait une chose qu’il n’oubliait pas, c’était bien ça. Sans surprise, j’eu droit à un sermon sur mon attitude inadmissible et mon inattention en classe qui étaient tout à fait irrespectueuses. Lorsqu’enfin je pus quitter la classe, presque toute la récréation s’était écoulée. Je me dépêchais de rejoindre Eliot qui, adossé sous le seul platane de la cour, avait les yeux rivés sur son téléphone.

– Il ne t’as pas trop engueulé ?

– Le baratin habituel quoi, répondit-je avec désinvolture. A croire qu’il a appris la définition du mot respect par cœur.

– Il ne l’applique pas lui-même. L’autre jour, j’ai entendu la prof de français lui faire un commentaire sur une tâche de café qu’il avait sur sa chemise.

– Elle y est toujours, crois-moi…

Nous nous esclaffâmes un bon coup avant que je remarque l’écran de son téléphone. Ce dernier affichait la page Instagram d’Eliot.

– Tu fais quoi ?

– Tu sais la vidéo de la chute de Mélanie ? Je l’ai postée, et elle cartonne ! En dix minutes je suis déjà à trois cents likes !

– Autant ? La dernière fois il a fallu plusieurs heures pour atteindre ne serait-ce que la moitié !

– A croire que beaucoup de personnes avaient envie de voir cette cruche se vautrer.

– C’est donc vous deux qui ont posté cette horrible vidéo sur les réseaux sociaux ! fit la voix aiguë de Mélanie lorsqu’elle se planta devant nous.

– Je trouve qu’elle te met en valeur, répondit Eliot du tac au tac.

– Supprimez-la tout de suite !

– Je ne crois pas, non.

– On t’as pas sonné toi la rousse ! Et arrêtes de regarder les gens de haut comme si tu savais tout sur eux. Tu n’es pas la reine du monde ! Alors ferme la bien gentiment et… eh ! Lâche moi sale garce ! piailla-t-elle lorsque je m’emparai de sa main.

Aussitôt une vision me traversa et je me penchai vers elle.

– Non, c’est toi qui vas te taire. Tu es une pourriture et tu finiras à la rue sans un sous si tu continues de demander à ton père de te payer des vêtements de luxe. Tu diras bonjour aux sans-abris du quartier Saint-Paul lorsque tu les rejoindras dans trois ans.

Je lâchai sa main et la foudroyai du regard.

– Maintenant laisses-nous tranquille et ne reviens pas.

Mélanie voulut répliquer mais mon regard noir la dissuada car elle releva le menton.

– Bien. J’espère avoir été claire. Ne refaites plus jamais ça ou vous le regretterez.

– Je saurais ce que tu comptes faire avant même que tu en ais l’idée !

Mais Mélanie se contenta de soupirer, puis de toute la condescendance dont elle était capable fit demi-tour et commença à s’éloigner.

– Au fait Mélanie, fais attention il y a des flaques dans la cour ! Ce serait dommage de maculer ce si beau collant de boue, non ? ajoutai-je avec un grand sourire.

L’intéressée ne se retourna même pas, mais dans les secondes qui suivirent elle ripa et mit le pied dans une flaque d’eau. De la boue gicla et inonda son collant léopard dernier cri de petites tâches marrons. Fière de moi, je ne parvins pas à détacher mon regard de l’air ahuri de la première de classe paniquée par l’état de son vêtement.

Le reste des cours de la matinée fut tout aussi ennuyant qu’à l’accoutumée et rien de particulier ne vint les perturber. Lorsqu’enfin la sonnerie annonça la fin de la matinée, je bondis de ma chaise et me précipitai vers la cantine en compagnie d’Eliot. Nous pûmes ainsi nous installer dans un coin du self bien avant que les premiers élèves n’arrivent. Tout en mordant dans la paupiette de veau encore chaude, je remarquai du coin de l’œil le regard admiratif de mon ami.

– J’ai un truc sur le visage ?

– Non, non. Je réfléchissais, répondit-il en baissant les yeux sur son assiette de frites à peine entamée.

Comme pour me prouver qu’il n’avait aucun autre idée derrière la tête, il planta sa fourchette dans une frite et la porta à sa bouche. J’avisai alors son plateau.

– Tu n’as même pas mangé ton entrée…

Embarrassé il reposa sa fourchette et prit sa salade qu’il s’empressa d’avaler. Je repris mon repas l’air de rien mais j’apercevais nettement les regards en coin qu’il me jetait. Ce n’est que lorsqu’il commença à manger son dessert avant son yaourt que je le lui fit remarquer.

– Eliot. Je te connais depuis trop longtemps. Depuis le début du repas tu me regardes bizarrement. A quoi penses-tu ?

– Mais à rien je te dis.

– Ça fait deux fois que tu te plantes ! Tu ne vas pas me faire croire qu’il y a rien ! ajoutai-je en désignant son yaourt abandonné dans un coin du plateau.

– Ok c’est bon ! Ouais je te regardais, y a un problème ?! s’énerva-t-il.

– Pourquoi tu me regardais ?

– Tu m’as impressionné tout à l’heure avec Mélanie.

– Ah ça ? Ce n’était rien tu sais… elle n’aura que ce qu’elle mérite.

– Donc la prédiction que tu lui as faite était vraie ?

– A la base je ne voulais pas, mais elle m’a énervé et je n’ai pas su résister à l’envie de lui cracher au visage que son futur était bidon.

Je m’interrompis un instant, assaillie par une de ses visions intempestives qui me venaient aléatoirement.

– Et de deux, fis-je une paire de secondes avant qu’un bruit de verre brisé ne retentisse dans toute la cantine.

A nouveau j’aperçus le regard admiratif d’Eliot mais décidai de ne pas y prêter attention. Je détestais ce regard pour l’avoir déjà vu dans les yeux de ma famille et des rares amis qui étaient au courant de mon étrange capacité. Il n’augurait jamais rien de bon. Et comme pour me le prouver, mon ami leva la nez de son assiette et posa sa cuillère.

– Je voulais te demander… Est-ce que tu voudrais bien lire mon avenir ?

Ma crème brûlée pourtant délicieuse perdit soudainement toute saveur.

– Eliot… commençais-je embarrassée. Je t’assure que ce n’est pas une bonne idée.

– Tu le fais pour Mélanie et pas pour moi ?!

– Je ne l’ai pas fait pour elle. Et d’un elle a dû penser que je racontais n’importe quoi, et de deux elle ne m’avait rien demandé.

– Et alors ? Moi je te croirais et je te le demandes.

– Ne le prend pas personnellement, je fais ça pour te protéger.

– Je n’ai pas besoin de protection !

– C’est trop dangereux ! m’écriai-je avant de m’interrompre lorsque les élèves des tables les plus proches me fusillèrent du regard. Tu sais très bien ce qui s’est passé les dernières fois que j’ai prédit l’avenir de quelqu’un, repris-je plus calmement.

– Ce ne sera pas pareil. Peu importe ce que tu me prédiras, je te jure de ne pas t’en vouloir.

– Ce n’est pas ça le problème. Si je te prédis un avenir radieux, tu essaieras de le précipiter, et si ce n’est pas une bonne nouvelle, tu tenteras de l’éviter. Dans les deux cas ça se finira mal pour toi, ou pour une personne que tu aimes.

– Je te jure que je n’essaierais pas.

– Peut-être, mais je refuse de prendre ce risque. Je préfère encore que tu me détestes pour mon refus, plutôt que de te voir te blesser ou blesser un autre en croyant connaitre ton avenir. Je suis désolée.

Sans un mot de plus, je me levai et parti débarrasser mon plateau. Après cette conversation, je n’avais plus du tout faim. Je ne jetai pas un seul regard à Eliot lorsque je sorti du self. Je n’avais pas envie de croiser son regard envieux, ni même de lui faire à nouveau comprendre que mon choix était arrêté et qu’il n’arriverait pas à me faire changer d’avis.

Dans le car qui emmena notre classe en sport, je ne m’assis pas à côté de lui comme j’en avais l’habitude. Je préférai m’installer au fond du bus sur le siège côté fenêtre, mon sac de sport posé sur le siège à côté de moi dans un message bien clair : laissez-moi tranquille.

Le cours de volley fut tout aussi morose et le seul fait marquant fut que mon équipe dû combattre celle d’Eliot. A un moment, ce dernier smasha et marqua un point mémorable au fond du terrain sans qu’aucun membre de mon équipe ait pu intercepter la balle. D’ordinaire je l’aurais félicité pour ce coup de maître et il m’aurait souri les yeux pétillants de fierté. Pourtant cette fois-là, je ne dis rien et tout ce que je vis dans son regard fut du défi. Il voulait me prouver qu’il n’avait pas besoin de ma protection. Mais j’y vis aussi autre chose. De la détermination. Il n’abandonnerait pas tant qu’il ne m’aurait pas fait céder. Loin d’abandonner, je relevai le menton et le match de volley se poursuivit. Chaque point marqué par mon équipe ou la sienne se vit transformé en arme que Eliot et moi utilisions pour gagner notre bataille de regards, et un simple match en cours de sport devint une bataille dans laquelle aucun de nous deux ne voulait perdre. Et finalement, ce fut mon équipe qui remporta la victoire. Si Eliot ne fit pas de commentaire, je senti qu’il n’abandonnerait pas pour autant.

Enfin l'interminable leçon de sport s’acheva et tous les élèves commencèrent à se diriger vers les vestiaires. Comme je faisais partie de ceux chargés du rangement, je m’empressais de ramasser les ballons et les plots pour ensuite aller me changer à mon tour. J’avais les bras chargés de balles qui tenaient dans un équilibre plus que précaire lorsqu’Eliot m’apostropha.

– Je suis désolé pour tout à l’heure. En y réfléchissant, tu avais raison de refuser.

Sous le coup de la surprise, je ne répondis pas immédiatement. Je le connaissais depuis bien trop longtemps et sa réaction me surprenait. Il n’abandonnait presque jamais, et les rares fois où il le faisait c’était pour une très bonne raison.

– Euh… bah super, répondis-je complètement désorientée. Merci d’avoir compris la raison de mon refus. C’était vraiment idiot de se disputer pour ça…

– Sans rancune alors ? demanda-t-il en me tendant une main.

Je lui souris en retour mais ne pris pas sa main car j’avais toujours les bras chargés de balles.

– Sans rancune.

A cet instant, mon pied buta sur un obstacle et je perdis l’équilibre. Tous les ballons m’échappèrent et roulèrent au loin. Je couru les ramasser et tendit la main vers le plus proche. Eliot dû avoir le même réflexe car sa propre main partit en direction de la balle si bien que ma main se referma sur la sienne et non sur l’objet en question. Je voulus le lâcher avant qu’une vision ne se déclenche mais Eliot enferma ma main entre les siennes et m’en empêcha. Aussitôt une image s’imposa à mon esprit et je ne pus mettre fin à celle-ci qu’en rompant le contact avec les paumes de mon ami. Encore désorientée par ce que je venais de voir, j’en oubliai momentanément de foudroyer Eliot du regard pour son geste.

– Qu’est-ce que tu as vu ?

Sa voix me ramena à la réalité.

– Comment as-tu osé ?! explosais-je.

– Qu’est-ce que tu as vu ? insista-t-il.

Je lui tournai le dos avec colère, blessée par ce que je prenais pour une trahison. Il avait simulé des excuses pour que je lui prenne la main et ainsi voir son avenir. Je me mordis la langue. Il savait pertinemment comment mon don fonctionnait et en avait profité. Je me baissai et ramassai un ballon, puis reproduisit le même geste avec le suivant.

– Qu’est-ce que tu as vu ? reprit-il.

– Rien, répondis-je froidement en rangeant les balles dans le sac prévu pour.

– Ne me mens pas ! Je sais que tu as vu quelque chose !

– Justement, je n’ai rien vu !

Sur ces paroles, je fis volte-face et rentrai dans les vestiaires des filles. Eliot resta à la porte, rouge de colère, mais il ne prit pas risque d’y pénétrer. Mon entrée dans les vestiaires ne passa pas inaperçu auprès des autres filles de la classe, et si Mélanie me jeta un regard moqueur, aucune ne prit le risque de me demander la raison de ma dispute avec Eliot. De toute façon, j’aurai envoyé promener celles qui y auraient fait allusion.

Le retour par car au lycée fut tout aussi ennuyant que l’aller, et l’heure d’histoire-géographie censée achever notre journée le fut tout autant. Je m’assis seule à l’avant-dernier rang et laissai Eliot s’asseoir devant à côté de Matthieu, un autre garçon de la classe. De tout le cours, ni les commentaires cinglants de Mélanie assise juste derrière moi, ni le monologue du professeur sur la démocratie athénienne n’attirèrent mon attention. Je gardais les yeux rivés sur la nuque d’Eliot.

Je croyais que nous étions vraiment amis et qu’il ne chercherait jamais à connaître son avenir. Nous étions unis, inséparables. Enfin, j’avais été suffisamment naïve pour le croire. Depuis combien de temps souhaitait-il connaître le contenu de son futur ? Avait-il seulement été mon ami, ou cela faisait-il partie de son plan pour atteindre son but ? Et surtout, maintenant qu’il avait réussi il ne me croyait pas lorsque je lui disais que je n’avais rien vu. Pourtant c’était vrai. La prédiction qui s’était imposée à moi lorsqu’il avait pris la main n’avait été que le néant. Le noir complet. Pas la moindre scène ou bribe de son. Rien du tout. Cela voulait-il dire qu’il n’avait pas d’avenir ? Ou tout simplement que j’étais incapable de lire son avenir à lui plus particulièrement ? Je n’en avais pas la moindre idée.

La sonnerie de la fin des cours me tira finalement de mes pensées. Je baissai les yeux sur mon cahier et vit que je n’avais pas écrit la moindre ligne. Il me faudrait demander le contenu du cours à l’un de mes camarades de classes. En sortant du lycée, j’aperçus Eliot qui m’attendait au coin de la rue. Je tentais de l’éviter mais il ne m’en laissa pas la possibilité.

– Emma, dis-moi la vérité ! Qu’est-ce que tu as vu ?

– Je n’ai rien vu, Eliot. Je ne t’ai pas menti ! Tout ce que j’ai vu était le néant !

– Le néant ? répéta-t-il dubitatif.

– Un grand fond noir sans lumière ni son !

Ses yeux s’agrandirent sous le choc lorsqu’il comprit enfin que je ne lui mentais pas.

– Je suis désolée, repris-je atterrée. Je t’avais dit que ce n’était pas une bonne idée.

Je le laissai donc en plan sur le trottoir et rentrai chez moi.

Le lendemain, Eliot ne vint pas en cours. Ni le surlendemain, ni le jour qui suivit. Au début, je ne tenta pas de reprendre contact avec lui mais finalement, je commençai à le bombarder de messages pour lui demander s’il allait bien. Il ne me répondit pas. Le weekend passa sans que je n’obtienne aucune nouvelle de sa part. Ce fut en retournant au lycée le lundi matin, presque une semaine après notre dispute, que le directeur adjoint rentra dans notre salle de classe en cours d’anglais et me demanda de le suivre dans son bureau. Ce jour-ci j’appris qu’Eliot était mort dans un accident en rentrant chez lui la semaine passée.

Depuis je n’ai plus prédit l’avenir de personne. Je n’ai plus eu d’amis non plus et les rares personnes auxquelles je me suis attachée n’ont jamais su que je pouvais voir certains événements un peu à l’avance. On m’avait toujours dit que nul ne savait de quoi l’avenir était fait, et j’étais d’accord avec cet adage car même avec la capacité de voir l’avenir, je ne pouvais pas toujours savoir à temps comment les choses allaient se passer. Je pourrais même ajouter qu’il y a certaines choses qu’il vaut mieux ignorer car elles détruisent des amitiés, et des vies.

Vous devez être connecté pour laisser un commentaire.
Nataciel
Posté le 18/05/2021
Bravo .
Ton texte est très agréable à lire et le dénouement, inattendu, conclue parfaitement le drame.
Tu as rendu avec beaucoup de finesse les sentiments de ton personnage ce qui le rend vivant et attachant.
On rentre dans une histoire légère et on sort légèrement perturbé. Tu as réussi...
Merci
Je ne suis pas une spécialiste mais je termine par quelques propositions:
-avant qu’ils ne se produise: il
-soit ce qu’il deviendra: voir ce qu'il deviendra?
- il réussit et d’autres se trouvent blessés : il réussira et d'autres se trouveront blessés
- dès lors qu’elle a appris : lorsqu'elle a appris? Je préfère mais c'est très personnel. Je suis fâchée avec "dès lors".
- Elle aussi m’en veut (m'en voulait) à présent de lui avoir prédit « un avenir bidon » comme elle dit (disait): j'aurai mis le même temps aux deux verbes.
- Cela devait plusieurs longues minutes: devait faire ou faisait
-Ce jour-ci: ce jour-là (encore très personnel!)
- la majorité des élèves avaient encore eu mal: encore du mal
- Peut cela t’encouragerait : peut-être
- je lui dit signe: je lui fis
- assaillie par une de ses visions : ces visions
- il ne prit pas risque : le risque
- je ne tenta pas
Maintenant je pars découvrir ton prochain texte...
A bientôt.
Elenna
Posté le 18/05/2021
Merci beaucoup !
ça me fait extrêmement plaisir de savoir que cette petite nouvelle t'a plu !
Et merci aussi pour tes propositions, je les regarderaient tranquillement ce weekend.
Nataciel
Posté le 20/05/2021
Merci d'avoir pris le temps de me répondre.
Bonne semaine.
Vous lisez