En plus de l'école, de son acclimatation à la ville, et de son nouvel ami, Arthen devait apprendre à servir à l'auberge. Oanell et Siohlann n'avaient que peu de temps à consacrer à l'établissement. Ils avaient obtenu très rapidement la sécurisation de leur village, par l'envoi d'une patrouille volante, mais ils s'étaient engagés à travailler pour les autorités de la ville, en contrepartie de cette débauche de moyens.
C'est donc Arthen qui avait été « embauché » par Malfin pour donner un coup de main. Il n'était pas dupe. Il avait surpris une conversation entre Trisbée et Siohlann, où il était question de lui enseigner le « sens des responsabilités » en lui procurant un « vrai travail »... Il aurait préféré en être exempté, mais en même temps, il n'en voulait pas à Sio. Et s'il se tirait de cette tâche mieux qu'un apprenti quelconque, il aurait peut-être démontré qu'il était maintenant assez mûr pour être jugé digne de partager les secrets de la famille...
En attendant, deux après-midi et soirs par semaine, il se faisait houspiller, courait partout en portant caisses, verres ou bouteilles, apprenait, un balai à la main, que les tâches ménagères n'étaient ni les plus faciles ni les moins fatigantes... Mais Trisbée compensait toujours par un compliment au bon moment, quand il se sentait prêt à tout lâcher, ou par un goûter servi dans la cuisine, sur la grande table en bois, encerclée de marmites de cuivre et de fonte suspendues à de hauts crochets.
Entre ça et les travaux agricoles au village, Arthen aurait été bien en peine de dire ce qu'il préférait, ou plutôt ce qu'il détestait le moins.
Enfin, si : servir les clients était quand même plus intéressant, surtout quand on réussissait à échanger quelques mots, en début de soirée, avant l'heure d'affluence. Trisbée le laissa faire de plus en plus, voyant qu'il se débrouillait bien, et que sa verve était populaire auprès des clients. Il entendait tous les potins de la ville, et pouvait ensuite les partager avec sa famille ou son nouvel ami. Il adorait être au courant avant les autres. Il aimait aussi, jouant les vieux Arcandiens, répondre avec assurance aux questions des visiteurs :
- Bien sûr qu'on peut approcher la villa. On peut même y entrer, si on a des affaires à traiter avec les autorités de la ville, expliquait-il aux nouveaux arrivants, avec une pointe de condescendance.
Il se faisait même guide touristique, ou organisateur de soirées :
- Les bains chauds sont accessibles aux hommes aux heures paires, et aux femmes aux heures impaires. On peut boire un jus de fruit frais en attendant, dans le bar à côté.
Mais beaucoup parmi les étrangers l'interrogeaient sur le nazgar d'Arcande, et là, Arthen n'avait pas de réponse...
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Obstiné, il essaya de questionner sa mère et son oncle sur l'identité du nazgar d'Arcande.
- Vous ne voulez pas me dire qui il est, mais je parie que vous le savez, vous ! attaqua-t-il un soir au culot, l'air accusateur.
Son oncle leva les bras au ciel et afficha une mimique à la fois agacée et résignée. Arthen se dit qu'il n'avait peut-être pas choisi le bon moment ; ou alors, l'insistance de son neveu commençait à lasser Siohlann...
Pourtant, il déroula sans énervement apparent le fil de son raisonnement :
- En toute logique, il faut que le moins possible de personnes sachent qui il est. Donc, même si moi, je le savais, je ne l'avouerais pas, et partagerais encore moins mes connaissances avec toi. Si des télépathes fréquentent Arcande, et apprennent son identité des esprits mal protégés des humains ordinaires, le secret sera éventé !
Arthen suivit la démonstration bouche bée. Ce genre de raisonnement aurait épouvanté son oncle Lestrenn, qui détestait tout ce qui touchait aux télépathes. Arthen, lui, n'avait pas d'opinion bien arrêtée sur eux. Sa mère et Siohlann lui avaient plusieurs fois expliqué que les « paths » n'étaient pas responsables de leurs capacités : ils naissaient de parents ordinaires, grandissaient, se croyaient normaux jusqu'à l'adolescence, puis découvraient avec horreur qu'ils se mettaient à « entendre » les émotions et les pensées des autres. Ils devaient alors partir, s'isoler jusqu'à acquérir un peu de contrôle, quand ils ne se faisaient pas tout bonnement chasser de chez eux. En définitive, malgré leurs dons d'espions, ils étaient plus à plaindre qu'à blâmer.
Mais le garçon ne se laissa pas distraire longtemps par les arguments de Siohlann sur les télépathes, qu'il soupçonnait d'être destinés à l'écarter de son sujet.
- Mais pour ceux qui savent, Sio, qu'est-ce qu'il se passe ? Parce que Neilon et Tenzem, eux, ils savent forcément... Est-ce que le nazgar protège leur esprit ? suggéra-t-il, mû par une intuition soudaine.
Siohlann acquiesça en poussant un soupir excédé, alors qu'Oanell se mettait à rire.
- Eh ! Arrête d'être aussi fière de ton fils ! se renfrogna Siohlann. Il est capable de raisonner, mais sur ce sujet-là, ça n'apportera que des ennuis. Écoute-moi, Arthen ! Quand on débarque quelque part, on doit d'abord s'informer, plutôt que de poser des questions à tort et à travers. Ici à Arcande, personne ne pose de questions sur l'identité du protecteur de la ville. Il n'y a que les voyageurs et les étrangers qui le font. Les gens d'ici ne veulent pas de la vérité, car elle risquerait de détruire leur fragile équilibre. Je ne veux plus que tu poses de questions. Tu as compris ?
Arthen hocha la tête, repensant à la conversation avec sa mère quelques jours plus tôt. Siohlann venait de lui confirmer ce qu'il avait compris. Le secret du nazgar était bien gardé, par toute une ville anxieuse...
Pourtant il n'avait pas envie d'abandonner. Et si tout était lié ? Le protecteur, Arcande, les Spatiaux, et son père ? À vrai dire, Arthen ignorait d'où il tenait cette intuition qui ne le lâchait pas : l'intuition qu'en trouvant le nazgar, il ferait un premier pas vers des informations sur ses origines.
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Dans les jours qui suivirent, Arthen mit en pratique le conseil de son oncle. En servant le soir au bar, il ouvrit grandes ses oreilles, et écouta les conversations, en notant ce qui se disait, et en réfléchissant à ce qui ne se disait pas. Deux sujets auxquels lui, Arthen, pensait sans arrêt ne figuraient jamais dans les discussions des citadins d'Arcande : le nazgar - mais cela, il savait pourquoi -, et les Spatiaux !
Plutôt que d'interroger Oanell ou Siohlann, peu bavards eux aussi sur les Spatiaux, il s'adressa à Djéfen. Son nouvel ami avait toujours vécu à Arcande, il était d'une curiosité insatiable et il se vantait souvent (c'était son principal défaut) de tout connaître. Il ne fut d'ailleurs pas désarçonné par la question d'Arthen :
- Les gens ont la frousse, tout simplement ! Les Spatiaux sont venus, avec leur technologie si avancée qu'elle paraissait magique, et ils étaient décidés à rester. Pourtant, ils sont partis, très vite, sans explications. Les gens d'ici se sont figuré que les Spatiaux avaient été effrayés.
Djéfen avait pris un ton de confidence, en appuyant sur le mot effrayé.
- Effrayés par quoi ? Par les nazgars ?
- Sûrement pas, le contredit Déjfen, parce que s'ils avaient eu peur des nazgars, ils ne seraient pas restés plusieurs années. Et ils n'auraient pas construit Arcande.
- Alors quoi ? s'impatienta Arthen.
- Ça, on l'ignore. Ou si certains le savent, ils l'ont gardé pour eux. Alors, comme on ne sait pas, les gens ont imaginé que des créatures horrifiques avaient fait fuir les Spatiaux.
Djéfen mimait d'inquiétantes formes avec ses mains, et parlait sur un ton de conteur, tout entier dans son histoire. Il s'amusait visiblement à ce récit, qu'il distillait à coup de phrases bien tournées.
- Ouais, après tout, entre les nazgars et les alters, ce ne sont pas les monstres qui manquent ici ! ironisa Arthen, pas rassuré malgré tout.
- On a déduit de tout ça qu'il valait mieux se taire, effacer tout, jusqu'au souvenir même de cette visite. Il fallait éviter attirer la curiosité de ces monstres, épouvantables au point d'avoir fait détaler comme des lièvres tremblants des humains détenteurs d'une technologie bien plus avancée que les terriens, humains ou même nazgars...
Il finit son histoire sur un ton grandiloquent, qui fit sourire Arthen, tellement il lui paraissait exagéré.
- Pff ! Tu y crois, toi ?
Djéfen redevint sérieux. Il leva les mains, paumes vers le ciel, en un geste de perplexité.
- Je n'ai rien entendu d'autre en tout cas, s'excusa-t-il. Et ce qui est sûr, c'est qu'ici, tout le monde respecte cette règle du silence.
- Mouais, sauf toi !
Djéfen se troubla légèrement, mais retrouva vite sa contenance :
- Eh, tu as demandé, non ? Ne te plains pas d'avoir des réponses, même si elles ne te plaisent pas...
Arthen secoua la tête, incertain. Est-ce que tout ça avait un sens ? Peut-être bien après tout... Qui savait quelles autres créatures se cachaient encore sur terre ?
Le garçon se sentit frustré. Il avait tant attendu de cette visite à Arcande, la ville des Spatiaux ! Ce qu'Oanell et Siohlann lui taisaient, il avait espéré l'apprendre ici. Et voilà que la ville entière semblait s'être liguée contre lui. Tous ces secrets accumulés, en couches bien tassées, ça finissait par être suffocant !